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Amélie Nothomb Le Robert des noms propres

1. Maintenant regarder les choses demandait l enfant qui connaissait le rituel Quelles choses feignait d ignorer Cl mence Les choses de princesse Les choses de princesse taient les objets qui pour l une ou l autre raison avaient t lus comme nobles magnifiques insolites rares dignes enfin d tre admir s par une aussi auguste personne Cl mence rassemblait sur le tapis d Orient du salon ses bijoux anciens des mules en velours carmin qu elle avait port es un seul soir le petit face main cercl de dorures Art nouveau l tui cigarettes en argent la fiasque arabe en laiton incrust de pierres fausses et impressionnantes une paire de gants en dentelle blanche les bagues moyen geuses en plastique bariol que Plectrude avait re ues d un distributeur automatique la couronne en carton dor de la f te des Rois On obtenait ainsi un monceau disparate que chacune trouvait merveilleux en clignant des yeux on e t dit un tr sor v ritable Bouche b e la petite regardait ce butin de pirates Elle prenait en main chaque objet et le contemplait avec un s rieux extatique Parfois la grande lui mettait tous les bijoux ainsi que les mules ensuite elle lui tendait le face main et lui disait Tu vas voir comme tu es belle Retenant son souffle la petite regardait son reflet dans le miroir au c ur du cerclage de dor
2. Plus aucune ne partit Le message avait t bien re u Comme quoi l on peut accepter les pires disciplines pourvu qu elles vous soient expliqu es La r compense arriva on dansa Certes ce fut deux fois rien Mais le simple fait de quitter la barre pour s lancer sous les regards des autres au centre de la salle d y virevolter quelques instants et de sentir combien son corps poss dait l art de ce pas tait affolant Si dix secondes pouvaient procurer tant de plaisir on osait peine r ver de ce qu on prouverait en dansant deux heures Pour la premi re fois Plectrude plaignait Roselyne qui n avait pas t re ue l cole des rats Elle ne serait jamais qu une jeune fille ordinaire pour qui la danse serait un d lassement A pr sent Plectrude b nissait la duret de ses professeurs qui lui avaient appris que cet art tait une religion Ce qui jusque l l avait scandalis e lui semblait maintenant normal Qu on les affam t les abrut t la barre de rab chages techniques des heures d affil e qu on les injuri t qu on trait t de grosses vaches des gamines sans aucune rondeur tout cela d sormais lui paraissait acceptable Il y avait m me des choses bien pires qui au d but lui donnaient envie de crier l atteinte aux droits de l homme et qui pr sent ne la r voltaient plus Celles qui pr sentaient plus t t que d autres des signes de pubert se voyaient oblig es d avaler des
3. ton oncle si tu ne me crois pas La premi re incr dulit pass e la petite parvint dire Pourquoi me dis tu a aujourd hui Il fallait bien te l avouer un jour non Bien s r Mais pourquoi de cette fa on si cruelle Jusqu ici tu as t pour moi la meilleure des m res L tu me parles comme si je n avais jamais t ta fille Parce que tu m as trahie Tu sais combien je r vais que tu sois danseuse J ai eu un accident Ce n est pas ma faute Si c est ta faute Si tu ne t tais pas stupidement d calcifi e Je t avais parl de mes douleurs aux jambes C est faux Si je t en avais parl Tu m avais m me f licit e pour mon courage Tu mens Je ne mens pas Tu trouves que c est normal une m re qui f licite sa fille d avoir mal aux jambes C tait un appel au secours et tu ne l as m me pas entendu C est a dis que c est ma faute La mauvaise foi de Cl mence laissa Plectrude sans voix Tout s effondrait elle n avait plus de destin elle n avait plus de parents elle n avait plus rien Denis tait gentil mais faible Cl mence lui ordonna de cesser de f liciter Plectrude pour son app tit retrouv Ne l encourage pas grossir voyons Elle n est pas grosse b gaya t il Un peu ronde peut tre Le un peu ronde signifia la petite qu elle avait perdu un alli Dire une fille de quinze ans qu elle est grosse voire un peu ronde quand
4. ce bouquin plus t t s extasia Denis Ce recueil est un tr sor Je ne voulais pas le g cher en le lui montrant trop t t Il fallait qu elle soit en ge d appr cier une uvre d art Deux jours plus tard donc la ma tresse avait constat le prodige la petite cancre qui seule de son esp ce ne parvenait identifier aucune lettre lisait pr sent comme une premi re de classe de dix ans En deux jours elle avait appris ce qu une professionnelle n avait pas r ussi lui enseigner en cinq mois L institutrice crut que les parents avaient une m thode secr te et leur t l phona Denis fou de fiert lui raconta la v rit Nous n avons rien fait du tout Nous lui avons seulement montr un livre assez beau pour lui donner envie de lire C est ce qui lui manquait Dans son ing nuit le p re ne se rendit pas compte qu il commettait une grosse gaffe La ma tresse qui n avait jamais beaucoup aim Plectrude se mit d s lors la d tester Non seulement elle consid ra ce miracle comme une humiliation personnelle mais en plus elle prouva envers la petite la haine qu un esprit moyen ressent vis vis d un esprit sup rieur Mademoiselle avait besoin que le livre soit beau Voyez vous a Il est assez beau pour les autres Dans sa perplexit rageuse elle relut de bout en bout le livre de lecture incrimin Y tait narr e la vie quotidienne de Thierry petit gar on souriant
5. et de se jeter dans l espace Le spectateur sceptique ne voit peut tre pas ce qui se passe dans le corps de la danseuse classique cet instant pr cis c est une folie v ritable Et que cette d mence respecte un code et une discipline de fer n enl ve rien au c t insens de l affaire le ballet classique est l ensemble des techniques visant pr senter comme possible et raisonnable l id e de l envol humain D s lors comment s tonner des atours grotesques voire grand guignolesques dans lesquels cette danse s exerce S attend on vraiment ce qu un projet aussi dingue soit celui de gens sains d esprit Cette longue incise s adresse ceux chez qui le ballet ne suscite que le rire Ils ont raison de rire mais qu ils ne se contentent pas de rire la danse classique cache aussi un id al terrifiant Et les ravages que ce dernier peut exercer dans un jeune esprit quivalent ceux d une drogue dure A No l il fallut passer de courtes vacances dans sa famille Aucune l ve de l cole des rats ne s en r jouissait Au contraire cette perspective les emplissait d appr hension Des vacances quoi cela pouvait il bien servir Cela se justifiait du temps o le but de la vie tait le plaisir Mais cette poque qui tait celle de l enfance tait r volue pr sent le seul sens de l existence tait la danse Et la vie de famille compos e essentiellement de repas et d avac
6. D s lors Plectrude eut pour les nombreux gar ons qui tournaient autour d elle des regards qui n taient pas de son ge Elle ne pouvait les d visager sans penser Voudrais je un b b de celui ci Le plus souvent la r ponse intime tait non tant il paraissait inimaginable d avoir un enfant avec tel ou tel godelureau Au cours de th tre le professeur d cida que Plectrude et un de ses camarades joueraient une sc ne de La Cantatrice chauve Ce texte intrigua si profond ment la jeune fille qu elle se procura les uvres compl tes d Ionesco Ce fut une r v lation elle connut enfin cette fi vre qui pousse lire des nuits enti res Elle avait souvent essay de lire mais les livres lui tombaient des mains Sans doute chaque tre a t il dans l univers de l crit une uvre qui le transformera en lecteur supposer que le destin favorise leur rencontre Ce que Platon dit de la moiti amoureuse cet autre qui circule quelque part et qu il convient de trouver sauf demeurer incomplet jusqu au jour du tr pas est encore plus vrai pour les livres Ionesco est l auteur qui m tait destin pensa l adolescente Elle en con ut un bonheur consid rable l ivresse que seule peut procurer la d couverte d un livre aim Il peut arriver qu un premier coup de foudre litt raire d cha ne le go t de la lecture chez l int ress ce ne fut pas le cas de la jeune fille qui n o
7. ans quand Lucette tait n e elle se souvenait tr s bien de sa s ur la naissance un an deux ans etc Aucune confusion n tait possible Lucette tait ordinaire Elle pleurait beaucoup elle tait tour tour adorable et insupportable Elle n avait rien d exceptionnel Plec trude ne lui ressemble en rien elle est silencieuse s rieuse r fl chie On sent combien elle est intelligente Denis se moquait gentiment de sa femme Cesse de parler d elle comme du messie C est une charmante petite voil tout Il la hissait bout de bras au dessus de sa t te en s attendrissant Beaucoup plus tard Plectrude dit Papa Le lendemain par pure diplomatie elle dit Nicole et B atrice Son locution tait impeccable Elle mettait parler la m me parcimonie philosophique qu elle mettait manger Chaque nouveau mot lui demandait autant de concentration et de m ditation que les nouveaux aliments qui apparaissaient dans son assiette Quand elle voyait un l gume inconnu au sein de sa pur e elle le d signait Cl mence a demandait elle a c est du poireau Poi reau Essaie c est tr s bon Plectrude passait d abord une demi heure contempler le morceau de poireau dans sa cuiller Elle le portait son nez pour en valuer le parfum puis elle l observait encore et encore C est froid maintenant disait Denis avec humeur Elle n en avait cure
8. donc a manger Ses entrailles tressaillaient son estomac se r voltait Plectrude se sentit sur le point de tourner de l il mais elle ne s vanouit pas elle vomit sur ses genoux Humili e d sol e elle resta immobile contempler son uvre Ce fut alors que sa m re dit d une voix s che Tu me d go tes La petite regarda l il glacial de la femme qui venait de lui lancer une telle condamnation Elle ne voulut pas croire ce qu elle avait entendu et vu Elle s enfuit aussi vite que ses b quilles le lui permettaient Plectrude tomba sur son lit et pleura autant que l on peut pleurer Elle s endormit Quand elle s veilla elle sentit un ph nom ne invraisemblable elle avait faim Elle demanda B atrice qui entre temps tait rentr e de lui apporter un plateau Victoire applaudit sa s ur qui ne tarda pas lui ramener du pain du fromage de la compote du jambon et du chocolat La petite ne prit pas ce dernier qui lui rappelait trop le r cent vomissement en compensation elle d vora le reste B atrice exultait L app tit tait revenu Ce n tait pas de la boulimie mais de saines fringales Elle mangeait trois copieux repas par jour avec une attirance particuli re pour le fromage comme si son corps la renseignait sur ses besoins les plus urgents Son p re et ses s urs taient ravis A ce r gime Plectrude reprit rapidement du poids Elle retrouva ses
9. et de sa grande s ur Micheline qui lui pr parait des tartines pour son go ter et l emp chait de faire des b tises car elle tait raisonnable Enfin c est charmant s exclama t elle au terme de sa lecture C est frais c est ravissant Qu est ce qu il lui faut cette p ronnelle Il lui fallait de l or de la myrrhe et de l encens de la pourpre et des lys du velours bleu nuit sem d toiles des gravures de Gustave Dor des fillettes aux beaux yeux graves et la bouche sans sourire des loups douloureusement s duisants des for ts mal fiques il lui fallait tout sauf le go ter du petit Thierry et de sa grande s ur Micheline L institutrice ne perdit plus une occasion d exprimer sa haine envers Plectrude Comme celle ci restait la derni re en calcul la ma tresse l appelait le cas d sesp r Un jour o elle ne parvenait pas effectuer une addition l mentaire Madame l invita retourner sa place en lui disant Toi a ne sert rien que tu fasses des efforts Tu n y arriveras pas Les l ves de CP taient encore cet ge suiviste o l adulte a toujours raison et o la contestation est impensable Plectrude fut donc l objet de tous les m pris Au cours de ballet en vertu d une logique identique elle tait la reine La professeur s extasiait sur ses aptitudes et sans oser le dire car ce n e t pas t tr s p dagogique envers les autres enfa
10. l cole des rats s appelait l ivresse cette extase se nourrissait d une dose norme d oubli Oubli des privations de la souffrance physique du danger de la peur Moyennant ces amn sies volontaires elle pouvait se jeter dans la danse et y conna tre la folle illusion la transe de l envol Elle tait en train de devenir l une des meilleures l ves Certes elle n tait pas la plus maigre mais elle tait sans conteste la plus gracieuse elle poss dait cette merveilleuse aisance du mouvement qui est la plus supr me injustice de la nature car la gr ce est donn e ou refus e la naissance sans qu aucun effort ult rieur ne puisse pallier son manque Et puis ce qui ne g tait rien c est qu elle tait la plus jolie M me trente cinq kilos elle ne ressemblait pas ces cadavres dont les professeurs louaient la maigreur elle avait ses yeux de danseuse qui illuminaient son visage de leur beaut fantastique Et les ma tres savaient sans pour autant en parler leurs l ves que la joliesse compte norm ment dans le choix des danseuses toiles cet gard Plec trude tait de loin la mieux lotie C tait sa sant qui la tracassait en secret Elle n en parlait personne mais la nuit elle avait si mal aux jambes qu elle devait s emp cher de crier Sans avoir aucune notion de m decine elle en soup onnait la raison elle avait suppr
11. t de Plectrude Jamais auparavant cette place n avait t sollicit e elle lui fut donc attribu e Plectrude repr sentait pour Roselyne l id al absolu Elle passait des heures contempler cette g rie inaccessible qui par miracle tait devenue sa voisine l cole Plectrude se demanda si cette v n ration r sisterait la d couverte de son impopularit scolaire Un jour comme l institutrice remarquait sa faiblesse en calcul les enfants se permirent des commentaires b tes et m chants sur leur condisciple Roselyne s indigna de ce proc d et dit celle qu on raillait Tu as vu comment ils te traitent La cancre habitu e haussa les paules Roselyne ne l en admira que plus et conclut par Je les d teste Plectrude sut alors qu elle avait une amie Cela changea sa vie Comment expliquer le prestige consid rable dont jouit l amiti aux yeux des enfants Ceux ci croient tort d ailleurs qu il est du devoir de leurs parents de leurs fr res et s urs de les aimer Ils ne con oivent pas qu on puisse leur reconna tre du m rite pour ce qui rel ve selon eux de leur mission Il est typique de l enfant de dire Je l aime parce que c est mon fr re mon p re ma s ur C est oblig L ami d apr s l enfant est celui qui le choisit L ami est celui qui lui offre ce qui ne lui est pas d L amiti est donc pour l enfant le luxe supr m
12. tout l tablissement venait demander aux l ves de cinqui me la derni re de Plectrude On se racontait ses hauts faits comme une chanson de geste La conclusion tait toujours identique Elle y va fort Tu y vas un peu fort non s emporta son p re en voyant son carnet de notes Je ne veux plus aller l cole Papa Ce n est pas pour moi a ne se passera pas comme a Je veux devenir petit rat de l Op ra de Paris Cela ne tomba pas dans l oreille d une sourde Elle a raison dit Cl mence Tu la d fends en plus Bien s r C est un g nie de la danse notre Plectrude A son ge il faut qu elle s y donne corps et me Pourquoi continuerait elle perdre son temps avec des participes pass s Le jour m me Cl mence t l phona l cole des petits rats L habituelle cole de danse de la fillette se montra enthousiaste Nous esp rions que vous prendriez une telle d cision Elle est faite pour a On lui crivit des lettres de recommandation o l on parlait d elle comme de la future Pavlova Elle fut convoqu e par l Op ra afin de passer un examen Cl mence hurla en recevant la lettre de convocation qui ne signifiait pourtant rien Le jour fix Plectrude et sa m re prirent le RER Le c ur de Cl mence battait encore plus fort que celui de la petite quand elles arriv rent l cole des rats Deux semaines plus tard Plectrude re ut sa lettre d admission Ce fut
