Déçu en bien » ou l`étonnement comme pratique
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1. pine des jugements sur soi m me des taillis inextricables des commentaires int rieurs des futaies denses des exigences du moi Difficile de se frayer un chemin l dedans de simplement tre l attentif ce qui est dans sa saveur toujours renouvel e Notre compagnie travaille depuis maintenant dix ans dans le m me local Sur le sol le m me vieux tapis qui s ance apr s s ance n en finit pas de vivre des m tamorphoses A chaque passage les clowns s tonnent de voir le tapis tout autrement qu ils l avaient vu jusque l et ceux qui regardent s tonnent qu il soit encore possible de faire du neuf avec ce vieux machin poussi reux Le ressort de cette cr ativit est une forme de confiance Confiance en ce qui est plus que confiance en soi il y aura toujours quelque chose vivre quelque chose surgira du dehors et du dedans qui donnera du grain moudre condition de rester disponible et attentif Mais cette qualit d attention a ses condi tions L attention est ici la fois le but et le chemin L attention ce qui est Pour qu une clairi re de disponibilit s ouvre il ne faut pas radiquer les jugements et les ruminations Il faut en prendre conscience les regarder jouer avec les donner son clown qui n est pas dupe lui des exigences de pres tance de performance d efficacit Le clown sait vivre avec le doute le d sarroi le ratage Il s2. tL0Z 002Z U JLNINYWY3d NOILY NAI
3. est un lieu commun Il en va de m me pour le clinicien dont on r p te l envi qu il ne reste disponible la singularit de ce qu il rencontre qu la condition d tre capable de suspendre pour se laisser surprendre les th orisa tions qui lui servent de rep re Le r le de la pens e et donc de la capacit s tonner de ce qui est dans la vie de tous les jours au travail et ailleurs est moins c l br C est pourtant sur ce terrain celui du quotidien que les ravages de la non pens e sont les plus impressionnants L tonnement une hygi ne de la relation l autre L tonnement en effet ne sert pas seulement se poser de bonnes questions scientifiques ou philosophiques C est d abord au quotidien un rempart contre la violence ordinaire qui autorise croire que l on sait pour l autre ce qu il est ce qu il vit ce qui est bon pour lui ce dont il a envie ou besoin Cela bien s r n est pas sans rapport avec les questions philosophiques essentielles qu voque Hersch L autre par nature est singulier et changeant Or nous dit la philosophe dans l exp rience nous avons toujours affaire au changement Le changement viole sans cesse le principe d identit C est tr s g nant En un certain sens on peut dire que les hommes se divisent en deux groupes ceux qui veulent toujours avoir raison contre ce qui se passe dans l exp rience et ceux qui sont au contrai
4. assume fragile vuln rable incoh rent Et c est cette capacit s as sumer tel qu il est qui lui donne au bout du compte la stabilit l enracinement dans le corps la s curit int rieure qui permettent d tre v ritablement attentif capable d tonnement EDUCATION PERMANENTE n 200 2014 3 h EDUCATION PERMANENTE n 200 2014 3 CHRISTINE REVUZ A inverse c est un travail syst matique sur l attention base d exercices ludiques accessibles tous qui permet de prendre conscience de l indisponibilit fonci re qui est notre tat de base et qui aide progresser vers plus de pr sence ses sensations ses perceptions ses pens es Ces exercices sont simples dans leur principe ils permettent une prise de conscience et des progr s rapides Ils ouvrent cependant pour les stagiaires un espace de travail insolite lancer dans un cercle de participants des balles imagi naires de couleurs diff rentes en faisant en sorte de ne pas les perdre d crire les yeux band s un objet inhabituel observer un protocole de d placement pr cis dans une pi ce se d placer deux en tant reli l autre par deux baguettes juste maintenues entre les quatre index des personnes ne rel vent du programme d au cune formation professionnelle et cela n a en soi aucun sens Mais ces exp riences par leur tranget m me permettent une observation originale et bien veilla
