Topographies perecquiennes
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1. l h b tude Il devient aveugle asocial obs d par ce qui prend les allures d un combat la vie et la mort avec Winckler A plusieurs reprises Perec disqualifie le projet de son personnage le r duisant une lourde affaire de monomanes g teux ressassant leurs histoires feintes et leurs pi ges mis rables 270 En r alit Bartlebooth est une figure plus qu ambigu d un c t on peut y voir un avatar de Perec dans son d sir de structurer l espace de donner son apparente h t rog n it une coh sion et une forme Le puzzle pourrait tre tenu en quelque sorte pour la r ponse une angoisse existentielle de la dispersion car la raison t l ologique de son existence est la perspective de sa recomposition Mais dans La Vie Mode d emploi il se retourne contre celui qui a mis en place cette m canique d faire et refaire l espace la perspective rassurante de la reconstitution fait place la hantise de ne savoir comment d jouer ses pi ges et le programme de destruction de l Anglais est en quelque sorte pris de cours noyaut l int rieur de lui m me par une tierce personne La pi ce manquante du dernier puzzle n est pas un clinamen dans le syst me mais le symbole le plus criant de l chec du vieil homme qui a perdu dans sa folle tentative de dominer et contr ler la mani re dont l image du monde se d pose sur la mati re En revanche chez Perec auteur la polygraphi2. XIII participent l encore de la projection d un enracinement spatio temporel dans les murs de l immeuble o les g n rations successives se perp tuent d posent leur m moire leurs souvenirs et leurs l gendes Mais Perec prend le soin de verser dans ses micro histoires des indications r elles comme en t moigne dans la chronologie la juxtaposition tranquille d v nements historiques et de dates imaginaires li es aux vies de ses protagonistes Plus qu un ancrage de la fiction dans le r f rentiel on pourrait lire cette coexistence comme une mani re d inscrire dans les destin es individuelles les ondes de choc engendr es par les catastrophes historiques Les cat gories sociales sont elles aussi marqu es il existe une subtile hi rarchie entre les anciens et les nouveaux et des castes implicites comme en t moignent de vieilles survivances architecturales une entr e de service un escalier des ma tres 265 et surtout une porte vitr e entre les tages nobles et les combles marque discr te et terriblement tenace d une diff rence 266 entre les domestiques les pauvres les tudiants et les autres En ce sens l immeuble est une sorte de millefeuille sociologique o se m langent jeunes couples arriv s vieux aristocrates artistes et bourgeois petits artisans et hauts fonctionnaires Il raconte l histoire d une France de l apr s guerre partag e entre appartements v tustes
3. se laisser poss der par lui le fuir y revenir s y cacher s y montrer Au del de ses contraintes et de sa construction subtile la prouesse du roman est aussi d avoir su montrer la vari t des liens qui peuvent se tisser entre un tre et le lieu dans lequel il vit Le voyage g ographique se double par ailleurs d une exploration diachronique Perec a fait figurer la fin de son roman une chronologie de 8 V ronique MONT MONT pages qui couvre un intervalle temporel de 142 ans Pourtant la description des diff rentes pi ces est suppos e se d rouler la m me heure et au m me moment le 23 juin 1975 huit heures du soir Pour superposer les paisseurs temporelles dans cet instant T le romancier a donc puis les couches locatives dans plusieurs cas lorsque le roman s arr te dans un appartement il embraye sur l vocation du pr c dent voire de l ant p nulti me occupant L appartement de Rorschash permet ainsi d voquer le premier propri taire de l immeuble Juste Gratiolet dont les plus vieux habitants ont connu le fils Emile 551 et dont certains descendants vivent encore l Bartlebooth sans doute le personnage le plus farouchement solitaire du roman est pour sa part rattach son grand oncle James Sherwood dont la date de naissance 1833 constitue le point de d part de la chronologie perecquienne Ces filiations mariages descendances celle du Docteur Dinteville remonte Louis