13. une telle obscurit Peu peu l amalgame se densifia Le gisant s aper ut que l air ne passait plus Il voulut se lever pour se lib rer de ce b illon mais la couche glac e avait gel formant un igloo aux proportions exactes de son corps et il comprit qu il tait prisonnier de ce qui serait son cercueil Le vivant eut alors une attitude de vivant il cria Les hurlements furent amortis par les centim tres de neige il n mergea du monticule qu un g missement peine audible Roselyne finit par l entendre et se jeta sur son amie qu elle arracha au tombeau de flocons transformant ses mains en pelleteuse Le visage bleu apparut d une beaut spectrale La survivante poussa un cri de d lire C tait magnifique Pourquoi tu ne te levais pas Tu tais en train de mourir Parce que j tais enferm e La neige avait gel Non elle n avait pas gel J ai pu la retirer la main Ah bon C est que le froid m avait rendue trop faible pour bouger alors Elle dit cela avec une telle d sinvolture que Roselyne perplexe se demanda si ce n tait pas une simulation Mais non elle tait vraiment bleue On ne peut pas faire semblant de mourir quand m me Plectrude se mit debout et regarda le ciel avec reconnaissance C est formidable ce qui m est arriv Tu es folle Je ne sais pas si tu te rends compte que sans moi tu ne serais plus vivante Oui Je te remercie tu m as sauv e C
14. y demeurer m me quand il passait des voitures Roselyne la ramenait alors d un geste autoritaire sur le trottoir A cet instant pr cis la danseuse avait une expression boulevers e de plaisir Son amie ne savait pas ce qu elle devait en penser Cela l nervait un peu Un jour elle r solut de ne pas intervenir pour voir Elle vit Un camion fon ait droit sur Plectrude qui n en restait pas moins sur la chauss e Il tait impossible qu elle ne s en fut pas aper ue Et pourtant elle ne bougeait pas Roselyne se rendit compte que son amie la regardait droit dans les yeux Cependant elle se r p tait ce leitmotiv int rieur Je la laisse se d brouiller je la laisse se d brouiller Le camion approchait dangereusement Attention hurla Roselyne La danseuse demeura immobile les yeux dans les yeux de son amie A la derni re seconde Roselyne l arracha la rue en l attrapant d un bras furieux Plectrude en eut la bouche d form e de jouissance Tu m as sauv e dit elle en un soupir extatique Tu es compl tement folle s emportal autre Le camion aurait tr s bien pu nous faucher toutes les deux Tu aurais voulu que je meure cause de toi Non s tonna l enfant l air de ne pas avoir envisag cette ventualit Alors ne recommence plus jamais Elle se le tint pour dit En son for int rieur Plectrude se repassa mille fois la sc ne de la neige Sa version en tait tr s di
15. Elle a treize ans A cet ge c est normal Rassur par cet argument Denis put trouver le sommeil La capacit d auto aveuglement des parents est immense partant d un constat exact la fr quence de la maigreur chez les adolescents ils gommaient les circonstances Leur fille tait tr s fine par nature certes sa maigreur actuelle n en tait pas naturelle pour autant Les f tes pass rent Plectrude retourna l cole pour son plus grand soulagement J ai parfois l impression d avoir perdu une enfant dit Denis Tu es go ste protesta Cl mence Elle est heureuse Elle se trompait doublement D abord la fillette n tait pas heureuse Ensuite l go sme de son mari n tait rien compar au sien elle e t tellement voulu tre ballerine et gr ce Plectrude elle assouvissait cette ambition par procuration Peu lui importait de sacrifier la sant de son enfant cet id al Si on le lui avait dit elle e t ouvert de grands yeux et se fut exclam e Je ne veux que le bonheur de ma fille Et c e t t de sa part franchise absolue Les parents ne savent pas ce que leur sinc rit cache Ce que Plectrude vivait l cole des rats ne s appelait pas le bonheur il faut ce dernier un minimum de sentiment de s curit La fillette n en avait pas l ombre en quoi elle avait raison son stade elle ne jouait plus avec sa sant puisqu elle jouait sa sant Elle le savait Ce que Plectrude vivait
16. Elle a une voix jolie pas une voix mignonne r pliquait elle En septembre on la mit l cole maternelle Elle aura trois ans dans un mois C est un peu t t peut tre L ne fut pas le probl me Apr s quelques jours la ma tresse avertit Cl mence qu elle ne pouvait pas garder Plectrude Elle est encore trop petite n est ce pas Non madame J ai des enfants plus petits qu elle en classe Alors C est cause de son regard Quoi Elle fait pleurer les autres enfants rien qu en les regardant fixement Et je dois dire que je les comprends quand c est moi qu elle regarde je suis mal l aise Cl mence folle de fiert annon a aux gens que sa fille avait t renvoy e de l cole maternelle cause de ses yeux Personne n avait jamais entendu une pareille histoire D j les gens marmonnaient Vous avez connu des enfants qui s taient fait renvoyer de l cole maternelle vous Et pour leurs yeux en plus C est vrai qu elle regarde bizarrement cette gosse Les deux a n es sont si sages si gentilles C est un d mon la petite derni re Connaissait on ou ne connaissait on pas les circonstances de sa naissance Cl mence se garda bien d aller interroger les voisins l dessus Elle pr f ra consid rer comme acquise la filiation directe qui la reliait Plectrude Elle tait ravie que son t te t te avec la petite se prolonge t Le matin Denis p
17. Plectrude eut honte A douze ans tu n es m me pas fichue d avoir tes propres go ts Tu ne vas pas lui r pondre a il comprendrait que c est la musique de tes parents H las elle n avait aucune id e de qui taient les bons chanteurs de la fin des ann es soixante dix Elle ne connaissait qu un seul nom et ce fut celui qu elle cita Dave La r action de Mathieu Saladin ne fut pas vraiment m chante il clata de rire Pas de doute cette fille est une rigolote pensa t il Elle e t pu tirer parti de cette hilarit Malheureusement elle la v cut comme une humiliation Elle tourna les talons et s en alla Je ne lui adresserai plus jamais la parole se dit elle Commen a pour elle une p riode de d cadence Ses r sultats scolaires de mauvais qu ils avaient toujours t pass rent ex crables La r putation de g nie qui jusque l avait sem le trouble dans l me des professeurs ne suffisait plus Plectrude y mettait du sien elle semblait avoir opt pour le suicide scolaire Non sans griserie elle se fracassait contre les bornes de la nullit et les faisait voler en clats Ce n tait pas expr s qu elle r pondait des normit s aux questions des professeurs son seul choix tait de ne plus se contr ler D sormais elle se laisserait aller elle dirait ce que sa pente int rieure de cancre lui dicterait ni plus ni moins Le but n tait p
18. Quand elle estimait que son examen tait fini elle prenait l aliment en bouche et le go tait longuement Elle n mettait pas de jugement elle recommen ait l exp rience avec un deuxi me morceau puis un troisi me Le plus tonnant tait qu elle proc dait ainsi m me quand son verdict ultime apr s quatre tentatives tait Je d teste Normalement quand un enfant a horreur d un aliment il le sait d s qu il l a effleur avec sa langue Plectrude elle voulait tre s re de ses go ts Pour les mots c tait pareil elle conservait en elle les nouveaut s verbales et les examinait sous leurs coutures innombrables avant de les ressortir le plus souvent hors de propos la surprise g n rale Girafe Pourquoi disait elle girafe alors qu on tait en train de se pr parer pour la promenade On la soup onnait de ne pas comprendre ce qu elle clamait Or elle comprenait C tait seulement que sa r flexion tait ind pendante des contingences ext rieures Soudain au moment d enfiler son manteau l esprit de Plectrude avait achev de dig rer l immensit du cou et des pattes de la girafe il fallait donc qu elle prononce son nom histoire d avertir les gens du surgissement de la girafe dans son univers int rieur As tu remarqu combien sa voix est jolie disait Cl mence Tu as d j entendu un enfant qui n avait pas une voix mignonne remarquait Denis Justement
19. aller jusqu au bout J ai d j mis de l eau dans le vin de mon destin en renon ant tuer le p re de Simon Mais moi je n y couperai pas Elle ber ait le petit en lui murmurant Je t aime Simon je t aime Je mourrai parce que je dois mourir Si j avais le choix je resterais aupr s de toi Je dois mourir c est un ordre je le sens Une semaine plus tard elle se dit C est maintenant ou jamais Si je continue vivre je vais trop m attacher Simon Plus j attendrai plus ce sera difficile Elle n crivit aucune lettre pour cette noble raison qu elle n aimait pas crire De toute mani re son acte lui paraissait si lisible qu elle ne voyait pas la n cessit de l expliquer Comme elle ne se sentait aucun courage elle d cida de rev tir ses plus beaux v tements elle avait d j remarqu que l l gance donnait du c ur au ventre Deux ans plus t t elle avait trouv aux puces une robe d archiduchesse fantasmatique en velours bleu nuit avec des dentelles couleur de vieil or si somptueuse qu elle tait importable Si je ne la mets pas aujourd hui je ne la mettrai jamais se dit elle avant d clater de rire en prenant conscience de la profonde v rit de cette pens e La grossesse l avait un peu amaigrie et elle flottait dans la robe elle s en accommoda Elle l cha sa chevelure magnifique qui lui tombait jusqu aux fesses Quand elle se fut compos u
20. b b chez le meilleur m decin de la plan te dans l heure qui suivit Personne ne sut ce qui se passa mais il rendit la vie au petit corps Encore fallait il lui rendre une bouche Mathieu Saladin n avait plus rien qui correspond t cette appellation ni l vres ni palais Le m decin l envoya chez le meilleur chirurgien de l univers qui pr leva ici un peu de cartilage l un peu de peau et qui au terme d un minutieux patchwork reconstitua sinon une bouche au moins sa structure C est tout ce que je peux faire cette ann e conclut il Revenez l an prochain Chaque ann e il r op rait Mathieu Saladin et rajoutait quelque chose Puis il terminait par les deux phrases devenues rituelles Ce fut le sujet de plaisanteries de l enfance et de l adolescence du miracul Et si tu es bien sage l an prochain on te fera une luette une arri re bouche une membrane v laire une courbure palatale une gin givo plastie etc Plectrude l couta au sommet de l extase C est pour a que tu as cette sublime cicatrice la moustache Sublime Il n y a rien de plus beau Ils taient vraiment destin s l un l autre ces deux tres qui chacun de mani re si diff rente au cours de la premi re ann e de leur existence avait c toy la mort de beaucoup trop pr s Les f es d cid ment trop nombreuses qui avaient accabl la jeune fille d preuves la mesure des gr ces dont ell
21. bonne foi Vous trouvez que c est normal de peser trente kilos votre ge Trente deux kilos protesta t elle Vous croyez que a change quelque chose Elle recourut aux arguments de Cl mence Je suis ballerine Il vaut mieux ne pas avoir de rondeurs dans mon m tier Je ne savais pas qu on recrutait les danseuses dans les camps de concentration Vous tes fou Vous insultez mon cole A votre avis que faut il penser d un tablissement o on laisse une adolescente s auto d truire Je vais appeler la police dit le m decin qui n avait pas froid aux yeux Plectrude eut l instinct de prot ger son ordre Non C est ma faute Je me suis priv e en cachette Personne ne savait Personne ne voulait savoir Le r sultat c est que vous vous tes cass le tibia rien qu en tombant par terre Si vous tiez normale un mois de pl tre suffirait Dans votre tat je ne sais combien de mois vous allez devoir le garder ce pl tre Sans parler de la r ducation qui suivra Mais alors je ne vais pas pouvoir danser pendant longtemps Mademoiselle vous ne pourrez plus jamais danser Le c ur de Plectrude cessa de battre Elle sombra dans une sorte de coma Elle en sortit quelques jours plus tard Pass le moment exquis o l on ne se souvient de rien elle se rappela sa condamnation Une gentille infirmi re lui confirma la sanction Votre ossat
22. bord de la Seine et pench pour regarder son ancienne camarade de classe Peu peu il avait trouv que Plectrude avait une attitude des plus louches Son exaltation m me lui avait paru suspecte quand il avait eu la nette impression qu elle allait se jeter dans le fleuve il avait hurl son pr nom et couru vers elle Elle le reconnut aussit t Ils eurent le pr lude amoureux le plus court de l Histoire Tu as quelqu un demanda Mathieu sans perdre une seconde C libataire avec un b b r pondit elle aussi sec Parfait Tu me veux Oui Il empoigna les hanches de Plectrude et les retourna cent quatre vingts degr s pour qu elle n e t plus les pieds dans le vide Ils se roul rent un patin afin de sceller ce qui avait t dit Tu n tais pas en train de te suicider par hasard Non r pondit elle par pudeur Il lui roula un nouveau patin Elle pensa II y a une minute j tais sur le point de me jeter dans le vide et maintenant je suis dans les bras de l homme de ma vie que je n avais plus vu depuis sept ans que je croyais ne plus jamais revoir Je d cide de remettre ma mort une date ult rieure Plectrude d couvrit une chose surprenante on pouvait tre heureux l ge adulte Je vais te montrer o j habite dit il en l emmenant Que tu es rapide J ai perdu sept ans a m a suffi Si Mathieu Saladin avait pu se douter du nombre d engueulades que cet aveu allait
23. centaines comme le th me du cours tait la ville de Paris et ses monuments historiques Plectrude fut interrog e sur le Louvre La r ponse attendue tait le Carrousel du Louvre la petite r pondit L arc de triomphe de Cadet Rousselle La classe applaudit cette nouvelle nerie avec l enthousiasme d un public saluant son comique Plectrude tait d sempar e Ses yeux cherch rent le visage de Mathieu Saladin elle vit qu il riait de bon c ur avec attendrissement Elle soupira d un m lange de soulagement et de d pit soulagement car c e t pu tre pire d pit car c tait une expression tr s diff rente de celle qu elle avait esp r provoquer chez lui Si seulement il pouvait me voir danser pensait elle H las comment lui r v ler son don Elle n allait quand m me pas venir au devant de lui et lui sortir de but en blanc qu elle tait l toile de sa g n ration Comble de malchance le nouveau ne fr quentait gu re que Didier Il ne fallait pas compter sur ce mauvais sujet pour le lui apprendre Didier se fichait de Plectrude et du ballet comme de l an 40 Il ne parlait que de revues cochonnes de football de cigarettes et de bi re Fort de son ann e de plus il jouait l adulte pr tendait qu il se rasait ce qui tait difficile croire et se vantait de ses succ s aupr s des filles de quatri me ou de troisi me A se demander ce que Mathieu Saladin trou
24. est encore plus beau comme a Qu est ce qu il y a de beau l dedans Tout La petite exalt e rentra chez elle et en fut quitte pour un gros rhume Son amie trouva qu elle s en tait tir e bon compte Son admiration pour la danseuse ne l emp chait pas de penser qu elle d raillait il fallait toujours qu elle m t en sc ne son existence qu elle se projet t dans le grandiose qu elle organis t de sublimes dangers l o r gnait le calme qu elle en r chapp t avec des airs miracul s Roselyne ne put jamais se d barrasser du soup on que Plectrude tait rest e volontairement enferm e sous son linceul de neige elle connaissait les go ts de son amie et savait qu elle e t trouv l histoire beaucoup moins admirable si elle en tait sortie elle m me Pour complaire ses propres conceptions esth tiques elle avait pr f r attendre d tre sauv e Et elle se demandait si elle n e t pas t capable de se laisser mourir plut t que d enfreindre les lois h ro ques de son personnage Certes elle n eut jamais la confirmation de ses supputations Elle essayait parfois de se prouver le contraire Apr s tout elle m a appel e l aide Si elle avait vraiment t folle elle n aurait pas cri au secours Mais d autres faits troublants avaient lieu qui l intriguaient Quand elles attendaient le bus ensemble Plectrude avait tendance se tenir sur la rue et