5. CHRISTINE REVUZ D u en bien ou l tonnement comme pratique A Anne Cornu Comme la cr ativit hier ou la motivation avant hier l tonnement serait il en passe de figurer parmi les injonctions du politiquement correct dans les organisations de travail C est possible si l on en croit les dizaines de milliers d articles sur les rapports d tonnement que l on trouve sur internet Christophe Dejours notait qu avant de chercher motiver les travailleurs il faudrait d j s abstenir de casser les ressorts spontan s de leur motivation De la m me mani re on peut s tonner qu il soit n cessaire de promouvoir l tonne ment capacit pourtant naturelle de l tre humain Un esprit chagrin ne manquera pas de se demander quel sort est fait par le management aux capacit s humaines pour que subitement red couvertes on cherche ainsi les r animer Quelle place est accord e la pens e et la parole des salari s dans le travail ordinaire pour que leurs tonnements doivent tre recueillis dans des outils ad hoc qui prescrivent d tre surpris dans le cadre conventionnel faiblement motivant et cr atif de la pens e gestionnaire Ma pratique professionnelle me rend particuli rement r tive l instrumenta tion d un tonnement amput de sa radicalit Que ce soit en formation en analyse des pratiques ou au cours d inter
6. EVUZ form s produisent leurs interventions lorsque de retour sur le terrain ils se confrontent une situation par d finition in dite Pai ainsi l occasion d animer de nombreuses formations d encadrants la pr vention de la souffrance au travail Si les bilans de fin de stage sont g n ralement positifs j ai la possibilit puisque j anime ces formations pour des collectivit s territoriales o je travaille au long cours de constater les effets les effets pervers et les absences d effets qu elles produisent Le constat que je fais est banal la m tabolisation des contenus de formation diff re grandement d une personne l autre et ceux qui en tirent le plus profit sont ceux qui s y retrouvent le mieux c est dire ceux qui avaient d j construit des pr requis implicites mais n cessaires Pour les autres la forma tion laisse un vernis de connaissances voire une id e de la mani re dont il faudrait s y prendre mais dans le feu de l action ce sont les r actions motionnelles les tiquetages et les habitudes contre productives qui reprennent le dessus La difficult est que ces pr requis ne sont ni interrog s ni travaill s Ils sont laiss s en jach re abandonn s l attrape tout du savoir tre des comp tences relationnelles ou d un vocabulaire psychologisant r sistances m canismes de d fense etc Or qu est ce qui
7. e des formations qui prennent bras le corps cette question des fondements intimes des comp tences rela CHRISTINE REVUZ tionnelles L tonnement est ainsi devenu non seulement un levier mais une pratique part enti re Notre cheminement en tant que formatrices doit beaucoup notre pratique du clown de th tre et de la formation cet art paradoxal La pr sence est ce qui fait la qualit d un acteur et les grands ma tres du th tre ont tous travaill et crit sur ce graal du jeu de plateau C est gr ce sa pr sence que l acteur fait passer le texte le propos du metteur en sc ne etc Le clown lui ne fait rien passer il est sa pr sence ce qui l entoure lui m me C est l le paradoxe En improvisant partir de rien le clown est attentif tout s tonne de tout Il est l dans une pr sence ouverte vuln rable C est cela qui touche et qui fait rire Former des personnes au travail de clown c est chercher comprendre ce que veut dire tre l et comment cheminer vers cette qualit de pr sence C est en analysant les obstacles auxquels se heurtent les clowns en formation que nous avons entrevu le transfert qui pouvait tre fait dans les situations profes sionnelles La d pendance au regard de l autre la peur du jugement sont des obstacles vidents Mais ce sont les arbres qui cachent la for t La for t est faite des buissons d
8. et partir de l penser La restauration de la capacit de chacun penser partir de sa propre exp rience en s tonnant donc de tout l impr vu qui d borde sans cesse des repr sentations d j construites est un enjeu de survie au sein des organisations de travail L exp rience de la r alit La vie quotidienne dans les organisations est tiss e de d saccords mais aussi de conflits voire de violence Confront s ces d rapages les responsables institutionnels font appel des formateurs et autres consultants pour apprendre aux salari s g rer les conflits g rer le stress apprendre mieux communiquer construire une quipe accueillir les publics difficiles sic etc Il peut s agir et c est souvent la demande explicite de donner des outils un mode d emploi comme si les situations relationnelles taient stan dardisables Parfois aussi les formateurs tentent de donner des rep res th oriques et m thodologiques cens s permettre une analyse et un positionnement autonome dans les situations r elles de travail Le probl me est que ces formations m me lorsqu elles sont organis es autour de contenus th oriques ou m thodologiques ad quats laissent hors champ la question de savoir partir de quelle qualit d exp rience de la r alit les EDUCATION PERMANENTE n 200 2014 3 EDUCATION PERMANENTE n 200 2014 3 CHRISTINE R