4. Celui ci est bas sur le fonctionnement d une sextine am lior e en pseudo quenine d ordre dix Georges PEREC La Vie mode d emploi 1978 Le Livre de Poche 2003 p 22 Toutes les indications de page sans mention d ouvrage renverront par d faut ce roman Topographies perecquiennes celles de Saint Di et de Dieppe et la pr cision de ces descriptions va jusqu la reproduction de l inscription litigieuse et de ses hypoth tiques reconstitutions Cyrille Altamont a quant lui affich dans son bureau un portulan ancienne carte maritime servant la navigation dont l intitul est l encore reproduit en fac simil 393 ce document n est autre que celui mentionn dans Les Choses qui a longtemps orn le mur du bureau de Perec Cette passion cartographique de toute vidence n est pas seulement le fait des personnages elle t moigne du souci permanent qu a l auteur de penser l espace de le classer de le nommer et de le r pertorier Demeure la conscience toutefois que ces inventaires demeurent fragiles s miologiquement instables comme en t moignent les portulans de Bartlebooth o le Nord est en bas Ce changement d orientation d truisait chaque fois compl tement sa perception habituelle de l espace et faisait par exemple que la silhouette de l Europe famili re tous ceux qui ont fr quent ne serait ce que l cole primaire se mettait ressembler quand on la faisait pivo
5. est pour lui le lieu de l absence de lieu le non lieu le nulle part L espace de W lui s inscrit d embl e dans l utopie Sur cette le concentrationnaire les athl tes sont encha n s leur dortoir ne poss dent rien sauf les simulacres de troph es de leurs exploits Ils sont priv s de famille de nourriture d intimit d amour de dignit et m me de nom L immeuble de la rue Simon Crubellier est en partie une r ponse ce fantasme gla ant de la d possession il est ancien massif lourd d histoire s plein d objets d coup en espaces soigneusement privatis s La structure du roman l inverse des utopies et des no man s land est fondamentalement topologique Elle utilise l espace scripturaire pour planifier et celui du jeu d checs pour mod liser son d placement elle fait aussi du lieu un sch me narratif indispensable dans la mesure o les r cits des vies sont articul s les uns aux autres par la co pr sence de leurs protagonistes au m me endroit Embarquement g ographique travers e temporelle exploration sociale l criture lente et minutieuse collection abandonn e aux m andres d une sorte d hypophysique de l infra ordinaire entreprend partir de ce point de rep re d num rer son poque et dans une dynamique concentrique t che d embrasser le monde dans ce que Perec appelle sa concr tude EE 156 Mais l entreprise malgr sa planifi
6. suis n p 87 Topographies perecquiennes liste des locataires la boutique de Madame Marcia les caves la chaufferie la machinerie de l ascenseur 280 Mais le rempart de l ordre cr par la disposition raisonn e du b timent est insuffisant juguler l angoisse de la dispersion Le carr de l chiquier s miette se pulv rise s effondre laissant entrevoir des profondeurs obscures Val ne le peintre qui est en quelque sorte l me de la maison imagine cette derni re comme un iceberg dissimulant une ville enterr e avec ses machines ses mat riaux ses routes ses trains ses fonctionnaires ses mines ses tuyauteries ses tr fonds ses r seaux d ordinateurs La machinerie de l ascenseur devient l outil d une descente aux enfers fantasmagorique qui d bouche dans les entrailles sauvages de la terre et renoue avec une sorte de primitivit mythologique et tout en bas un monde de cavernes aux parois couvertes de suie un monde de cloaques et de bourbiers un monde de larves et de b tes avec des tres sans yeux tra nant des carcasses d animaux et des monstres d moniaques corps d oiseau de porc ou de poisson et des cadavres s ch s 429 Dans cette projection l immeuble se transforme en corps mouvant et vivant dont cet enfer pourrait figurer l inconscient Sa description minutieuse les quarante deux charges qui r gissent chaque chapitre sa structure loi ne peuvent e