25. fait mais elle a exist On consulta un sp cialiste qui confirma Pensez l enfant Lucette Je ne pense qu elle a ne lui posera que des probl mes a pr viendra les gens qu elle est exceptionnelle On peut s appeler Marie et tre exceptionnelle Marie a ne prot ge pas Plectrude a prot ge cette fin rude a sonne comme un bouclier Appelez la Gertrude alors C est plus facile porter Non Ce d but de Plectrude a fait penser un pectoral ce pr nom est un talisman Ce pr nom est grotesque et votre enfant sera la ris e des gens Non il la rendra assez forte pour qu elle se d fende Pourquoi lui donner d embl e une raison de se d fendre Elle aura assez d obstacles comme a Vous dites a pour moi Entre autres Rassurez vous je ne la g nerai pas longtemps Et maintenant coutez moi je suis en prison je suis priv e de mes droits La seule libert qui me reste consiste appeler mon enfant comme je veux C est go ste Lucette Au contraire Et puis a ne vous regarde pas Elle fit baptiser le b b en prison pour tre s re de contr ler l affaire La nuit m me elle confectionna une corde avec ses draps d chir s et se pendit dans sa cellule Au matin on retrouva son cadavre l ger Elle n avait laiss aucune lettre aucune explication Le pr nom de sa fille sur lequel elle avait tant insist lui
26. id e lui paraissait formidable T n bres enfin Tu as peur du noir esp ra t elle Oui dit Roselyne Moi pas Dans le noir je vois des b tes monstrueuses Moi aussi Mais j aime a _ Tu aimes a les dragons Oui Et les chauves souris aussi a ne te fait pas peur Non Parce que je suis leur reine Comment le sais tu Je l ai d cid Roselyne trouva cette explication admirable Je suis la reine de tout ce qu on voit dans le noir les m duses les crocodiles les serpents les araign es les requins les dinosaures les limaces les pieuvres a ne te d go te pas Non Je les trouve beaux Rien ne te d go te alors _ Si Les figues s ches C est pas d go tant les figues s ches _ Tu en manges Oui N en mange plus si tu m aimes Pourquoi Les vendeuses les m chent et puis elles les remettent dans le paquet Qu est ce que tu racontes Pourquoi crois tu que c est tout cras et moche C est vrai ce que tu dis Je te le jure Les vendeuses les m chent et puis les recrachent Beuh Tu vois Il n y a rien de plus d go tant au monde que les figues s ches Elles se p m rent d un d go t commun qui les porta au septi me ciel Elles se d taill rent longuement l aspect r pugnant de ce fruit dess ch en poussant des cris de plaisir Je te jure que je n en mangerai plus jamais dit s
27. le plus beau jour de la vie de sa m re En septembre elle commencerait l cole de l Op ra o elle serait pensionnaire La fillette vivait un r ve Un grand destin s ouvrait devant elle On tait en avril Denis insista pour qu elle termin t et r uss t son ann e scolaire Comment a tu pourras dire que tu t es arr t e en quatri me La petite trouva d risoire cette entourloupe Cependant par affection pour son p re elle donna un coup de collier et obtint de justesse les r sultats suffisants Elle avait d sormais la faveur de tous Le coll ge entier savait pourquoi elle partait et s en enorgueillissait M me les professeurs dont Plectrude avait t le cauchemar d claraient qu ils avaient toujours senti le g nie de cette enfant Les pions vantaient sa gr ce les dames de la cantine louangeaient son manque d app tit le professeur d ducation physique branche dans laquelle la danseuse brillait par sa faiblesse voquait sa souplesse et la finesse de ses muscles le comble fut atteint quand ceux des l ves qui n avaient jamais cess de la ha r depuis le cours pr paratoire se flatt rent d tre ses amis H las le seul tre de la classe que la petite e t voulu impressionner manifesta une admiration polie Si elle avait mieux connu Mathieu Saladin elle e t su pourquoi son visage tait si impassible En v rit il pensait Et merde Moi qui pensais av
28. mi vreries a riennes Le pire c est que c est vrai elle est cela Mais elle n est pas que cela D barrassez le ballet de ses aff teries gnangnan de son tulle de son acad misme et de ses chignons romantiques vous constaterez qu il restera quelque chose et que cette chose est norme La preuve en est que les meilleurs danseurs modernes se recrutent l cole classique Car le Graal du ballet c est l envol Aucun professeur ne le formule comme a de peur d avoir l air d un fou furieux Mais qui a appris la technique de la sissone de l entrechat du grand jet en avant ne peut plus en douter ce qu on cherche lui enseigner c est l art de s envoler Si les exercices la barre sont si ennuyeux c est parce que celle ci est un perchoir Quand on r ve de s envoler on enrage d tre contraint s amarrer un morceau de bois des heures durant alors que l on sent dans ses membres l appel de l air libre En v rit la barre correspond l entra nement que les oisillons re oivent au nid on leur apprend d ployer leurs ailes avant de s en servir Pour les oisillons quelques heures suffisent Mais si un humain a le projet invraisemblable de changer d esp ce et d apprendre voler il est normal qu il doive y consacrer plusieurs ann es d exercices ext nuants Il en sera r compens au del de ses esp rances quand viendra le moment o il aura le droit de quitter le perchoir la barre
29. pilules interdites qui bloquaient certaines mutations de l adolescence Au terme d une petite enqu te Plectrude s aper ut que personne n avait ses r gles l cole des rats pas m me dans les classes sup rieures Elle en avait discut en cachette avec une grande qui lui avait dit Pour la plupart des l ves les pilules ne sont m me pas n cessaires la sous alimentation suffit bloquer le cycle menstruel et les modifications physiques qu entra n l apparition des r gles Pourtant il y a quelques dures cuire qui parviennent quand m me devenir pub res malgr les privations Celles ci doivent prendre la fameuse pilule qui arr te les menstruations Le tampon c est l objet introuvable de l cole N y a t il pas des filles qui ont leurs r gles en cachette Tu es folle Elles savent que c est contre leur int r t C est elles m mes qui demandent la pilule Cette conversation en son temps avait scandalis Plectrude A pr sent elle admettait les pires manipulations elle trouvait magnifiques les lois Spartiates de l tablissement Son esprit tait subjugu la lettre sous le joug des professeurs leur donnant raison en tout Heureusement l int rieur de sa t te la voix de l enfance encore proche plus savamment contestataire que celle de l adolescence la sauvait qui lui susurrait d hygi niques nor mit s Sais tu pourquoi ce lieu s appelle l cole des rats On d
30. quarante kilos et son beau visage Tout allait pour le mieux Elle parvenait m me ne pas prouver de culpabilit ce qui pour une ancienne anorexique est extraordinaire Comme elle l avait pr vu sa gu rison gu rit sa m re Celle ci quitta enfin sa chambre et revit sa fille qu elle n avait plus aper ue depuis le jour o elle avait vomi Elle la regarda avec consternation et s cria Tu as grossi Oui maman balbutia la petite Quelle id e Tu tais si jolie avant Tu ne me trouves pas jolie comme a Non Tu es grosse Enfin maman Je p se quarante kilos C est bien ce que je disais tu as grossi de huit kilos J en avais besoin C est ce que tu te dis pour avoir bonne conscience Tu avais besoin de calcium pas de poids Si tu t imagines que tu as l air d une danseuse maintenant Mais maman je ne peux plus danser Je ne suis plus une danseuse Sais tu combien j en souffre Ne retourne pas le fer dans la plaie Si tu en souffrais tu n aurais pas tant d app tit Le pire tait la voix dure avec laquelle cette femme lui assena son verdict Pourquoi me parles tu comme a Ne suis je plus ta fille Tu n as jamais t ma fille Cl mence lui raconta tout Lucette Fabien l assassinat de Fabien par Lucette sa naissance en prison le suicide de Lucette Qu est ce que tu me racontes g mit Plec trude Demande ton p re enfin
31. seulement en vue de l criture priv e de son but elle est un code st rile Plectrude ne s tait jamais sentie aussi peu danseuse que depuis son arriv e l cole des rats Dans le cours de ballet qu elle avait fr quent les ann es pr c dentes il y avait place pour de petites chor graphies Ici on faisait des exercices point final La barre finissait par voquer les gal res Cette perplexit semblait partag e par beaucoup d l ves Aucune n en parlait et cependant on sentait le d couragement se r pandre parmi les enfants Il y eut des abandons Ils semblaient avoir t esp r s par les autorit s Ces d fections en entra naient d autres Ce d graissage spontan enchantait les ma tres et meurtrissait Plectrude pour qui chaque d part quivalait un d c s Ce qui devait arriver arriva elle fut tent e de partir Ce qui l en emp cha fut la sourde impression que sa m re le lui reprocherait et que m me ses excellentes explications ne serviraient rien Sans doute les chefs de l cole attendaient ils l abandon d une liste d termin e de personnes car du jour au lendemain leur attitude changea Les l ves furent convoqu es dans une salle plus grande que d habitude o on leur tint d abord ce langage Vous avez d observer ces derniers temps de nombreux d parts Nous n irons pas jusqu dire que nous les avons d lib r ment provoqu s nous n au
32. une mani re ou d une autre O voulez vous en venir Vous tes impr gn e de ce meurtre Ne parlons m me pas des tentatives d assassinat m taphoriques que vous avez subies et que vous vous tes impos es par la suite Comment pourriez vous ne pas devenir meurtri re Plectrude qui n y avait jamais song ne put d s lors qu y penser Et comme il y a une forme de justice elle assouvit son d sir d assassinat sur celle qui le lui avait sugg r Elle prit le fusil qui ne la quittait pas et qui lui tait utile quand elle allait voir ses producteurs et tira sur la tempe d Am lie C est tout ce que j ai trouv pour l emp cher d lucubrer expliqua t elle son mari compr hensif Plectrude et Mathieu qui avaient en commun d avoir souvent travers le fleuve des Enfers regard rent le macchab e avec une larme au coin des yeux Cela renfor a encore la connivence de ce couple tr s mouvant D s lors leur vie devint une syllabe pr s une pi ce d Ionesco Am lie ou comment s en d barrasser C tait un cadavre bien encombrant L assassinat a ceci de comparable avec l acte sexuel qu il est souvent suivi de la m me question que faire du corps Dans le cas de l acte sexuel on peut se contenter de partir Le meurtre ne permet pas cette facilit C est aussi pour cette raison qu il constitue un lien beaucoup plus fort entre les tres A l heure qu il es
33. Am lie Nothomb d montre bien encore raison d un roman par an qu elle poss de le feu de l criture Le feu de Dieu et des d mons en croire la touche finale de ce Robert des noms propres au titre aussi subtil que Cosm tique de l ennemi ou Hygi ne de l assassin Am lie Nothomb Am lie Nothomb Le Robert des noms propres LUCETTE en tait sa huiti me heure d insomnie Dans son ventre le b b avait le hoquet depuis la veille Toutes les quatre ou cinq secondes un sursaut gigantesque secouait le corps de cette fillette de dix neuf ans qui un an plus t t avait d cid de devenir pouse et m re Le conte de f es avait commenc comme un r ve Fabien tait beau il se disait pr t tout pour elle elle l avait pris au mot L id e de jouer au mariage avait amus ce gar on de son ge et la famille perplexe et mue avait vu ces deux enfants mettre leurs habits de noces Peu apr s triomphante Lucette avait annonc qu elle tait enceinte Sa grande s ur lui avait demand Ce n est pas un peu t t Ce ne sera jamais assez t t avait r pondu la petite exalt e Peu peu les choses taient devenues moins f eriques Fabien et Lucette se disputaient beaucoup Lui qui avait t si heureux de sa grossesse lui disait pr sent Tu as int r t cesser d tre folle quand le petit sera l Tu me menaces Il s e
34. Annotation Les tueurs ont des fragilit s plus ou moins incompr hensibles Et l on n imagine pas l influence du hoquet d un f tus sur une fillette de dix neuf ans enceinte fleur de peau A fortiori apr s huit heures d insomnie Ajoutez cela une petite querelle sur le choix du pr nom et hop voil Lucette qui vide le chargeur d un revolver sur la tempe de son mari endormi Rien de tel pour faire dispara tre le hoquet Vite fait bien fait D ailleurs tout file sur les chapeaux de roue dans ce nouvel opus d Am lie Nothomb Robert des noms propres est l histoire de cette enfant n e en prison dont la m re a flingu s chement le p re avant de baptiser sa fille Plectrude et de se suicider dans sa cellule Il y a mieux comme g niteurs Surtout quand par la suite on est recueilli par un oncle et une tante qui vous l vent comme une princesse tort et travers avec qui tous les coups sont permis les plus excentriques les plus capricieux C est l l itin raire d une gamine hors norme belle et farouche rebelle et prodigieusement intelligente cancre et dou e la fois qui se voit danseuse et petit rat l Op ra se nourrit des pages du dictionnaire Le Robert sombre dans l anorexie avant de conna tre les r v lations de sa naissance de vivre avec l homme de sa vie et de rencontrer l auteur Conduisant son r cit avec l g ret et une distance ironique
35. Treize ans elle refusait d y penser a sonnait horrible Le monde des teenagers l attirait aussi peu que possible Treize ans ce devait tre plein de d chirures de malaise d acn de premi re r gles de soutiens gorge et autres atrocit s Douze ans c tait le dernier anniversaire o elle pouvait se sentir l abri des calamit s de l adolescence Elle caressa avec d lectation son torse plat comme le parquet La danseuse alla se blottir dans les bras de sa m re Celui ci la cajola la dorlota lui dit des petits mots d amour la frictionna lui prodigua les mille tendresses exquises que les meilleures des m res donnent leurs filles Plectrude adorait a Elle fermait les yeux de plaisir aucun amour pensait elle ne pourrait lui plaire autant que celui de sa m re Etre dans les bras d un gar on a ne la faisait pas r ver Etre dans les bras de Cl mence c tait l absolu Oui mais sa m re l aimerait elle toujours autant quand elle serait une adolescente boutonneuse Cette id e la terrifia Elle n osa pas poser la question D s lors Plectrude cultiva son enfance Elle tait comme un propri taire terrien qui pendant des ann es aurait dispos d un domaine gigantesque et qui suite une catastrophe n en aurait plus poss d qu un petit arpent Faisant contre mauvaise fortune bon c ur elle entretenait son lopin de terre avec des tr sors de soin et d amour bichonnant les rares f
36. a vite C tait tr s diff rent des le ons de ballet Il fallut rester assise pendant des heures sans bouger Il fallut couter une femme dont les propos n taient pas int ressants Il y eut une r cr ation Elle se pr cipita dans la cour pour faire des bonds tant ses pauvres jambes n en pouvaient plus d immobilit Pendant ce temps les autres enfants jouaient ensemble la plupart se connaissaient d j depuis l cole maternelle Ils se racontaient des choses Plectrude se demanda ce qu ils pouvaient bien se dire Elle se rapprocha pour couter C tait un bruissement ininterrompu produit par un grand nombre de voix qu elle ne parvenait pas attribuer leurs propri taires il y tait question de la ma tresse des vacances d une certaine Magali d lastiques et donne moi un Malabar et Magali c est ma copine mais tais toi t es trop b te maaaaiheuuuu t as pas des Carambar pourquoi je ne suis pas dans la classe de Magali arr te on jouera plus avec toi je le dirai la ma tresse ouh la rapporteuse d abord t avais qu pas me pousser Magali elle m aime plus que toi et puis tes chaussures elles sont moches arr teuh les filles c est b te je suis content de ne pas tre dans ta classe et Magali Plectrude s en fut pouvant e Ensuite il fallut encore couter la ma tresse Ce qu elle disait n tait toujours pas int ressant au moins tait c