9. fait que dans une situation donn e tel capte beaucoup de choses et s ajuste avec fluidit ce qu il rencontre sans perdre son cap l o l autre se bloque dans une position rigide et le troisi me se laisse embarquer motionnellement sans plus savoir s orienter Ces positionnements videmment reli s la construction subjective de chacun sont vus et trait s comme des caract ristiques de personnalit Ces traits de personnalit sont parfois l objet d un tiquetage mais ils sont contourn s par les formations profes sionnelles comme relevant davantage de la sph re priv e et d une d marche personnelle de type psychoth rapie par exemple La mani re d tre en relation aux autres et la situation de travail joue pour tant un r le d cisif dans la qualit des relations professionnelles et du travail lui m me Les rapports d valuation annuels regorgent d ailleurs de jugements et de recommandations sur ce point Incantatoires et souvent v cues comme bles santes ces remarques sont inefficaces faute d tre sous tendues par une identifi cation claire de ce dont il s agit et de proposer des chemins autres que psycho th rapeutiques qui permettraient d avancer l tonnement au fondement des comp tences relationnelles Ces constats nous ont amen es mes coll gues et moi proposer d abord t tons puis de mani re de plus en plus th oris
10. giaires sont tr s surpris et acceptent plus ou moins facilement de jouer le jeu Syst ma tiquement apr s les exercices nous les interrogeons sur les difficult s qu ils ont rencontr es mais aussi sur ce qu ils imaginent tre l objectif poursuivi par ces exercices Peu peu d exp rience en exp rience ils identifient la qualit de l at tention comme un point nodal du rapport soi m me et aux autres et rep rent combien cette attention qui n a rien voir avec tre l aff t ne va pas de soi engage des modifications profondes dont le stage ne peut que montrer la direction CHRISTINE REVUZ a va loin votre truc Cependant la pertinence du d tour par cette interrogation toujours ludique et non jugeante de la mani re spontan e d attraper les probl mes les autres soi m me clate d une mani re tonnante et paradoxale dans les bilans de formation les stagiaires expriment leur satisfaction d un travail qui les a d plac s mais ont souvent de la peine formuler en quoi A plusieurs reprises alors que nous travaillions avec des groupes naturels tr s conflictuels les respon sables de formation et nous avec ont t tr s tonn s lors des bilans les stagiaires voquaient des changements spectaculaires dans les relations au sein du groupe sans pouvoir dire grand chose de ce qui les avait provoqu s mais sans douter pour autant que ces modification
11. instant pour rencontrer la singularit toujours d coiffante de l autre et des r actions qu il suscite en nous D une part nous sommes rarement r ellement disponibles ce qui survient un bavardage mental fait de ruminations d anticipations de commentaires vari s parasite notre pr sence et obstrue notre perception D autre part en ne voyant et en n entendant qu travers les filtres puissants de nos id es pr con ues nous limitons drastiquement l exp rience et par l m me les occasions de nous tonner C est ainsi que l on en vient s tonner que certains sachent s tonner On cherche alors cela des raisons du c t du g nie On parle des clairs de g nie qui permettent soudain de voir les choses autrement confirmant ainsi l id e qu il n est pas donn chacun d y voir clair Terrible condamnation des m diocres que nous sommes patauger dans le rab chage des id es re ues et de l exp rience de seconde main Exil s de la saveur des choses ferm s l impr visibilit de l autre comment pourrions nous penser parler agir de mani re juste L ambition ici n est pas de suivre Socrate sur les chemins p rilleux de Pen gagement envers la v rit philosophique Ou plut t il s agit de le suivre de loin tr s modestement dans le quotidien de la vie et notamment au travail en r ins tallant une capacit autonome percevoir prouver