7. Marquiseaux sont des tudiants d sargent s qui d couvrent l opulence tandis que Simpson l tudiant en histoire se clochardise Les murs sales ou repeints de frais les miroirs f l s ou les gravures impeccables sont les t moins de ces passages parfois institutionnalis s par des travaux L exemple le plus embl matique est sans doute celui de Madame Moreau qui fait am nager un appartement dernier cri destin servir de lieu de r ception pour ses clients trangers La cuisine est un petit bijou technologique un laboratoire culinaire en avance d une g n ration sur son poque 379 Mais la cuisini re Gertrude renvoie ces appareils qu elle juge barbares et inutilisables tout comme Madame Moreau continue vivre dans sa chambre modestement meubl e Au del de l aspect symbolique dont sont charg es les choses leur pr sence surabondante dans le roman mod lis e par l impressionnant tableau des listes s inscrit dans une logique de l exhaustion de l puisement comme le note Claude Burgelin l uvre perecquienne est comme une r citation du monde de ses milliers d objets et d images dans un bonheur constant de l num ration de toutes ces traces que produit et rejette constamment une soci t 3 R inventer l origine La pr occupation topographique est plus qu une constante chez Perec elle est une v ritable hantise Plusieurs de ses uvres ou projets sont aim
8. Topographies perecquiennes Topographies perecquiennes V ronique MONTEMONT ATILF CNRS Nancy Comment faire entrer le monde entier dans un livre Telle est la gageure que semble s tre fix e Georges Perec avec La vie mode d emploi romans au pluriel qui retracent en 99 chapitres les vies simples ou aventureuses fascinantes ou banales des locataires d un immeuble parisien Etrange histoire dont le protagoniste est en v rit un difice que le r cit transforme en espace organisateur mais qui se r v le en m me temps mosa que romanesque millefeuille sociologique concat nation d histoires individuelles fictives et d l ments r els La vie mode d emploi s inscrit dans le tropisme topologique qui hante de mani re plus ou moins avou e toute l uvre de Perec Le lieu chez cet crivain joue un r le polyvalent observatoire de la vie outil d une m moire perdue ou utopie o se met en sc ne l horreur concentrationnaire il est la fois absence et pr sence rep re et angoisse terra plus oui moins incognita que l criture permet de baliser Avec La vie mode d emploi l espace du livre devient le lieu d un embo tement de contraintes directement en prise dans leur superposition avec le discours architectural Il a fallu dix ans de travail Perec et un cahier des charges d une complexit extraordinaire pour assembler les briques de ce monument narratif dont l organisation a t pens e
9. aissance Jeu de trompe l il d illusion cartographie mensong re le puzzle devient petit petit une sorte de lutte pre avec son concepteur un abondant r seau lexical de la ruse et du pi ge est l pour en t moigner A plusieurs reprises gr ce la liste Jeux et jouets Perec introduit des mentions qui renvoient en m me temps la di g se et la m tadi g se qu il s agisse d un jeu de solitaire Au dessus du divan un portulan occuperait toute la longueur du panneau Georges PEREC Les Choses 1965 10 18 1993 p 9 7 Bernard MAGN Le puzzle mode d emploi Petite prop deutique une lecture m tatextuelle de La Vie mode d emploi de Georges Perec in Perecollages 1981 1988 Presses Universitaires du Mirail 1989 p 33 59 V ronique MONT MONT d une figure de go ou m me d un chiquier complet reproduisant une partie en cours 395 tous ont en commun de repr senter une forme symbolique et raisonn e de l espace car le d placement sur leur surface est par nature strat gique Leur g om trie n est toutefois pas sans danger comme le montre l allusion l officier allemand assassin pendant qu il joue aux checs 236 Le puzzle s inscrit aussi une th matique mortif re et l entreprise de Bartlebooth au fur et mesure qu elle progresse se transforme en obsession d l t re il ne mange plus ne dort plus cherchant assembler les pi ces jusqu
10. ant s par un lieu pr cis Tentative d puisement d un lieu parisien consiste ainsi en la description totale de la place Saint Sulpice le 18 octobre 1974 On retrouve ici en r duction le m me genre de hic et nunc que celui qui fixe le projet narratif de La vie mode d emploi Perec s appuie sur des listes descriptives qui renvoient des choses enseignes objets voitures mais aussi des pratiques urbaines comme le num ro et la destination des lignes de bus ou des publicit s La trace de cette stabilisation est encore plus nette dans le projet intitul Lieux que Perec a d crit Maurice Nadeau dans une lettre de 1969 l id e consistait d crire pendant douze ans une fois in situ et une fois de m moire douze lieux parisiens qui ont compt pour lui Il souhaitait ensuite ouvrir les enveloppes dans lesquelles il enfermait ses descriptions d un seul coup en 1980 8 Claude BURGELIN Georges Perec Seuil Les Contemporains 1990 p 13 3 Georges PEREC Tentative d puisement d un lieu parisien 1975 Christian Bourgois 2000 p 34 V ronique MONT MONT Je n ai pas une id e tr s claire du r sultat final mais je pense qu on y verra tout la fois le vieillissement des lieux le vieillissement de mon criture le vieillissement de mes souvenirs ibid p 59 On trouve une trace de ce projet dans une description de la rue Vilin dans le XXe arrondissement o l aute