37. age n exprimait rien en dehors d une politesse neutre qui tait destin e tous Il tait de grande taille tr s mince et tr s fr le Ses yeux avaient la sagesse de ceux qui ont souffert Quand on lui posait une question il prenait le temps de la r flexion et ce qu il r pondait tait toujours intelligent Plectrude n avait jamais rencontr un gar on aussi peu stupide Il n tait ni particuli rement fort ni spectacu lairement mauvais en aucune mati re Il atteignait dans chaque branche le niveau correct qui lui permettait de ne pas se faire remarquer La petite danseuse dont les r sultats taient constants de nullit avec les ann es l admirait pour cela Encore heureux qu elle e t gagn la sympathie et une certaine estime aupr s de ses pairs sinon elle e t eu encore plus de mal supporter les r actions que suscitaient ses r ponses Pourquoi nous sortez vous de telles pitreries demandaient certains professeurs atterr s de ce qu elle disait Elle e t voulu leur dire que ce n tait pas expr s Mais elle avait le sentiment que cela aggraverait son cas Tant qu provoquer les fous rires de la classe enti re autant plaider la pr m ditation Les professeurs croyaient qu elle tait fi re des r actions du groupe et les suscitait C tait le contraire Quand ses bourdes d clenchaient l hilarit g n rale elle avait envie de se terrer Un exemple parmi des
38. ait Elle fut incarc r e Une infirmi re venait la voir chaque jour Quand on lui annon ait une visite de sa m re ou de sa grande s ur elle refusait Elle ne r pondait qu aux questions concernant sa grossesse Sinon elle restait muette Dans sa t te elle se parlait J ai eu raison de tuer Fabien Il n tait pas mauvais il tait m diocre La seule chose qui n tait pas m diocre en lui c tait son revolver mais il n en aurait jamais fait qu un usage m diocre contre les petits voyous du voisinage ou alors il aurait laiss le b b jouer avec J ai eu raison de le retourner contre lui Vouloir appeler son enfant Tanguy ou Jo lle c est vouloir lui offrir un monde m diocre un horizon d j ferm Moi je veux que mon b b ait l infini sa port e Je veux que mon enfant ne se sente limit par rien je veux que son pr nom lui sugg re un destin hors norme Lucette accoucha en prison d une petite fille Elle la prit dans ses bras et la regarda avec tout l amour du monde Jamais on ne vit jeune m re plus merveill e Tu es trop belle r p tait elle au b b Comment l appellerez vous Plectrude Une d l gation de matonnes de psychologues de vagues juristes et de m decins plus vagues encore d fila aupr s de Lucette pour protester elle ne pouvait pas appeler sa fille comme a Je le peux Il y a eu une sainte Plectrude Je ne sais plus ce qu elle a
39. anche les autres taient fid les leurs habitudes hostiles Dis donc le nouveau il a fait la guerre du Vi t nam ou quoi On va l appeler le balafr Plectrude sentit la col re monter en elle Elle dut se retenir pour ne pas hurler Taisez vous Cette cicatrice est splendide Je n ai jamais vu un gar on aussi sublime La bouche de Mathieu Saladin tait fendue en deux par une longue plaie perpendiculaire bien recousue mais terriblement visible C tait beaucoup trop grand pour voquer la marque postop ratoire d un bec de li vre Pour la danseuse il n y eut aucune h sitation c tait une blessure de combat au sabre Le patronyme du gar on lui voquait les contes des Mille et Une Nuits en quoi elle n avait d ailleurs pas tort car c tait un nom de lointaine origine persane D s lors il allait de soi que le gar on poss dait un sabre recourb Il avait d s en servir pour taillader quelque inf me crois venu revendiquer le tombeau du Christ Avant de mordre la poussi re le chevalier chr tien en un geste vengeur d une mesquinerie r voltante car enfin Mathieu Sala din s tait content de le couper en morceaux ce qui tait bien normal par les temps qui couraient lui avait lanc son p e en travers de la bouche inscrivant pour jamais ce combat sur son visage Le nouveau avait des traits r guliers classiques la fois aimables et impas
40. ant ce que le professeur de danse enseignait tait indispensable et sublime Ce d calage commen a poser quelques probl mes Apr s plusieurs mois la plupart des enfants de la classe parvenaient d chiffrer les lettres et en tracer Plectrude elle semblait avoir d cid que ces choses l ne la concernaient pas quand arrivait son tour et que la ma tresse lui montrait une lettre inscrite au tableau elle pronon ait un son au hasard toujours c t de la plaque avec un manque d int r t un peu trop manifeste L institutrice finit par exiger de voir les parents de cette cancre Denis en fut g n Nicole et B atrice taient de bonnes l ves et ne l avaient pas habitu ce genre d humiliation Cl mence sans l avouer ressentit une obscure fiert d cid ment cette petite rebelle ne faisait rien comme tout le monde Si a continue comme a elle va redoubler son CP annon a la ma tresse mena ante La maman ouvrit des yeux admiratifs elle n avait jamais entendu parler d un enfant qui redoublait son cours pr paratoire Cela lui parut une action d clat une audace une insolence aristocratique Quel enfant oserait redoubler son CP L o m me les plus m diocres s en tiraient sans trop d embarras sa fille affirmait d j cr nement sa diff rence non son exception Denis lui ne l entendit pas de cette oreille Nous allons r agir madame Nous allons pren
41. ant vrombissait sous elle La question l crasait elle fut tent e d y chapper en laissant ses pieds devenir plus lourds que son cerveau A cet instant pr cis une voix hurla de loin Plectrude M appelle t on de chez les morts ou de chez les vivants se demanda t elle Elle se pencha vers l eau comme si elle allait y voir quelqu un Le cri redoubla d intensit Plectrude C tait une voix d homme Elle se retourna en direction du hurlement Ce jour l Mathieu Saladin avait prouv le besoin incompr hensible de quitter son XVIIe arrondissement natal pour se promener le long de la Seine Il profitait de cette journ e douce et grise quand il avait vu venir en sens inverse sur le trottoir une apparition une jeune fille d une splendeur sid rante v tue comme pour un bal costum Il s tait arr t pour la regarder passer Elle ne l avait pas vu Elle ne voyait personne avec ses grands yeux hallucin s Ce fut alors qu il l avait reconnue Il avait souri de joie Je l ai retrouv e On dirait qu elle est toujours aussi folle Cette fois ci je ne la l che plus II s tait livr ce plaisir qui consiste suivre en secret une personne qu on conna t observer ses comportements interpr ter ses gestes Quand elle avait enjamb le Pont Neuf il n avait pas eu peur il l avait vue avec un visage joyeux elle n avait pas l air d sesp r Il s tait accoud au
42. artait au travail avec les deux a n es qu il conduisait l une l cole l autre en maternelle Cl mence restait seule avec la petite derni re D s que la porte se refermait sur son mari et ses enfants elle se m tamorphosait en une autre personne Elle devenait le compos de f e et de sorci re que la pr sence exclusive de Plectrude r v lait en elle Nous avons le champ libre Allons nous changer Elle se changeait au sens le plus profond du terme non seulement elle enlevait ses v tements ordinaires pour s enrouler dans des toffes luxueuses qui lui donnaient l allure d une reine indienne mais elle troquait son me de m re de famille contre celle d une cr ature fantasmagorique dot e de pouvoirs exceptionnels Sous le regard fixe de l enfant la jeune femme de vingt huit ans laissait sortir de son sein la f e de seize ans et la sorci re de dix mille ans qui y taient contenues Elle d shabillait ensuite la petite et la rev tait de la robe de princesse qu elle lui avait achet e en cachette Elle la prenait par la main et la conduisait devant le grand miroir o elles se contemplaient Tu as vu comme nous sommes belles Plectrude soupirait de bonheur Puis elle dansait pour charmer sa petite de trois ans Celle ci jubilait et entrait dans la danse Cl mence lui tenait les mains pour soudain empoigner sa taille et la faire voler dans les airs Plectrude poussait des cris de joie
43. as d attirer l attention m me si pour tre sinc re cela ne lui d plaisait pas mais d tre rejet e renvoy e expuls e comme le corps tranger qu elle tait Le reste de la classe l entendait prof rer des monstruosit s g ographiques le Nil prend sa source dans la mer M diterran e et ne se jette nulle part g om triques l angle droit bout quatre vingt dix degr s orthographiques le participe pass s accorde avec les femmes sauf quand il y a un homme dans le groupe historiques Louis XIV devint protestant quand il pousa Edith de Nantes et biologiques le chat a les yeux nubiles et les griffes nyctalopes avec admiration Admiration du reste partag e par la fillette elle m me En effet ce n tait pas sans un tonnement extatique qu elle s entendait dire de telles bourdes elle n en revenait pas de contenir tant de perles surr alistes et prenait conscience de l infini qui tait en elle Quant aux autres l ves ils taient persuad s que l attitude de Plectrude tait pure provocation Chaque fois que le professeur l interrogeait ils retenaient leur souffle puis ils s merveillaient de l aplomb naturel avec lequel elle sortait ses trouvailles Ils croyaient que son but tait de se moquer de l institution scolaire et applaudissaient son courage Sa r putation franchit les limites de la classe A la r cr ation
44. cess de consid rer Cl mence comme sa m re peu lui importait qu elle fut sortie de son ventre ou non Elle tait sa m re parce qu elle tait celle qui lui avait vraiment donn la vie et c tait la m me qui pr sent voulait la lui retirer A sa place nombre d adolescentes se seraient suicid es L instinct de survie devait tre sacrement ancr en Plectrude car elle finit par se relever en disant haute et calme voix Je ne te laisserai pas me tuer maman Elle se reprit en main autant que cela tait possible une fille de seize ans qui avait tout perdu Puisque sa m re tait devenue folle elle serait adulte sa place Elle s inscrivit un cours de th tre Elle y f t grande impression Son pr nom y contribua S appeler Plectrude c tait double tranchant soit on tait laide et ce pr nom soulignait votre laideur soit on tait belle et l trange sonorit de Plectrude d multipliait votre beaut Ce qui fut son cas On tait d j frapp quand on voyait entrer cette jeune fille aux yeux superbes et la d marche de danseuse Quand on apprenait son pr nom on la regardait davantage et on admirait ses cheveux sublimes son expression tragique sa bouche parfaite son teint id al Son professeur lui dit qu elle avait un physique elle trouva cette expression trange tout le monde n avait il pas un physique et lui consei
45. cinq et n avait donc pas m me grandi d un demi centim tre depuis son entr e l cole des rats Son poids trente deux kilos Il lui semblait parfois qu elle n avait jamais eu de vie avant Elle esp rait que son existence ne changerait jamais L admiration d autrui r elle ou fantasm e lui suffisait comme rapport affectif Elle savait aussi que sa m re l aimait follement Mine de rien la conscience de cet amour lui servait de colonne vert brale Un jour elle parla de ses probl mes de jambes Cl mence celle ci se contenta de lui dire Que tu es courageuse Plectrude savoura le compliment Pourtant en son for int rieur elle eut l impression que sa m re e t d lui dire quelque chose de tr s diff rent Elle ne savait pas quoi Ce qui devait arriver arriva Un matin de novembre comme Plectrude venait de se lever en mordant son chiffon pour ne pas hurler de douleur elle s effondra elle entendit un craquement dans sa cuisse Elle ne pouvait plus bouger Elle appela l aide On l hospitalisa Un docteur qui ne l avait pas encore vue examina ses radios Quel ge a cette femme Quinze ans Quoi Elle a l ossature d une m nopau s e de soixante ans On l interrogea Elle d voila le pot aux ros s elle ne prenait plus aucun produit laitier depuis deux ann es l ge o le corps en a des besoins d mentiels Vous tes anorexique Non voyons s insurgea t elle de
46. dans son lit elle se racontait des histoires beaucoup plus intenses Mathieu Saladin et elle taient enferm s dans un tonneau que l on jetait dans les chutes du Niagara Le tonneau explosait sur des rochers et c tait tour tour elle ou lui qui tait bless ou inanim et qu il fallait sauver Les deux versions avaient du bon Quand c tait elle qu il fallait sauver elle adorait qu il plonge pour la rechercher au fond des remous qu il l enlace pour la ramener la vie puis que sur la berge il lui fasse la respiration artificielle quand c tait lui qui tait bless elle le sortait de l eau et se racontait ses plaies dont elle l chait le sang se r jouissant des nouvelles cicatrices qui allaient le rendre encore plus beau Elle finissait par ressentir des frissons de d sir qui la rendaient folle Elle attendait la rentr e comme une lib ration Ce fut une incarc ration Elle savait qu l cole des rats r gnerait une discipline de fer Pourtant ce qu elle y d couvrit surpassa de loin ses pressentiments les plus d lirants Plectrude avait toujours t la plus mince de tous les groupements humains dans lesquels elle s tait aventur e Ici elle faisait partie des normales Celles qu on qualifiait de minces eussent t appel es squelettiques en dehors du pensionnat Quant celles qui dans le monde ext rieur eussent t trouv es de proportions ordinaires elles taient en ces murs trait es de gro
47. de seuls les yeux grandissaient Est ce qu on va vraiment l appeler comme a demanda un jour Denis Bien s r Ma s ur a tenu ce qu elle porte ce pr nom Ta s ur tait folle Non Ma s ur tait fragile De toute fa on c est joli Plectrude Tu trouves Oui Et puis a lui va bien Je ne suis pas d accord Elle a l air d une f e Moi je l aurais appel e Aurore C est trop tard Les petites l ont d j adopt e sous son vrai pr nom Et je t assure que a lui va bien a fait princesse gothique Pauvre gosse A l cole a sera lourd porter Pas pour elle Elle a assez de personnalit pour a Plectrude pronon a son premier mot l ge normal et ce fut Maman Cl mence s extasia Hilare Denis lui fit observer que le premier mot de chacun de ses enfants et d ailleurs de tous les enfants du monde tait Maman Ce n est pas pareil dit Cl mence Pendant tr s longtemps maman fut le seul mot de Plectrude Comme le cordon ombilical ce mot lui tait un lien suffisant avec le monde D embl e elle l avait vois la perfection avec sa voyelle nasale la fin d une voix s re au lieu du mamamama de la plupart des b b s Elle le pronon ait rarement mais quand elle le pronon ait c tait avec une clart solennelle qui for ait l attention On e t jur qu elle choisissait son moment pour m nager ses effets Cl mence avait six