12. nte de soi m me C est ainsi dans l exercice de l objet inhabituel que le groupe d couvre combien les strat gies d exploration sont diff rentes d une personne l autre L o certains plongent dans un bain de sensations tactiles olfactives sonores quitte ce qu elles restent comme d pareill es d autres s att lent visualiser ce qu ils ne peuvent pas voir afin de pouvoir le nommer Quand la t che s av re impossible les formatrices ont bricol des objets improbables ceux l peuvent vivre quelque chose d une col re ou d une panique C est ainsi que le jeu avec les baguettes fait d couvrir quelles conditions de disponibilit l autre et au moindre de ses mouvements la contrainte de ne pas faire tomber les baguettes devient non plus un emp chement mais un lien qui fait danser jouer inventer dans une fluidit plaisante Cela laisse r veurs d autres couples qui sans cet exemple resteraient englu s dans la question st rilisante au plan chor graphique de savoir qui m ne qui propose des id es La capacit r aliser ces t ches est tr s in gale La r ussite n est nullement li e au niveau hi rarchique ou celui des dipl mes elle est en revanche fortement pr dictive de la propension capter ce qui surgit ce qui surprend ce qui ne rentre pas dans les cases Lorsqu on propose ce genre d exercice en formation les sta
13. re toujours pr ts se soumettre ce qui se passe dans l exp rience en d clarant que l entendement a tort L auteur voit dans opposition entre ces deux postures l origine m me de la philosophie Mais on peut aussi non sans un peu de pessimisme voir dans l entre deux de ces postures la raison pour laquelle au quotidien nous menons notre petite vie sans nous alarmer des pannes de notre entendement et sans accorder l exp rience notamment l exp rience de la rencontre avec l autre mieux qu un regard distrait un regard superficiel qui s assure juste qu il y a assez de m me pour ne rien changer nos mani res de penser et d agir Accepter l in stabilit des choses et des tres c est fatigant et angoissant Mieux vaut rester distance et ne plus s tonner de rien 3 Il n est pas difficile de voir que la ma trise est valoris e par la rationalit calculante et gestionnaire qui exerce son empire sur nos soci t s tandis que dans la hi rarchie des valeurs l tonnement ou le doute occupent une place subalterne 4 Cf J Hersch L tonnement philosophique Une histoire de la philosophie Paris Gallimard coll Folio p 7 5 Ibid p 16 CHRISTINE REVUZ C est que pour s tonner encore faut il tre l Il faut bien le reconna tre nous sommes rarement pr sents l exp rience rarement l pour sentir la saveur toujours in dite de l
14. s soient durables Mais qu est ce que vous leur avez fait nous a t on demand non sans espi glerie Et nous de reprendre les explications d j utilis es pour convaincre de tenter ce type de d marche atypique Peut tre faudrait il avoir le culot de r pondre Nous leur faisons faire l exp rience d une autre relation l tre nous leur r apprenons s tonner Un stagiaire pas sp cialement dispos aller vers l inconnu qui tout au long du stage tant t sur le mode passif tant t activement avait manifest son adh sion incertaine au travail propos a conclu le stage en disant En fait je suis d u en bien confiant cette expression helv tique le soin de rendre son ambivalence il repartait avec une vision beaucoup plus pr cise des difficult s qu il rencontrait dans la conduite de son quipe ne croyait plus trop aux outils miracles et apercevait un chemin r el mais exigeant et pas commode Un autre de mani re plus lapidaire m a dit avec une motion dont je ne saurais dire si elle tait positive ou n gative a va loin votre truc Oui a emm ne loin d essayer d tre l pour de vrai Cela emm ne d tonnement en tonnement cela rabote un certain nombre d habitudes en appa rence confortables mais au bout du compte on est en effet d u en bien amp 1 EDUCATION PERMANENTE n 200 2014 3 1 N
15. ventions dans des organisations mon travail consiste le plus souvent d placer le regard pour que ce qui allait de soi re devienne surprenant nigmatique pour que l o r gnaient les jugements arr t s la r signation ou la r volte impuissante puissent red marrer un travail de CHRISTINE Revuz psychanalyste et clown de th tre intervient dans des dispositifs de pr vention et de traitement de la souffrance au travail chris revuz orange fr 1 Anne Cornu dramaturge metteure en sc ne formatrice au sein de la Compagnie du moment est d c d e en 2012 Je dois beaucoup sa r flexion sur la pratique du clown et sa capacit faire des liens entre cet art et divers champs de pens e notamment la philosophie 2 On trouvera de nombreux exemples m diter la rubrique rapport d tonnement mod le sur internet On peut en particulier s interroger sur les m canismes plus ou moins subtils de l autocensure inscrits dans ces mod les EDUCATION PERMANENTE n 200 2014 3 oi h EDUCATION PERMANENTE n 200 2014 3 a CHRISTINE REVUZ pens e et une disposition l exp rimentation et l action Pour qu il soit admis que chercher patauger douter peuvent tre autrement f conds que ma triser Le lien entre l tonnement et la possibilit d une pens e v ritable est direct Son r le pour l avanc e de la r flexion qu elle soit scientifique ou philo sophique
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