11. cation complexe et l inventaire extraordinaire qu elle propose reste min e par la faille initiale L espace est un doute crivait Perec EE 179 Une importante partie de son travail a consist donner du sens cette incertitude et relever en crivant son histoire des ruines identitaires qui lui ont tenu lieu d h ritage 5 R gine ROBIN Georges Perec Le Deuil de l origine Presses Universitaires de Vincennes 1993 p 220 16 Georges PEREC Entretien avec Ewa Pawlikowska Litt ratures n 7 printemps 83 p 75 76 17 Georges PEREC Ellis Island 1980 POL 1995 p 57 Jean Jacques THOMAS Du hareng saur au caviar ou l autoportrait bien ordinaire selon Georges Perec Cahiers Georges Perec n 9 mai 2005 10 Topographies perecquiennes 31401 signes 11
12. cription g n rale de la vie du b timent dans le chapitre liminaire l exploration minutieuse de chacune des pi ces L agent immobilier est le premier maillon d une cha ne de figures cadastrales que l on retrouve au travers d un grand nombre d objets dont la fonction premi re est d inventorier l espace Leur apparition est r gl e par un item de la 9 liste cartes et plan et parfois la pr sence de ces derniers se r duit effectivement une simple mention un plan du m tro parisien 40 un vieux globe terrestre en carton 198 une carte de Namur 430 Mais plusieurs reprises ces l ments font l objet d une description plus pouss e Tout le chapitre 80 est ainsi fond sur la d couverte de la premi re carte qui aurait servi baptiser l Am rique ici au c ur d une controverse entre savants pour l crire Perec s est renseign de mani re extr mement pr cise sur les diff rentes coles de cartographie en particulier Georges PEREC Quatre figures pour La Vie mode d emploi in OULIPO Atlas de litt rature potentielle Gallimard 1981 Folio Essais 1998 p 389 La petite fille de la page 295 et de la page 394 en est seule responsable crit Perec ibid p 390 Il fait allusion au personnage d une petite fille qui croque le coin d un petit beurre la case omise se trouve croqu e elle aussi dans le coin inf rieur auche du plan
13. dans ses moindres d tails De la micro g ographie des appartements aux p r grinations de ses locataires le 11 de la rue Simon Crubellier se retrouve au centre d un cercle concentrique qui finit par englober le monde entier La probl matique de la situation spatiale l opposition entre hypertopie et atopie est caract ristique de l uvre de Perec l immeuble figure inverse de l utopie de W est aussi l outil dont l crivain se sert pour offrir un ancrage ses personnages et pour compenser l ingu rissable blessure identitaire qui est la sienne 1 Organisation La Vie Mode d emploi a t organis e selon une triple contrainte Son cahier des charges dit et comment par Hans Hartje Bernard Magn et Jacques Neefs permet de lever le voile sur l extr me difficult de l entreprise En effet Perec est parti du mod le d un chiquier port dix cases sur dix chaque case repr sentant une pi ce et chaque pi ce un chapitre Il s agit Hans HARTJE Bernard MAGN Jacques NEEFS Cahier des charges de La Vie mode d emploi CNRS Editions Zulma 1993 V ronique MONT MONT d explorer ce territoire fictif de mani re exhaustive sans toutefois laisser la succession des chapitres au seul hasard Perec utilise donc un probl me bien connu des math maticiens et des joueurs d checs la polygraphie du cavalier Il s agit de se d placer en utilisant le mouvement du cavalier