48. dre la situation en main Le redoublement est il encore vitable demanda Cl mence pleine d un espoir que les tiers interpr t rent l envers Bien s r Du moment qu elle parvient lire les lettres avant la fin de l ann e scolaire La maman cacha sa d ception C tait trop beau pour tre vrai Elle les lira madame dit Denis C est bizarre cette petite a pourtant l air tr s intelligente C est possible monsieur Le probl me c est que a ne l int resse pas a ne l int resse pas releva Cl mence Elle est formidable a ne l int resse pas Quelle personnalit L o les m mes avalent tout sans broncher ma Plectrude fait d j le tri entre ce qui est int ressant et ce qui ne l est pas a ne m int resse pas Papa Enfin c est int ressant d apprendre lire protesta Denis Pourquoi Pour lire des histoires Tu parles Dans le livre de lecture la ma tresse nous lit parfois des histoires C est tellement emb tant que j arr te d couter au bout de deux minutes Cl mence applaudit mentalement Tu veux redoubler ton CP C est a que tu veux s emporta Denis Je veux devenir danseuse M me pour devenir danseuse tu dois r ussir ton CP L pouse s aper ut soudain que son mari avait raison Elle r agit aussit t Dans sa chambre elle alla chercher un gigantesque livre du si cle dernier Elle prit la petite sur ses genoux et feuilleta a
49. e C est pas ma faute C est toi qui l as voulu Je peux pas le porter ta place On peut savoir ce que tu fais l apr s midi Non Elle clata de rage Je ne sais plus rien moi Tu ne me dis plus rien A part le b b rien ne t int resse Tu n as qu tre int ressant Alors je m int resserai toi Je suis int ressant Vas y int resse moi si tu en es capable Il soupira et partit chercher un tui Il en sortit un revolver Elle ouvrit de grands yeux C est a que je fais l apr s midi Je tire O a Un club secret Aucune importance Il y a de vraies balles dedans Oui Pour tuer les gens Par exemple Elle caressa l arme avec fascination Je deviens bon tu sais Je touche le c ur de la cible au premier coup C est une sensation que tu ne peux pas imaginer J adore Quand je commence je ne peux plus m arr ter Je comprends Cela ne leur arrivait pas souvent de se comprendre La grande s ur qui avait d j deux petits enfants venait voir Lucette qu elle adorait Elle la trouvait si jolie toute fr le avec son gros ventre Un jour elles se disput rent Tu devrais lui dire de chercher un boulot Il va tre p re Nous avons dix neuf ans C est les parents Qui paient Ils ne vont pas payer ternellement Pourquoi viens tu m emb ter avec ces histoires C est important quand m me Il faut toujours que tu vienne
50. e et le luxe est ce dont les mes bien n es ont le plus ardent besoin L amiti donne l enfant le sens du faste de l existence De retour l appartement Plectrude annon a avec solennit J ai une amie C tait la premi re fois qu on l entendait dire cela Cl mence en eut d abord un pincement au c ur Tr s vite elle parvint se raisonner il n y aurait jamais de concurrence entre l intruse et elle Les amis a passe Une m re a ne passe pas Invite la d ner dit elle sa fille Plectrude ouvrit des yeux terrifi s Pourquoi Comment pourquoi Pour nous la pr senter Nous voulons conna tre ton amie La petite d couvrit cette occasion que quand on voulait rencontrer quelqu un on l invitait d ner Cela lui parut inqui tant et absurde connaissait on mieux les gens quand on les avait vus manger Si tel tait le cas elle n osait imaginer l opinion qu on avait d elle l cole o la cantine tait pour elle un lieu de torture et de vomissements Plectrude se dit que si elle voulait conna tre quelqu un elle l inviterait jouer N tait ce pas dans le jeu que les gens se r v laient Roselyne n en fut pas moins invit e d ner puisque tel tait l usage pour les adultes Les choses se pass rent tr s bien Plectrude attendit avec impatience que les mondanit s s achevassent elle savait qu elle dormirait avec son amie dans sa chambre et cette
51. e laissait pantois d incompr hension Elle avait appris mimer ce que les gens croyaient tre le langage d une surdou e Par exemple au terme d un charabia chevel elle concluait par un limpide C est vident Ce n tait pas du tout vident pour les ma tres et ma tresses Mais ils pr f raient ne pas s en vanter et donnaient cette l ve leur nihil obstat G nie ou pas g nie la fillette n avait qu une obsession la danse Plus elle grandissait plus les professeurs s merveillaient de ses dons Elle avait la virtuosit et la gr ce la rigueur et la fantaisie la joliesse et le sens tragique la pr cision et l lan Le mieux c est qu on la sentait heureuse de danser prodigieusement heureuse On sentait sa jubilation livrer son corps la grande nergie de la danse C tait comme si son me n avait attendu que cela depuis dix mille ans L arabesque la lib rait de quelque myst rieuse tension int rieure Qui plus est on devinait qu elle avait le sens du spectacle la pr sence d un public augmentait son talent et plus les regards dont elle tait l objet avaient d acuit plus son mouvement tait intense Il y avait aussi ce miracle de sveltesse qui ne la l chait pas Plectrude tait et restait d une minceur digne d un bas relief gyptien Sa l g ret insultait aux lois de la pesanteur Enfin sans jamais s tre consult s les professeurs disaient d elle la m
52. e haute tour avec une consigne invivable Pourquoi a se termine toujours mal demanda un jour Roselyne Parce que c est beaucoup plus beau comme a assura Plectrude Cet hiver l la danseuse inventa un jeu sublime d h ro sme il s agissait de se laisser ensevelir par la neige sans bouger sans opposer la moindre r sistance Faire un bonhomme de neige c est trop facile avait elle d cr t Il faut devenir un bonhomme de neige en restant debout sous les flocons ou un gisant de neige en se couchant dans un jardin Roselyne la regarda avec admiration sceptique Toi tu feras le bonhomme et moi le gisant encha na Plectrude Son amie n osa dire ses r ticences Et elles se retrouv rent toutes les deux sous la neige l une allong e m me le sol et l autre debout Cette derni re cessa tr s vite de trouver a dr le elle avait froid aux pieds envie de bouger aucune envie de se transformer en monument vivant et en plus elle s ennuyait car en dignes statues les deux fillettes taient tenues de se taire Le gisant lui exultait Il avait gard les yeux ouverts comme les morts avant l intervention d un tiers En se couchant par terre il avait abandonn son corps il s tait d solidaris de la sensation glaciale et de la peur physique d y laisser sa peau Il n tait plus qu un visage soumis aux forces du ciel Sa f minit d enfant de dix ans n tait pas pr sente non qu elle fut encombra
53. e plus homog ne que le bavardage des m mes C e t t supportable s il n y avait eu ce devoir d immobilit Heureusement il y avait une fen tre Dis donc toi Au cinqui me dis donc toi et comme la classe enti re riait Plectrude comprit qu on s adressait elle et tourna vers l assembl e des yeux stup faits Tu en mets du temps r agir dit la ma tresse Tous les enfants s taient retourn s pour regarder celle qui avait t prise en faute C tait une sensation atroce La petite danseuse se demanda quel tait son crime C est moi qu il faut re garder et pas la fen tre conclut la femme Comme il n y avait rien r pondre l enfant se tut On dit Oui madame Oui madame Comment t appelles tu demanda l institutrice l air de penser Je t ai l il toi Plectrude Pardon Plectrude articula t elle d une voix claire Les enfants taient encore trop petits pour tre conscients de l normit de ce pr nom Madame elle carquilla les yeux v rifia sur son registre et conclut Eh bien si tu cherches faire ton int ressante c est r ussi Comme si c tait elle qui avait choisi son propre pr nom La petite pensa Elle en a de bonnes celle l C est elle qui cherche faire son int ressante La preuve c est qu elle ne supporte pas de ne pas tre regard e Elle veut se faire remarquer mais elle n est pas int
54. elle p se quarante kilos revient lui interdire de grandir Une fillette face un tel d sastre n a que deux possibilit s la rechute dans l anorexie ou la boulimie Par miracle Plectrude ne sombra ni dans l une ni dans l autre Elle conserva son app tit Elle avait des fringales que n importe quel m decin e t trouv es salutaires et que Cl mence d clarait monstrueuses En v rit c tait une sant supr me qui intimait Plectrude d avoir faim elle avait des ann es d adolescence rattraper Gr ce sa fr n sie de fromage elle grandit de trois centim tres Un m tre cinquante huit c tait quand m me mieux qu un m tre cinquante cinq comme taille adulte A seize ans elle eut ses r gles Elle l annon a Cl mence comme une merveilleuse nouvelle Celle ci haussa les paules avec m pris a ne te fait pas plaisir que je sois enfin normale Combien p ses tu Quarante sept kilos C est bien ce que je pensais tu es ob se Quarante sept kilos pour un m tre cinquante huit tu trouves a ob se Regarde la v rit en face tu es norme Plectrude qui avait retrouv le plein usage de ses jambes alla se jeter sur son lit Elle ne pleura pas elle ressentit une crise de haine qui dura des heures Elle tapait du poing sur son oreiller et l int rieur de son cr ne une voix hurlait Elle veut me tuer Ma m re veut ma mort Jamais elle n avait
55. elligente elle se demanda pourquoi elle ne parvenait pas r soudre des calculs faciles alors que pendant les tests elle avait r pondu correctement des exercices qui la d passaient Elle se souvint qu elle n avait absolument pas r fl chi pendant ces examens et conclut que la clef tait dans l irr flexion absolue D s lors elle prit soin de ne plus r fl chir quand on la mettait devant une op ration et de noter les premiers chiffres qui lui passaient par la t te Ses r sultats n en devinrent pas meilleurs mais ils n en devinrent pas pires non plus Elle d cida par cons quent de conserver cette m thode qui pour tre d une inefficacit gale la pr c dente tait d foulante ravir Et ce fut ainsi qu elle devint la cancre le plus estim e de France Tout e t t parfait s il n y avait eu la fin de chaque ann e scolaire ces formalit s ennuyeuses destin es s lectionner ceux qui auraient le bonheur de passer dans la classe sup rieure Cette p riode tait le cauchemar de Plec trude qui n tait que trop consciente du r le du hasard dans ces p rip ties Heureusement sa r putation de g nie la pr c dait quand le professeur voyait l incongruit de ses r sultats en math matiques il en concluait que l enfant avait peut tre raison dans une autre dimension et passait l ponge Ou alors il questionnait la petite sur son raisonnement et ce qu elle disait l
56. emi lune id ales pour les r flexions de derni re minute Hommes et femmes se retournaient sur le passage de cette beaut qui ne s en rendait pas compte tant son projet l absorbait Elle ne s tait plus sentie aussi euphorique depuis l enfance Elle s assit sur le bord du pont pieds dans le vide Beaucoup de gens adoptaient cette position qui n attirait plus l attention de personne Elle regarda autour d elle Un ciel gris pesait sur Notre Dame l eau de la Seine frisait au vent Soudain l ge du monde frappa Plec trude comme ses dix neuf ann es seraient vite englouties dans les si cles de Paris Elle eut un vertige et son exaltation tomba toute cette grandeur de ce qui dure toute cette ternit dont elle ne ferait pas partie Elle avait apport la terre un enfant qui ne se souviendrait pas d elle Sinon rien La seule personne qu elle avait aim e d amour tait sa m re en se tuant elle ob issait celle qui ne l aimait plus C est faux il y a aussi Simon Je l aime Mais vu combien l amour d une m re est nocif il vaut mieux que je le lui pargne Sous ses jambes le grand vide du fleuve l appelait Pourquoi ai je attendu ce moment pour sentir ce qui me manque Ma vie a faim et soif il ne m est rien arriv de ce qui peut nourrir et abreuver l existence j ai le c ur dess ch la t te d nutrie la place de l me j ai une carence est ce dans cet tat qu il faut mourir Le n
57. es l avaient par e lui envoy rent alors la pire des plaies d Egypte une plaie de Belgique Quelques ann es avaient pass Vivre le parfait amour avec Mathieu Saladin musicien de son tat avait donn Plectrude le courage de devenir chanteuse sous un pseudonyme qui tait un nom de dictionnaire et qui convenait ainsi la dimension encyclop dique des souffrances qu elle avait connues Robert Il est r gulier que les plus grands malheurs prennent d abord le visage de l amiti Plectrude rencontra Am lie Nothomb et vit en elle l amie la s ur dont elle avait tant besoin Plectrude lui raconta sa vie Am lie couta avec effarement ce destin d Atride Elle lui demanda si tant de tentatives de meurtre sur sa personne ne lui avaient pas donn le d sir de tuer en vertu de cette loi qui fait des victimes les meilleurs des bourreaux Votre p re a t assassin par votre m re quand elle tait enceinte de vous au huiti me mois de sa grossesse On a la certitude que vous tiez veill e puisque vous aviez le hoquet Donc vous tes t moin Mais je n ai rien vu Vous avez forc ment per u quelque chose Vous tes un t moin d un genre tr s sp cial un t moin in utero Il para t que dans le ventre de leur rn re les b b s entendent la musique et savent si leurs parents font l amour Votre m re a vid le chargeur sur votre p re dans un tat de violence extr me vous avez d le ressentir d
58. ff rente de celle de Roselyne En v rit elle tait ce point danseuse qu elle vivait les moindres sc nes de sa vie comme des ballets Les chor graphies autorisaient que le sens du tragique se manifest t tout bout de champ ce qui dans le quotidien tait grotesque ne l tait pas l op ra et l tait encore moins en danse Je me suis donn e la neige dans le jardin je me suis couch e sous elle et elle a lev une cath drale autour de moi je l ai vue construire lentement les murs puis les vo tes j tais le gisant avec la cath drale pour moi seul ensuite les portes se sont referm es et la mort est venue me chercher elle tait d abord blanche et douce puis noire et violente elle allait s emparer de moi quand mon ange gardien est venu me sauver la derni re seconde Tant qu tre sauv e il valait mieux l tre la derni re seconde c tait beaucoup plus beau comme a Un salut qui n e t pas t ultime c e t t une faute de go t Roselyne ne savait pas qu elle jouait le r le de l ange gardien Plectrude eut douze ans C tait la premi re fois qu un anniversaire lui donnait un vague pincement au c ur Jusque l une ann e de plus a lui paraissait toujours bon prendre c tait un motif de fiert un pas h ro que vers des lendemains forc ment beaux Douze ans c tait comme une limite le dernier anniversaire innocent
59. hissement tait en contradiction avec l obsession nouvelle Plectrude se dit que c tait a aussi quitter l enfance ne plus se r jouir l approche de No l C tait la premi re fois que cela lui arrivait Elle avait eu raison l an pass de tant craindre l ge de treize ans Elle avait vraiment chang Tous le constat rent Sa maigreur les frappa sa m re fut la seule s en merveiller Denis Nicole B atrice et Roselyne qu on avait invit e d sapprouv rent Tu as un visage en lame de couteau Elle est danseuse protesta Cl mence Il ne fallait pas vous attendre ce qu elle nous revienne avec des joues rondes Tu es tr s belle ma ch rie Au del de sa maigreur une modification plus profonde les laissa d autant plus perplexes qu ils ne lui trouv rent pas de nom Peut tre n os rent ils simplement pas la formuler tant elle tait sinistre Plectrude avait perdu beaucoup de sa fra cheur Elle qui avait toujours t une fillette rieuse manquait pr sent de cet entrain qu on lui avait connu C est sans doute le choc des retrouvailles pensa Denis Mais cette impression s accentua au fil des jours C tait comme si la danseuse tait absente Sa bienveillance apparente cachait mal son indiff rence Quant aux repas ils semblaient la torturer On avait l habitude qu elle mange tr s peu maintenant elle n avalait carr ment plus rien et on la sentait