14. e du cavalier d bouche sur une r ussite ajout e aux deux autres contraintes qui auraient pu par la somme de leurs difficult s cumul es grever la narration elle permet au contraire de cr er un ordre souterrain mais structurant vrille autour de laquelle s enroule un tissu narratif aussi vari et composite que la vie elle m me 2 Le tour du monde en 99 chapitres Il n est pas innocent que Jules Verne fasse partie de la liste Citation A sa mani re le roman se place sous le patronage de ce grand explorateur de l imaginaire il y avait du Phil as Foog en Bartlebooth 79 Certes le roman se passe tout entier dans un immeuble mais il trouve mille et une mani res d en sortir Ainsi la liste Lieu couvre t elle tous les continents l exception de l Oc anie contrainte int ressante que celle qui consiste citer une fois par chapitre un endroit qui sera parfois aux antipodes de la rue Simon Crubellier Pour y parvenir Perec a utilis tous les objets qu il avait sa disposition Les l ments iconographiques extr mement nombreux introduisent jusque dans les chambres de bonne les endroits les plus improbables le temple d Angkor Vat chez Jane Sutton 62 ou une photo Topographies perecquiennes andine chez les Louvet 212 Mais la contrainte est rapidement subsum e et d pass e dans des figures embl matiques celles des globe trotters tonnamment nombreuses ce qui nous conduit dire
15. e l crivain son personnage il y a quelque chose de la passion n vrotique de Bartleooth assembler ses puzzles dans le d sir perecquien qui consiste vouloir r pertorier cartographier organiser d crire L criture hyperstructur e s assigne la t che puisante de contrer la mort les morts R gine Robin se 5 Claude BURGELIN op cit p 177 4 Ibid p 190 V ronique MONT MONT fondant sur les allusions faites par Pontalis l analyse de l crivain voit m me dans la dynamique accumulative de l criture le contrepoint de la chambre gaz o a peut tre p ri Cyrla Perec Ce vide cet irrepr sentable il n a jamais essay de le raconter ou de le mettre en sc ne de le figuraliser mais m taphoriquement ou m tonymiquement par d placement par la trituration des mots l exhaustion de la langue il a tent de remplir cette chambre la remplir d objets de traces de bribes de listes d effets A propos de L Arbre un projet de reconstitution de l histoire de sa famille Perec d clarait Ewa Pawlikowska Je n ai pas de maison de famille je n ai pas de grenier comme on dit je n ai pas de racines je ne les connais pas Je suis all dans le village au berceau de ma famille comme on dit il n y avait rien retrouver 6 Ce rien de toute vidence l a hant et est l origine du voyage qu il a effectu Ellis Island l le des larmes qui
16. et quipements sophistiqu s parquets b tons rompus et mat riaux dernier cri qui d couvre l attrait irr sistible de la possession mat rielle et du confort moderne Le rapport de Perec aux objets sa fascination m me est retranscrit et approfondi dans La Vie mode d emploi qui comporte plusieurs listes qui leur sont consacr es style meubles petits meubles fleurs bibelots Les Choses portaient comme sous titre Une aventure des ann es 60 La Vie mode d emploi pourrait quant elle s intituler Histoire de l habitat des ann es 70 tant sont nombreuses et exhaustives les descriptions de l environnement de la d coration et de mat riaux qui nous paraissent aujourd hui trangement d mod s ska blanc linol um 407 formica 417 papier fleurs plastifi 538 Ces l ments n ont pas seulement un r le fonctionnel ou esth tique on conna t l int r t de Perec pour tout ce qu il a appel l infra ordinaire et dans lequel on peut ranger les menus objets de la vie quotidienne D crire l am nagement int rieur sa mode ses tics ses Topographies perecquiennes obsolescences c est l aussi s ancrer dans une m moire collective qui n est plus v nementielle mais sociale car elle renvoie des pratiques consum ristes Les int rieurs permettent galement de voir comment s op re un d classement vers le haut ou vers le bas certains protagonistes comme les
17. n de descriptions pouvait compenser le d racinement initial Les locataires de la rue Simon Crubellier ont effectu tout ou partie des deux cents infinitifs du texte intitul Emmenager EE 71 72 ils y ont inscrit les gestes de la quotidiennet ont repeint d cor accroch tableaux et cartes postales au mur rang leur menus tr sors dans des bo tes en fer blanc En ce sens ces appartements clos verrouill s dans l espace par tout le syst me topographique interne du plan et de l chiquier et les objets qu ils enferment ont une fonction matricielle et rassurante Les figures cadastrales voqu es plus haut le r gulent et l encadrent allant jusqu l enfermer dans sa propre repr sentation comme dans le tableau r v du peintre Val ne mise en abyme qui ouvre sur linfini Il se peindrait en train de se peindre et autour de lui sur la grande toile carr e tout serait d j en place la cage de l ascenseur les escaliers les paliers les paillassons les chambres et les salons les cuisines les salles de bains la loge de la concierge le hall d entr e avec sa romanci re am ricaine interrogeant la 1 Georges PEREC lettre Maurice Nadeau du 7 juillet 1969 in Je suis n Seuil Librairie du XXe si cle 1990 p 59 Georges PEREC Esp ces d espaces 1974 Galil e 2000 p 179 nous abr gerons en EE 1 Georges PEREC Le travail de la m moire entretien avec Franck Venaille in Je