60. hnologue face aux m urs d une peuplade exotique Cette mani re de peler son orange avec un couteau c est beau c est tonnant ou encore Crotte c est tellement inattendu Elle allait au devant des nouveaux avec l accueillante g n rosit d une Tahitienne recevant des marins europ ens et brandissant son sourire en guise de collier d hibiscus Le nouveau tait particuli rement poignant quand il poussait l incongruit jusqu arriver en cours d ann e scolaire au lieu de se joindre au troupeau de septembre C tait le cas de ce nouveau nouveau La petite danseuse tait d j dans les meilleures dispositions envers lui quand il entra Le visage de Plectrude se figea en un m lange d horreur et d admiration Il s appelait Mathieu Saladin On lui trouva une place au fond pr s du chauffage Plectrude n couta pas un mot de ce que le professeur racontait Ce qu elle prouvait tait extraordinaire Elle avait mal la cage thora cique et elle adorait a Mille fois elle voulut se retourner pour regarder le gar on En g n ral elle ne se privait pas de contempler les gens jusqu l impolitesse L elle ne pouvait pas Vint enfin la r cr ation En des temps plus ordinaires la petite danseuse fut venue au devant du nouveau avec un sourire lumineux pour le mettre l aise Cette fois elle restait d sesp r ment immobile En rev
61. i ont fait d une fausse joliesse un principe de m pris et d exclusion mais de ceux qui simplement ravis par leur image veulent associer les autres leur joie naturelle Si les Arsino d ployaient t cher de tirer meilleur parti de leur propre physique l nergie qu elles consacrent d blat rer contre les C lim ne elles seraient deux fois moins laides D j la sortie de l cole des Arsino de tous les ges s en prenaient Plectrude Celle ci en bonne C lim ne n en avait cure et ne se souciait que de ses admirateurs sur le visage desquels elle guettait la surprise enchant e La petite y prouvait un plaisir ing nu qui la rendait encore plus belle Cl mence ramenait au logis les trois enfants Tandis que les a n es s affairaient aux devoirs ou aux dessins elle pr parait des repas s rieux _ du jambon de la pur e et souriait parfois de la diff rence de traitement alimentaire de sa prog niture Pourtant on n e t pas pu l accuser de favoritisme elle aimait autant ses trois enfants C tait pour chacune un amour l image de celle qui l inspirait sage et solide pour Nicole et B atrice fou et f erique pour Plectrude Elle n en tait pas moins une bonne m re Quand on demanda la petite ce qu elle voulait comme cadeau d anniversaire pour ses quatre ans elle r pondit sans l ombre d une h sitation Des chaussons de ballerine Mani re subtile de sign
62. ifier ses parents ce qu elle voulait devenir Rien n e t pu donner plus de joie Cl mence elle avait t refus e quinze ans l examen d entr e des petits rats de l Op ra et ne s en tait jamais consol e On inscrivit Plectrude un cours de ballet pour d butantes de quatre ans Non seulement elle n en fut pas renvoy e pour cause de regard intense mais elle y fut aussit t distingu e Cette petite a des yeux de danseuse dit la professeur Comment peut on avoir des yeux de danseuse s tonna Cl mence N a t elle pas plut t un corps de danseuse une gr ce de danseuse Oui elle a tout cela Mais elle a aussi des yeux de danseuse et croyez moi c est le plus important et le plus rare Si une ballerine n a pas de regard elle ne sera jamais pr sente sa danse Ce qui tait certain c tait que les yeux de Plectrude atteignaient quand elle dansait une intensit extraordinaire Elle s est trouv e pensait Cl mence A cinq ans la petite n allait toujours pas l cole maternelle Sa m re estimait qu aller quatre fois par semaine au cours de ballet suffisait lui apprendre l art de vivre avec d autres enfants On n enseigne pas que a en maternelle protestait Denis A t elle vraiment besoin de savoir comment coller des gommettes faire des colliers de nouilles et du macram disait son pouse les yeux au ciel En v rit Cl mence vo
63. im jusqu la moindre trace de produits laitiers dans son alimentation En effet elle avait remarqu qu il lui suffisait de quelques cuiller es de yaourt maigre pour se sentir gonfl e encore e t il fallu voir ce qu elle appelait gonfl e Or le yaourt maigre tait le seul laitage admis dans l tablissement S en passer revenait liminer tout apport en calcium lequel tait cens cimenter l adolescence Si fous que fussent les adultes de l cole aucun ne recommandait de se priver de yaourt et m me les l ves les plus d charn es en mangeaient Plectrude bannit cet aliment Cette carence entra na tr s vite d atroces douleurs dans les jambes pour peu que la petite rest t immobile quelques heures ce qui tait le cas la nuit Pour liminer cette souffrance il fallait se lever et bouger Mais le moment o les jambes se remettaient en mouvement tait un supplice digne d une s ance de torture Plectrude devait mordre un chiffon pour ne pas hurler Elle avait chaque fois l impression que les os de ses mollets et de ses cuisses allaient se rompre Elle comprit que la d calcification tait la cause de ce tourment Pourtant elle ne put se d cider reprendre de ce maudit yaourt Sans le savoir elle tait victime de la machine int rieure de l anorexie qui consid re chaque privation comme irr versible sauf ressentir une culpabilit ins
64. is qu elle avalait une bouch e elle finit par protester Maman cesse de me regarder comme a Tu n as jamais vu quelqu un manger C est pour ton bien ma ch rie Je m inqui te de ta boulimie Boulimie Plectrude regarda fixement son p re puis ses s urs avant de dire Vous tes trop l ches pour me d fendre Le p re balbutia a ne me d range pas que tu aies bon app tit L che lan a la jeune fille Je mange moins que toi Nicole haussa les paules J en ai rien foutre de vos conneries Je n en attendais pas moins de toi grin a l adolescente B atrice respira un grand coup puis elle dit Bon maman j aimerais que tu laisses ma s ur tranquille d accord Merci dit la jeune fille Ce fut alors que Cl mence sourit et clama Ce n est pas ta s ur B atrice Qu est ce que tu racontes Crois tu que le moment soit bien choisi murmura Denis La m re se leva et alla chercher une photo qu elle jeta sur la table C est Lucette ma s ur qui est la vraie m re de Plectrude Pendant qu elle racontait l histoire Nicole et B atrice la petite avait saisi la photo et regardait avidement le joli visage de la morte Les s urs taient abasourdies Je lui ressemble dit l adolescente Elle pensa que sa m re s tait suicid e dix neuf ans et que ce serait son destin elle aussi J ai seize ans Encore trois ans vivre et un enfant mettre au monde
65. it que c est le nom des l ves mais c est celui des professeurs Oui ce sont des rats des pingres avec de grandes dents pour ronger la viande sur le corps des ballerines Nous avons du m rite avoir la passion de la danse alors qu ils l ont si peu eux ce qui les int resse en bons rats qu ils sont c est de nous ratisser de nous bouffer Rats a veut dire avares et si a n tait que d argent Avares de beaut de plaisir de vie et m me de danse Tu parles qu ils aiment la danse Ils sont ses pires ennemis Ils sont choisis pour leur haine de la danse expr s parce que s ils l aimaient ce serait trop facile pour nous Aimer ce qu aim son professeur ce serait trop naturel Ici on exige de nous ce qui est surhumain se sacrifier pour un art ha de nos ma tres trahi cent fois par jour par la petitesse de leur esprit La danse c est l lan la gr ce la g n rosit le don absolu le contraire de la mentalit d un rat Le dictionnaire Robert lui fournit l alimentation qu elle n avait plus Plectrude lut avec gourmandise et d lectation rat d gout tre fait comme un rat face de rat radin rapiat Oui vraiment l cole portait bien son nom Il y avait pourtant une salubrit r elle choisir des professeurs abjects L institution pensait non sans raison qu il e t t immoral d encourager les ballerines La danse art total s il en fut requ rait l investis
66. la pertinence de cette exp rimentation il ne pouvait s emp cher de remuer Par ailleurs la position debout favorisait moins l ensevelissement et encore moins la soumission Roselyne regardait le gisant en se demandant ce qu elle devait faire Elle connaissait le caract re jusqu au boutiste de son amie et savait qu elle lui interdirait de se m ler de son salut Elle avait re u la consigne de ne pas parler mais elle d cida de l enfreindre Plectrude tu m entends Il n y eut pas de r ponse Cela pouvait signifier que furieuse de la d sob issance du bonhomme elle d cidait de le punir par le silence Une telle attitude e t t dans son caract re Cela pouvait aussi signifier quelque chose de tr s diff rent Temp te sous le cr ne de Roselyne La couche de neige tait devenue si paisse sur le visage du gisant que m me en cillant il ne pouvait plus l vacuer Les orifices qui jusque l taient rest s libres autour des yeux se referm rent D abord la lumi re du jour parvint encore passer au travers du voile et le gisant eut la sublime vision d un d me de cristaux quelques millim tres de ses pupilles c tait beau comme un tr sor de gemmes Bient t le linceul devint opaque Le candidat la mort se retrouva dans le noir La fascination des t n bres tait grande il tait incroyable de d couvrir qu en dessous de tant de blancheur r gnait
67. leurs d enfance qu il lui tait encore possible d arroser Elle se coiffait de nattes ou de couettes se v tait exclusivement de salopettes se promenait en serrant un ours en peluche sur son c ur s asseyait sur le sol pour nouer les lacets de ses Kickers Pour se livrer ces comportements de m me elle n avait pas se forcer elle se laissait aller au versant favori de son tre consciente que l ann e suivante elle ne le pourrait plus De tels r glements peuvent sembler bizarres Ils ne le sont pas pour les enfants et les petits adolescents qui observent avec minutie ceux des leurs qui sont soit en avance soit en retard avec des admirations aussi paradoxales que leur m pris Ceux qui exag rent soit leurs avances soit leurs retards s attirent l opprobre la sanction le ridicule ou plus rarement une r putation h ro que Prenez une classe de cinqui me de quatri me et demandez n importe quelle fille de cette classe lesquelles de ses cons urs portent d j un soutien gorge vous serez tonn de la pr cision de la r ponse Dans la classe de Plectrude cinqui me d j il y en eut bien quelques unes pour se moquer de ses couettes mais c tait pr cis ment des filles qui taient en avance du c t du soutien gorge ce qui leur valait plus de d rision que de louanges on pourrait donc supposer que leurs railleries compensaient leur jalousie pour le torse plat de la danseuse L at
68. lla de se pr senter des castings Ce fut ainsi qu on la s lectionna pour jouer le r le de G raldine Chaplin adolescente dans un t l film en la voyant l actrice s exclama Je n tais pas si belle son ge On ne pouvait pourtant nier une certaine parent entre ces deux visages d une minceur extr me Ce genre de prestations rapportait la jeune fille un peu d argent pas assez h las pour lui permettre de fuir sa m re ce qui tait devenu son but Le soir elle rentrait l appartement le plus tard possible afin de ne pas croiser Cl mence Elle ne pouvait cependant toujours l viter et se voyait alors accueillie d un Tiens Voil Bouboule Dans le meilleur des cas Dans le pire cela devenait Bonsoir Dondon On pourrait mal comprendre comment des propos aussi surr alistes la blessaient ce point ce serait ignorer l air d go t avec lequel ces commentaires lui taient ass n s Un jour Plectrude osa r pliquer que B atrice sept kilos de plus qu elle ne recevait jamais de remarques aussi d sobligeantes A quoi sa m re r pondit a n a rien voir tu sais bien Elle n eut pas l audace de dire que non elle ne savait pas bien Tout ce qu elle comprit c est que sa s ur avait le droit d tre normale et pas elle Un soir comme Plectrude n avait pu trouver de pr texte pour ne pas d ner avec les siens et comme Cl mence prenait un air scandalis chaque fo
69. ls prennent leurs cours s par ment On ne les voit jamais Rien que des filles alors Quelle gal re Tu sais on n a pas le temps de penser ces choses l Plectrude n eut pas le courage de se lancer dans ses explications sur la barri re qui s parait les plus de quarante kilos des moins de quarante kilos mais elle en sentait plus que jamais la r alit Qu est ce qu elle s en fichait de ces ridicules flirts scolaires Cette pauvre Roselyne lui faisait d autant plus piti qu elle portait d sormais un soutien gorge Tu veux que je te le montre Quoi Mon soutif Tu n arr tes pas de le zieuter pendant que je te parle Roselyne souleva son tee shirt Plectrude hurla d horreur En son for int rieur la petite qui avait appris danser contre ses professeurs apprit aussi vivre contre sa famille Elle ne lui disait rien mais elle observait les siens avec consternation Comme ils sont affal s Comme ils sont soumis aux lois de la pesanteur La vie ce doit tre plus et mieux que a Elle trouvait que leur existence l inverse de la sienne n avait aucune tenue Et elle avait honte pour eux Parfois elle se demandait si elle n tait pas une orpheline qu ils avaient adopt e Je t assure qu elle m inqui te Elle est tr s maigre dit Denis Oui et alors C est une danseuse r pondit Cl mence Les danseuses ne sont pas toujours aussi maigres qu elle
70. lui valoir il l e t boucl e Combien de fois Plectrude ne lui cria t elle pas Et dire que tu m as laiss e attendre sept ans Et dire que tu m a laiss e souffrir A quoi Mathieu protestait Toi aussi tu m as laiss Pourquoi ne m avais tu pas dit que tu m aimais douze ans C est le r le du gar on coupait Plectrude p remptoire Un jour comme Plectrude entamait le couplet du d j c l bre et dire que tu m as laiss e attendre sept ans Mathieu y coupa court par une r v lation Tu n es pas la seule avoir t l h pital De douze dix huit ans j ai t hospitalis six fois Monsieur s est trouv une nouvelle excuse Et pour quels bobos te soignait on Pour tre plus complet sache que de un dix huit ans j ai t hospitalis dix huit fois Elle fron a les sourcils C est une longue histoire commen a t il A l ge d un an Mathieu Saladin tait mort Le b b Mathieu Saladin marchait quatre pattes dans le salon de ses parents explorant l univers passionnant des pieds de fauteuil et des dessous de table Dans une prise de courant il y avait une rallonge qui ne donnait sur rien Le b b s int ressa cette ficelle qui s achevait sur un demi bulbe des plus saisissants il le mit dans sa bouche et saliva Il re ut une d charge qui le tua Le p re de Mathieu ne put accepter cette sentence lectrique Il conduisit le
71. maigre qu elle Elle s effondra c t d elle en pleurant Maman Maman La dormeuse s veilla et lui dit Tu n as pas le droit d tre ici J avais trop besoin de te voir Et puis maintenant c est fait et c est mieux comme a je pr f re savoir comment tu es Du moment que tu es vivante le reste m est gal Tu vas recommencer manger tu vas aller mieux nous allons gu rir toutes les deux maman Elle remarqua que sa m re restait froide et ne l treignait pas Serre moi dans tes bras j en ai tellement besoin Cl mence demeurait inerte Pauvre maman tu es trop faible m me pour a Elle se redressa et la regarda Comme elle avait chang Il n y avait plus aucune chaleur dans les yeux de sa m re Quelque chose tait mort en elle Plectrude ne voulut pas le comprendre Elle se dit Maman se prend pour moi Elle a cess de manger parce que j ai cess de manger Si je mange elle mangera Si je gu ris elle gu rira La petite se tra na jusqu la cuisine et prit une tablette de chocolat Ensuite elle revint dans la chambre de Cl mence et s assit sur le lit pr s d elle Regarde maman je mange Le chocolat traumatisa sa bouche qui avait perdu l habitude des aliments a fortiori d une friandise aussi riche Plectrude s effor a de ne pas montrer son malaise C est du chocolat au lait maman c est plein de calcium C est bon pour moi C tait
72. mb ches de dix ans qui se croient au dessus des lois de l amiti Elle avait pour Roselyne un d vouement et lui vouait un culte gaux ceux de son amie pour elle Une obscure prescience semblait l avoir avertie qu elle pouvait perdre son tr ne Cette angoisse tait d autant plus vraisemblable qu elle se rappelait l poque o elle tait la ris e de sa classe Roselyne et Plectrude s taient d j mari es plusieurs fois le plus souvent l une l autre mais pas obligatoirement Il pouvait aussi arriver qu elles pousassent un gar on de leur classe qui lors de fabuleuses c r monies tait repr sent par son propre ectoplasme parfois sous forme d un pouvantail son effigie parfois sous forme de Roselyne ou de Plectrude d guis e en homme un chapeau claque suffisait ce changement de sexe En v rit l identit du mari importait peu Du moment que l individu r el ou imaginaire ne pr sentait pas de vices r dhibitoires gourmette voix de fausset ou propension commencer ses phrases par En fait il pouvait convenir Le but du jeu tait de cr er une danse nuptiale genre de com die ballet digne de Lulli avec des chants improvis s partir des paroles le plus tragiques possible En effet il tait in vitable qu apr s de trop courtes noces l poux se transform t en oiseau ou en crapaud et que l pouse se retrouv t enferm e dans un
73. me chose Elle a des yeux de danseuse Cl mence avait parfois l impression que trop de f es s taient pench es sur le berceau de l enfant elle craignait que cela ne finisse par attirer les foudres divines Heureusement sa prog niture s accommodait du prodige sans aucun probl me Plectrude n avait pas empi t sur les domaines de ses deux a n es Nicole tait premi re en sciences et en ducation physique B atrice avait la bosse des math matiques et le sens de l histoire Peut tre par diplomatie instinctive la petite tait nulle dans toutes ces mati res m me en gymnastique o la danse semblait ne lui tre d aucun secours Ainsi Denis avait coutume d attribuer chacun de ses rejetons un tiers des acc s l univers Nicole sera une scientifique et une athl te pourquoi pas cosmonaute B atrice sera une intellectuelle la t te peupl e de nombres et de faits elle fera des statistiques historiques Et Plectrude est une artiste d bordante de charisme elle sera danseuse ou leader politique ou les deux la fois Il concluait son pronostic par un clat de rire qui tait de fiert et non de doute Les enfants l coutaient avec plaisir car de telles paroles taient flatteuses mais la plus jeune ne pouvait se d fendre d une certaine perplexit tant devant ces oppositions qui lui paraissaient ennemies du savoir que devant l assurance pate
74. moyen de refuser Denis en ressentit une humiliation profonde on consid rait sa fille comme une handicap e Cl mence exulta Plectrude tait hors norme Quand bien m me on d tecterait que la petite tait une d bile mentale elle prendrait cela comme un signe d lection On soumit donc l enfant toutes sortes de suites logiques d num rations absconses de figures g om triques avec nigmes hors de propos de formules pompeusement appel es algorithmes Elle r pondit m caniquement le plus vite possible pour dissimuler une violente envie de rire Fut ce le hasard ou le fruit de l absence de r flexion Elle obtint un r sultat si excellent que c en tait effarant Et ce fut ainsi qu en l espace d une heure Plectrude passa du statut de simplette celui de g nie Je ne suis pas tonn e commenta sa m re vex e de l merveillement de son mari Ce changement de terminologie comportait des avantages comme ne tarda pas le remarquer la petite Avant quand elle ne s en sortait pas avec un exercice l institutrice la regardait avec affliction et les plus odieux des l ves se moquaient d elle A pr sent quand elle ne venait pas bout d une op ration simple la ma tresse la contemplait comme l albatros de Baudelaire que son intelligence de g ante emp chait de calculer et ses condisciples avaient honte d en trouver sottement la solution Par ailleurs comme elle tait r ellement int
75. n maquillage de f e tragique elle se plut et d cr ta qu elle pouvait se suicider sans rougir Plectrude embrassa Simon Au moment de sortir de chez elle elle se demanda comment elle allait proc der se jetterait elle sous un train sous une voiture ou dans la Seine Elle ne s tait m me pas pos la question Je verrai bien conclut elle Si on se soucie de ce genre de d tails on ne fait plus rien Elle marcha jusqu la gare Elle n eut pas le courage de se pr cipiter sous les roues du RER Tant qu mourir autant mourir Paris et de moins vilaine fa on se dit elle non sans un certain sens des convenances Elle monta donc dans le train o de m moire de banlieusards on n avait jamais vu une passag re d aussi superbe allure d autant qu elle souriait d une oreille l autre la perspective du suicide la mettait d excellente humeur Elle descendit dans le centre de la ville et marcha le long de la Seine la recherche du pont qui favoriserait le mieux son entreprise Comme elle h sitait entre le pont Alexandre 111 le pont des Arts et le Pont Neuf elle marcha longtemps effectuant d incessants allers retours pour reconsid rer leurs m rites respectifs Finalement le pont Alexandre III fut recal pour magnificence exag r e et le pont des Arts limin pour exc s d intimit Le Pont Neuf fut lu qui la s duisit tant par son anciennet que par ses plates formes en d
76. n allait en claquant la porte Pourtant elle tait s re de ne pas tre folle Elle voulait que la vie soit forte et dense Ne fallait il pas tre folle pour vouloir autre chose Elle voulait que chaque jour chaque ann e lui apporte le maximum Maintenant elle voyait que Fabien n tait pas la hauteur C tait un gar on normal Il avait jou au mariage et pr sent il jouait l homme mari Il n avait rien d un prince charmant Elle l aga ait Il disait a y est elle fait sa crise Parfois il tait gentil Il lui caressait le ventre en disant Si c est un gar on ce sera Tanguy Si c est une fille ce sera Jo lle Lucette pensait qu elle d testait ces pr noms Dans la biblioth que du grand p r elle avait pris une encyclop die du si cle pr c dent On y trouvait des pr noms fantasmagoriques qui pr sageaient des destins hirsutes Lucette les notait consciencieusement sur des bouts de papier qu elle perdait parfois Plus tard quelqu un d couvrait a et l un lambeau chiffonn sur lequel tait inscrit Eleuth re ou Lutegarde et personne ne comprenait le sens de ces cadavres exquis Tr s vite le b b s tait mis bouger Le gyn cologue disait qu il n avait jamais eu affaire un f tus aussi remuant C est un cas Lucette souriait Son petit tait d j exceptionnel C tait aux temps tout proches o il n tait pas encore po
77. ns une pi ce de son auteur pr f r c est la fois Byzance et Cyth re Rome et le Vatican Il serait faux de dire qu elle devint la jeune l ve de la pi ce Elle avait toujours t ce r le cette fille si enthousiaste face aux apprentissages lus qu elle en venait les pervertir et les d molir encourag e et devanc e en cela bien entendu par le professeur grand masticateur de savoir et d tudiants Elle fut l l ve avec tant de sens du sacr que cela contamina la partie adverse celui qui re ut le r le du professeur fut automatiquement choisi par Plectrude Lors d une r p tition comme il lui disait une r plique d une v rit prodigieuse La philologie m ne au crime elle lui r pondit qu il serait le p re de son enfant Il crut un proc d langagier digne de La Cantatrice chauve et acquies a La nuit m me elle le prit au mot Un mois plus tard Plectrude sut qu elle tait enceinte Avis ceux s ils existent qui ne verraient encore en Ionesco qu un auteur comique PLECTRUDE avait l ge de sa propre m re quand elle accoucha dix neuf ans Le b b fut appel Simon Il tait beau et bien portant L adolescente ressentit une fabuleuse bouff e d amour en le d couvrant Elle ne se doutait pas qu elle aurait ce point la fibre maternelle et le d plora a ne va pas tre facile de se suicider Elle tait pourtant d termin e
78. nte le gisant n avait conserv que le minimum de lui m me afin d opposer le moins de r sistance possible au d ferlement livide Ses yeux grands ouverts regardaient le spectacle le plus fascinant du monde la mort blanche clat e que l univers lui envoyait en puzzle pi ces d tach es d un myst re immense Parfois son regard scrutait son corps qui fut enseveli avant son visage parce que les v tements isolaient la chaleur qui s en d gageait Puis ses yeux regagnaient les nuages et peu peu la ti deur des joues diminuait et bient t le linceul put y d poser son premier voile et le gisant s emp cha de sourire pour ne pas en alt rer l l gance Un milliard de flocons plus tard la mince silhouette du gisant tait presque indiscernable peine un accident dans l amalgame blanc du jardin La seule tricherie avait consist ciller parfois pas toujours expr s d ailleurs Ainsi ses yeux avaient conserv leur acc s au ciel et pouvaient encore observer la lente chute mortelle L air passait au travers de la couche glac e vitant au gisant l asphyxie Il ressentait une impression formidable surhumaine celle d une lutte contre il ne savait qui contre un ange inidentifiable la neige ou lui m me mais aussi d une s r nit remarquable si profonde tait son acceptation En revanche sur le bonhomme cela ne prenait pas Indisciplin et peu convaincu de
79. ntre Plectrude se tint ce discours II est pour moi Il est moi Il ne le sait pas mais il m appartient Je me le promets Mathieu Saladin est pour moi Peu importe que ce soit dans un mois ou dans vingt ans Je me le jure Elle se le r p ta pendant des heures comme une formule incantatoire avec une assurance qu elle ne retrouverait plus avant longtemps D s le lendemain en classe elle dut se rendre l vidence le nouveau n avait pas un regard pour elle Elle dardait sur lui ses yeux superbes sans qu il les remarqu t le moins du monde S il n tait pas bless il serait simplement beau Avec cette cicatrice il est magnifique se r p tait elle Sans qu elle le s t cette obsession pour cette marque de combat tait riche de signification Plectrude se croyait la vraie fille de Cl mence et de Denis et ne savait rien des circonstances de sa naissance v ritable Elle ignorait l extraordinaire violence qui avait salu son arriv e parmi les vivants Pourtant il devait y avoir une r gion dans ses t n bres int rieures qui s tait impr gn e de ce climat de meurtre et de sang car ce qu elle prouvait en contemplant la cicatrice du gar on tait profond comme un mal ancestral Consolation s il ne s int ressait pas elle il fallait reconna tre qu il ne s int ressait personne d autre Mathieu Saladin tait d humeur gale ses traits taient peu mobiles son vis
80. nts la traitait comme la meilleure l ve qu elle ait eue de son existence Par cons quent les petites filles v n raient Plectrude et jouaient des coudes pour danser aupr s d elle Ainsi elle avait deux vies bien distinctes Il y avait la vie de l cole o elle tait seule contre tous et la vie du cours de ballet o elle tait la vedette Elle avait assez de lucidit pour se rendre compte que les enfants du cours de danse seraient peut tre les premi res la m priser si elles taient au cours pr paratoire avec elle Pour cette raison Plectrude se montrait distante envers celles qui sollicitaient son amiti et cette attitude exacerbait encore davantage la passion des petites ballerines A la fin de l ann e elle r ussit son CP de justesse au prix d efforts soutenus en calcul Pour la r compenser ses parents lui offrirent une barre murale afin qu elle p t effectuer ses exercices devant le grand miroir Elle passa les vacances s entra ner Fin ao t elle tenait son pied dans la main A la rentr e scolaire l attendait une surprise la composition de sa classe tait la m me que celle de l ann e pr c dente une notoire exception pr s Il y avait une nouvelle C tait une inconnue pour tous sauf pour elle puisque c tait Roselyne du cours de ballet Ebahie de bonheur d tre dans la classe de son idole elle demanda l autorisation de s asseoir c
81. oir cinq ans devant moi pour arriver mes fins Et elle qui va devenir une toile Je ne la reverrai plus jamais c est certain Si au moins elle tait une amie j aurais un pr texte pour la rencontrer l avenir Mais je n ai jamais vraiment li amiti avec elle et je ne vais pas conduire comme ces ploucs qui font semblant de l adorer depuis qu ils savent ce qui l attend Le dernier jour de classe Mathieu Saladin lui dit au revoir avec froideur Encore heureux que je quitte le coll ge soupira la danseuse Je vais cesser de le voir et je penserai peut tre moins lui a lui est parfaitement gal que je m en aille Cet t l ils ne partirent pas en vacances l cole des rats co tait cher A l appartement le t l phone sonnait sans cesse c tait un voisin un oncle un camarade un coll gue qui voulait venir voir le ph nom ne Et elle est belle en plus s exclamaient ils sa vue Plectrude avait h te d tre pensionnaire afin d chapper ce d fil permanent de badauds Pour se d sennuyer elle ruminait son chagrin d amour Elle montait au sommet de son arbre dont elle enla ait le tronc en fermant les yeux Elle se racontait des histoires et le cerisier devenait Mathieu Saladin Elle les rouvrait et prenait conscience de la sottise de son attitude Elle enrageait Qu il est b te d avoir douze ans et demi et de plaire tout le monde sauf Mathieu Saladin La nuit
82. olennellement Roselyne M me sous la torture M me sous la torture Et si on t en enfonce dans la bouche de force Je jure de vomir d clara l enfant avec la voix d une jeune mari e Cette nuit leva leur amiti au rang de culte myst res En classe le statut de Plectrude avait chang Elle tait pass e de la condition de pestif r e celle de meilleure amie adul e Si au moins elle avait t ador e par une cloche de son esp ce on e t pu continuer la d clarer ind sirable Mais Roselyne tait quelqu un de bien sous tous rapports aux yeux des l ves Son seul d faut qui consistait tre une nouvelle tait une tare tr s ph m re D s lors on se demanda si on ne s tait pas tromp au sujet de Plectrude Evidemment ces discussions n eurent jamais lieu C est dans l inconscient collectif de la classe que ces r flexions circul rent Leur impact n en fut que plus grand Certes Plectrude demeurait une cancre en calcul et en beaucoup d autres branches Mais les enfants d couvrirent que la faiblesse en certaines mati res surtout quand elle atteignait des degr s extr mes avait quelque chose d admirabl et d h ro que Peu peu ils comprirent le charme de cette forme de subversion L institutrice elle ne semblait pas le comprendre Les parents furent nouveau convoqu s Avec votre permission nous allons faire passer des tests votre enfant Il n y avait pas
83. on lui signifiait qu elle ne quitterait pas la cantine sans avoir tout aval Scandalis e par l injustice du destin la petite se mit en devoir de vider la gamelle C tait pouvantable Elle avait un mal fou d glutir A mi parcours elle vomit dans l assiette et comprit l origine de l odeur Beuh t es d gueulasse lui dirent les enfants Une dame vint enlever la gamelle et soupira Ah l l Au moins elle ne fut plus oblig e de manger ce jour l Apr s ce cauchemar il fallut encore couter celle qui sans succ s cherchait faire son int ressante Elle notait sur le tableau noir des assemblages de traits qui n taient m me pas beaux A quatre heures et demie Plectrude fut enfin autoris e quitter ce lieu aussi absurde qu abject A la sortie de l cole elle aper ut sa maman et courut vers elle comme on court vers le salut Au premier regard Cl mence sut combien son enfant avait souffert Elle la serra dans ses bras en murmurant des paroles de r confort L l c est fini c est fini C est vrai esp ra la petite Je n y retournerai plus Si C est oblig Mais tu t habitueras Et Plectrude atterr e comprit qu on n tait pas sur cette plan te pour le plaisir Elle ne s habitua pas L cole tait une g henne et le resta Heureusement il y avait les cours de ballet Autant ce que l institutrice enseignait tait inutile et vilain aut