18. n masquer la secr te fragilit la p rissabilit Comme la rue Vilin il va mourir livr la convoitise des promoteurs immobiliers la m me fi vre qui a fait surgir de terre ces immeubles s acharnera d sormais les d truire 167 Menace ext rieure la mort s inscrit de surcro t de mille et une mani re l int rieur des murs Dans les destin es individuelles souvent marqu es par la trag die puisqu assassinats suicides vengeances et autres morts violentes reviennent une fr quence statistique lev e dans la vie des protagonistes Mais aussi dans le projet fondateur de Bartlebooth qui se r v le en r alit tre une formidable entreprise de mort que Claude Burgelin n a pas h sit comparer la folie exterminatrice des nazis Le personnage de l Anglais est au carrefour des intrigues du roman et il pr sente des traits contradictoires qui en font le d positaire des tensions constitutives de l criture de Perec En effet ce bourreau est en m me temps victime de Winckler et meurt avec dans la main la fameuse pi ce en X alors que manque un W vident rappel de l utopie concentrationnaire de W ou le souvenir d enfance Son tour du monde le rattache la famille des errants du roman derri re laquelle se profile parfois explicitement celle du Juif errant mais il termine sa vie dans une r clusion obsessive On ne peut exclure non plus un processus identificatoire partiel d
19. que leur r surgence n est pas seulement le fruit d un imp ratif de construction En effet plusieurs protagonistes ob issent une force centrip te qui les pousse se disperser g ographiquement selon divers modes qui vont du d placement forc au voyage d agr ment en passant par l errance Parfois c est l histoire avec sa grande Hache qui les arrache la stabilit de l immeuble c est le cas de Paul H bert d port Buchenwald 156 ou de Madame Appenzzell qui doit s enfuir la veille d une rafle Dans d autres cas des personnages partent l aventure pour essayer de faire fortune Rorschasch figure ironique d un Rimbaud manqu s en va trafiquer divers mat riaux en Afrique 69sq tandis que Ferdinand Gratiolet s puise au Cameroun vouloir faire fructifier une mine qui lui a t l gu e 109 Mais on trouve aussi des voyageurs compulsifs comme l actrice Olivia Norwell qui attaque son cinquante sixi me tour du monde le docteur Dinteville qui court les biblioth ques d Europe pour diter le manuscrit de son a eul Elizabeth Breidel condamn e une fuite d sesp r e car elle est traqu e par le p re de l enfant qu elle a laiss se noyer et bien s r Bartlebooth sur le cas duquel nous allons revenir Les destin es de ces errants fussent ils richissimes sont la plupart du temps marqu es du lourd sceau de l chec ou du d sespoir le d placement r sulte pre
20. sque toujours d une fracture personnelle que le voyage ou la fuite sont impuissants r parer Ces d placements par ricochet donnent lieu une s rie de voyages secondaires parcours immobiles r v s partir d objets de traces de photographies c est par exemple Winckler dont la derni re activit consistera contempler les cartes postales envoy es par le majordome de Bartlebooth au fil de leurs p r grinations ou dans un autre registre symbolique L on Marcia qui coute nuitamment des programmes crachotants venus du bout du monde 269 A ce mouvement centrip te r pond une force centrifuge qui attache les destin es l immeuble avec obstination Elle est incarn e par les personnages des reclus volontaires ou non clou s au lit par la maladie comme Madame Moreau condamn s la chambre de bonne par pauvret ou d pression comme Gr goire Simpson s questr s comme la Lorelei 369 L immeuble peut aussi jouer le r le du refuge du port vers lequel on revient apr s une travers e plus ou moins p nible Elzbieta Orlowska la belle Polonaise y panse les plaies d un mariage mixte malheureux Pour les uns la b tisse est une prison un lieu de promiscuit insupportable qui rend fou Pour d autres comme Val ne il devient le point de rep re absolu le lieu o l on d cide de faire sa vie sans plus jamais en partir Y habiter c est donc tour tour l aimer le subir en prendre possession
21. sur toutes les cases de l chiquier sans jamais repasser deux fois par la m me avec cependant un clinamen la 66 case une cave n est pas visit e par le livre ce qui aboutit un parcours en 99 chapitres La r gulation de l espace ne lui suffisant pas Perec compose une s rie de 21 paires de listes de dix l ments soit 420 au total distribu s gr ce un bi carr latin d ordre dix qu il r organise selon un algorithme de permutation Toutes ces mod lisations math matiques passent par une spatialisation comme en t moigne le dossier de gen se du cahier des charges alourdi de tableaux de plans et de listes ce qui repr sente une autre mani re de g rer l espace cette fois m taphorique de la narration A cette armature ext rieure d j fort complexe r pond une spatialisation interne qui se d bo te en un jeu presque infini de poup es russes En effet le roman fourmille d outils de situations de plans de rep res Le premier chapitre du livre d crit un agent immobilier venu visiter un appartement vacant La femme tient dans sa main trois plans l un qui lui permet de localiser l immeuble dans le quartier l autre qui est un plan en coupe de l difice reproduit en fac simil la fin du livre et le plan de l appartement de Winckler qu elle vient redessiner 23 Cet effet de zoom est une pr figuration du parcours que le roman a m nag au lecteur qui va passer de la des
22. ter de quatre vingt dix degr s vers la droite l ouest devenant le haut une esp ce de Danemark Et dans ce renversement minuscule se dissimulait l image m me de son activit de poseur de puzzle 459 460 Le lien est ici fait de mani re explicite avec une autre m taphore du roman qui forme le noyau de sa di g se celle du puzzle Il n est pas question d explorer ici la richesse m tatextuelle de cette figure finement analys e par Bernard Magn mais d examiner la tension que cr e cet objet g om trie variable En effet la pulsion cadastrale qui fixe encarte trace mesure s oppose toujours la hantise de la vacillation du fragment de la dispersion Le puzzle est l interface de ces deux appr hensions spatiales concomitantes et contradictoires en morceaux il n est qu un amas d l ments inertes amorphes pauvres de signification et d information 19 une fois reconstitu il repr sente au contraire un espace supr mement organis dont les moindres assemblages sont le fruit d une r flexion Derri re chaque d coupe se cache une strat gie Chaque puzzle de Winckler tait pour Bartlebooth une aventure nouvelle unique irrempla able 398 Fa onn es pour voquer la d coupe de l Australie ou l Afrique ou l Angleterre 399 les pi ces sont impossibles placer si l on ne pense pas les faire pivoter ce qui va l encontre du r flexe naturel de reconn
23. ur a habit avec ses parents durant son enfance on y assiste ann e apr s ann e la valse des expropriations des fen tres bouch es des destructions ce qui forme en somme l agonie d un endroit Le projet Lieux a t abandonn mais on voit plus clairement sa lumi re de quel poids affectif et biographique se charge le rapport l espace chez Perec Il est directement en prise avec la question de la m moire individuelle et notamment de la m moire de l enfance troitement attach e aux endroits o l on a v cu Comme l auteur l crit dans Esp ces d espaces J aimerais qu il existe des lieux stables immobiles intangibles intouch s et presque intouchables immuables enracin s des lieux qui seraient des r f rences des points de d part des sources Or pour lui le d racin de tels lieux n existent pas Il est n d un couple de Juifs polonais venus s installer en France a perdu son p re pendant la d b cle puis sa m re rafl e et d port e Auschwitz Il a t cach Villard de Lans pendant la guerre il a d m nag Paris chez son oncle puis a vu mourir le quartier de son enfance Ces traumatismes expliquent au moins en partie une exigence presque compulsive de se situer la fois dans l espace et dans le temps qui va de pair avec une phobie d oublier l crivain avait m me pr vu un inventaire des chambres o il avait dormi comme si l accumulatio
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