84. outenable Elle perdit encore deux kilos ce qui la confirma dans l id e que le yaourt maigre tait lourd Lors des vacances de P ques son p re lui dit qu elle tait devenue un squelette et que c tait horrible mais sa m re rabroua aussit t Denis et s extasia sur la beaut de sa fille Cl mence tait le seul membre de sa famille que Plectrude voyait encore avec plaisir Elle au moins elle me comprend Ses s urs et m me Roselyne la regardaient comme une trang re Elle ne faisait plus partie de leur groupe ils ne se sentaient rien de commun avec cet assemblage d ossements Depuis qu elle tait descendue plus bas que trente cinq kilos la danseuse prouvait encore moins de sentiments Elle ne souffrit donc pas de cette exclusion Plectrude admirait sa vie elle se sentait comme l h ro ne unique d une lutte contre la pesanteur Elle l affrontait par le je ne et par la danse Le Graal tait l envol et de tous les chevaliers Plectrude tait la plus proche de l atteindre Que lui importaient les douleurs nocturnes en regard de l immensit de sa qu te Les mois les ann es s coul rent La danseuse s int gra son cole comme une carm lite son ordre En dehors de l tablissement point de salut Elle tait l toile montante On parlait d elle en haut lieu elle le savait Elle atteignit l ge de quinze ans Elle mesurait toujours un m tre cinquante
85. personnes de bon sens s en r jouirent On n tait jamais trop squelettique Contrairement ce que le premier jour avait laiss supposer le poids n tait pourtant pas la principale pr occupation Les corps taient tellement ext nu s par les heures interminables d exercices que l obsession tait simplement de s asseoir Les moments o l on n employait pas ses muscles taient v cus comme des miracles D s le lever Plectrude attendait le coucher L instant o l on confiait au lit sa carcasse douloureuse de fatigue pour l y abandonner pendant la nuit tait si voluptueux qu on ne parvenait pas penser autre chose C tait la seule d tente des fillettes les repas l oppos taient des moments d angoisse Les professeurs avaient tant diabolis la nourriture qu elle en paraissait all chante si m diocre fut elle Les enfants l appr hendaient avec terreur d go t es du d sir qu elle suscitait Une bouch e aval e tait une bouch e de trop Tr s vite Plectrude se posa des questions Elle tait venue dans cet tablissement pour y devenir une danseuse pas pour y perdre le go t de vivre au point de ne pas avoir d id al plus lev que le sommeil Ici elle travaillait la danse du matin au soir sans avoir le sentiment de danser elle tait comme un crivain forc de ne pas crire et d tudier la grammaire sans discontinuer Certes la grammaire est essentielle mais
86. pparition Cette derni re y prouvait du plaisir tout en trouvant normal au fond d tre ainsi contempl e car elle avait remarqu dans le miroir qu elle tait tr s belle et en avait ressenti un moi voluptueux Il importe ici d ouvrir une parenth se afin de clore une fois pour toutes un d but oiseux qui dure depuis beaucoup trop longtemps Ceci pourrait s appeler l encyclique aux Arsino Dans Le Misanthrope de Moli re la jeune jolie et coquette C lim ne se voit tancer par la vieille et am re Arsino qui verte de jalousie vient lui signifier qu elle ne devrait pas tant jouir de sa beaut C lim ne lui r pond de fa on absolument d lectable H las le g nie de Moli re n aura servi rien puisqu on continue pr s de quatre si cles plus tard tenir des propos moralisateurs aust res et pisse vinaigre quand un tre a le malheur de sourire son reflet L auteur de ces lignes n a jamais prouv de plaisir se voir dans un miroir mais si cette gr ce lui avait t accord e elle ne se serait rien refus de cet innocent plaisir C est surtout aux Arsino du monde entier que ce discours s adresse en v rit qu avez vous y redire A qui ces bienheureuses nuisent elles en jouissant de leur beaut Ne sont elles pas plut t les bienfaitrices de notre triste condition en nous offrant contempler d aussi admirables visages L auteur ne parle pas ici de ceux qu
87. qu tement lui semblait correspondre au tic tac qui la rapprochait du moment de l explosion Le fantasme devint r alit il y eut bel et bien d flagration dans la t te de Lucette Elle se leva mue par une conviction soudaine qui lui ouvrit grands les yeux Elle alla chercher le revolver l o Fabien le cachait Elle revint pr s du lit o le gar on dormait Elle regarda son beau visage en visant sa tempe et murmura Je t aime mais je dois prot ger le b b contre toi Elle approcha le canon et tira jusqu vider le chargeur Elle regarda le sang sur le mur Ensuite tr s calme elle t l phona la police Je viens de tuer mon mari Venez Quand les policiers arriv rent ils furent accueillis par une enfant enceinte jusqu aux yeux qui tenait un revolver dans sa main droite Posez cette arme dirent ils en la mena ant Oh elle n est plus charg e r pondit elle en ob issant Elle conduisit les policiers jusqu au lit conjugal pour montrer son uvre On l emm ne au commissariat ou l h pital Pourquoi l h pital Je ne suis pas malade Nous ne savons pas Mais vous tes enceinte Je ne suis pas sur le point d accoucher Emmenez moi au commissariat exigea t elle comme si c tait un droit Quand ce fut chose faite on lui dit qu elle pouvait appeler un avocat Elle dit que ce n tait pas n cessaire Un homme dans un bureau lui posa des question
88. que le moindre mouvement lui fut interdit Plectrude resta l h pital Son p re venait parfois lui rendre visite Elle demandait pourquoi Cl mence ne l accompagnait pas Ta m re est encore trop malade r pondait il Cela dura des mois Personne d autre ne vint la voir ni de l cole des rats ni de sa famille ni de son ancien coll ge comme quoi Plectrude n appartenait plus aucun monde Elle passait ses journ es ne faire strictement rien Elle ne voulait rien lire ni livres ni journaux Elle refusait la t l vision On diagnostiqua une d pression profonde Elle ne pouvait rien avaler Encore heureux qu il y e t le goutte goutte Ce dernier lui inspirait pourtant du d go t il tait ce qui la rattachait la vie malgr elle Quand ce fut le printemps on la ramena chez ses parents Son c ur battait l id e de revoir sa m re ce souhait lui fut refus La petite s insurgea Ce n est pas possible Elle est morte ou quoi Non elle est vivante Mais elle ne veut pas que tu la voies dans cet tat C tait plus que Plectrude n en pouvait supporter Elle attendit que ses s urs fussent au lyc e et que son p re fut sorti pour quitter son lit elle pouvait pr sent se d placer l aide de b quilles Elle tituba jusqu la chambre parentale o Cl mence tait en train de dormir En la voyant la petite la crut morte elle avait le teint gris et lui parut encore plus
89. ressante Cependant puisque l institutrice tait le chef l enfant ob it Elle se mit la regarder avec ses grands yeux fixes Madame en fut d stabilis e mais n osa pas protester de peur de donner des ordres contradictoires Le pire fut atteint l heure du d jeuner Les l ves furent conduits dans une vaste cantine o r gnait une odeur caract ristique m lange de vomi de m me et de d sinfectant Ils durent s asseoir des tables de dix Plec trude ne savait pas o aller et ferma les yeux afin de ne pas devoir choisir Un flot la mena une tabl e d inconnus Des dames apport rent des plats au contenu et aux couleurs non identifiables Paniqu e Plectrude ne put se d cider mettre ces corps trangers dans son assiette On la servit donc d autorit et elle se retrouva devant une gamelle pleine de pur e verd tre et de petits carr s de viande brune Elle se demanda ce qui lui valait un sort aussi cruel Jusqu alors pour elle le d jeuner avait t une pure f erie o la lueur des chandelles prot g e du monde par des tentures de velours rouge une maman belle et v tue avec magnificence lui apportait des g teaux et des cr mes qu elle n tait m me pas forc e de manger au son de musiques c lestes Et l au milieu des cris d enfants moches et sales en une salle laide o a sentait bizarre on jetait dans son assiette de la pur e verte et
90. rnelle Elle avait beau n avoir que dix ans et ne pas tre en avance pour son ge elle avait quand m me compris une grande chose que les gens sur cette terre ne r coltaient pas ce qui leur semblait d Par ailleurs avoir dix ans est ce qui peut arriver de mieux un tre humain A fortiori une petite danseuse aur ol e du prestige de son art Dix ans est le moment le plus solaire de l enfance Aucun signe d adolescence n est encore visible l horizon rien que l enfance bien m re riche d une exp rience d j longue sans ce sentiment de perte qui assaille d s les pr mices de la pubert A dix ans on n est pas forc ment heureux mais on est forc ment vivant plus vivant que quiconque Plectrude dix ans tait un noyau d intense vie Elle tait au sommet de son r gne Elle r gnait sur son cole de danse dont elle tait l toile incontest e toutes tranches d ge confondues Elle r gnait sur sa classe de septi me qui mena ait de devenir une cancrocra tie tant l l ve la plus nulle en math matiques sciences histoire g ographie gymnastique etc tait consid r e comme un g nie Elle r gnait sur le c ur de sa m re qui avait pour elle un engouement infini Et elle r gnait sur Roselyne qui l aimait autant qu elle l admirait Plectrude n avait pas le triomphe crasant Son statut extraordinaire ne la transforma pas en l une de ces pi
91. rons cependant pas l hypocrisie de les regretter Il y eut un silence sans doute dans le seul but de mettre les enfants mal l aise Celles qui sont parties ont prouv qu elles n avaient pas vraiment envie de danser plus exactement elles ont montr qu elles n avaient pas la patience n cessaire une danseuse v ritable Savez vous ce que certaines de ces p ronnelles ont d clar en annon ant leur d fection Qu elles taient venues pour danser et qu ici on ne dansait pas Qu est ce qu elles s imaginaient celles l Qu apr s demain elles nous interpr teraient Le Lac des cygnes Plectrude se rappela une expression de sa m re battre le chien devant le loup Oui c tait bien cela les professeurs taient en train de battre les chiens devant les loups Danser cela se m rite Danser danser sur une sc ne devant un public est le plus grand bonheur du monde A dire vrai m me sans public m me sans sc ne danser est l ivresse absolue Une joie si profonde justifie les sacrifices les plus cruels L ducation que nous vous donnons ici tend pr senter la danse pour ce qu elle est non pas le moyen mais la r compense Il serait immoral de laisser danser des l ves qui ne l auraient pas m rit Huit heures la barre par jour et un r gime de famine cela ne para tra dur qu celles qui n ont pas assez envie de danser Alors que celles qui veulent encore partir partent
92. s n en plus finir au nombre desquelles figurait Pourquoi avez vous tu votre mari Dans mon ventre le petit avait le hoquet Oui et ensuite Rien J ai tu Fabien Vous l avez tu parce que le petit avait le hoquet Elle parut interloqu e avant de r pondre Non Ce n est pas si simple Cela dit le petit n a plus le hoquet Vous avez tu votre mari pour faire passer le hoquet du petit Elle eut un rire d plac Non enfin c est ridicule Pourquoi avez vous tu votre mari Pour prot ger mon b b affirma t elle cette fois avec un s rieux tragique Ah Votre mari l avait menac Oui II fallait le dire tout de suite Oui Et de quoi le mena ait il Il voulait l appeler Tanguy si c tait un gar on et Jo lle si c tait une fille Et puis Rien Vous avez tu votre mari parce que vous n aimiez pas son choix de pr noms Elle fron a les sourcils Elle sentait bien qu il manquait quelque chose son argumentation et pourtant elle tait s re d avoir raison Elle comprenait tr s bien son geste et trouvait d autant plus frustrant de ne pas parvenir l expliquer Elle d cida alors de se taire Vous tes s re que vous ne voulez pas un avocat Elle en tait s re Comment e t elle expliqu cela un avocat Il l e t prise pour une folle comme les autres Plus elle parlait plus on la prenait pour une folle Donc elle la boucler
93. s g cher mon bonheur Qu est ce que tu racontes Et maintenant tu vas me dire qu il faut tre raisonnable et gnagnagna Tu es folle Je n ai pas dit a a y est Je suis folle Je l attendais celle l Tu es jalouse de moi Tu veux me d truire Enfin Lucette Sors hurla t elle La grande s ur s en alla atterr e Elle avait toujours su que la petite derni re tait fragile mais l cela prenait des proportions inqui tantes D sormais quand elle lui t l phonait Lu cette raccrochait lorsqu elle entendait sa voix J ai assez de probl mes comme a pensait la cadette En v rit sans se l avouer elle sentait qu elle tait sur une voie de garage et que sa grande s ur le savait Comment gagneraient ils leur vie un jour Fabien ne s int ressait qu aux armes feu et elle elle n tait bonne rien Elle n allait quand m me pas devenir caissi re dans un supermarch D ailleurs elle n en serait s rement pas capable Elle enfon ait un oreiller sur sa t te pour ne plus y penser Cette nuit l donc le b b avait le hoquet dans le ventre de Lucette On n imagine pas l influence du hoquet d un f tus sur une fillette enceinte fleur de peau Fabien lui dormait comme un bienheureux Elle elle en tait sa huiti me heure d insomnie et son huiti me mois de grossesse Son ventre norme lui donnait l impression de contenir une bombe retardement Chaque ho
94. s plantes aim es que l on arrosait et ch rissait et dont la croissance tait esp r e comme un merveilleux ph nom ne naturel garant des beaux lendemains leurs familles taient des jardins de terre grasse o la vie tait lente et douillette Et l du jour au lendemain on les arrachait ce terreau humide et elles se retrouvaient dans un monde sec o un il pre de sp cialiste extr me oriental d cr tait que telle tige devait tre allong e que telle racine devait tre affin e et qu elles le seraient de gr ou de force car depuis le temps on avait des techniques pour cela Ici pas de tendresse dans les yeux des adultes rien qu un scalpel guettant les derni res pulpes de l enfance Les petites venaient d effectuer un voyage instantan dans les si cles et dans l espace elles taient pass es en quelques secondes de la fin du IIe mill naire en France la Chine m di vale C tait peu dire qu en ces murs r gnait une discipline de fer L entra nement commen ait t t le matin et se terminait tard le soir avec d insignifiantes interruptions pour un repas qui ne m ritait pas ce nom et pour une plage d tudes pendant laquelle les l ves savouraient si profond ment le repos du corps qu elles en oubliaient l effort intellectuel requis A ce r gime l toutes les filles maigrirent y compris celles qui taient d j trop maigres Ces derni res loin de s en inqui ter comme l eussent fait des
95. sement entier de l tre Il tait donc obligatoire d prouver la motivation des enfants en sapant jusqu aux bases leur id al Celles qui ne r sisteraient pas ne pourraient jamais avoir l envergure mentale d une toile De tels proc d s pour monstrueux qu ils fussent relevaient du comble de l thique Seulement les professeurs ne le savaient pas Ils n taient pas au courant de la mission supr me de leur sadisme et l exer aient par pure volont de nuire C est ainsi qu en secret Plectrude apprit aussi danser contre eux En trois mois elle perdit cinq kilos Elle s en r jouit D autant qu elle avait remarqu un ph nom ne extraordinaire en passant au dessous de la barre symbolique des quarante kilos elle n avait pas seulement perdu du poids elle avait aussi perdu du sentiment Mathieu Saladin ce nom qui auparavant la mettait en transe la laissait d sormais de glace Pourtant elle n avait pas revu ce gar on ni eu de ses nouvelles il n avait donc pu la d cevoir Elle n avait pas non plus rencontr d autres gar ons qui eussent pu lui faire oublier celui qu elle aimait Ce n tait pas davantage l coulement du temps qui l avait refroidie Trois mois c tait court Et puis elle s tait trop observ e pour ne pas remarquer l encha nement des causes et des effets chaque kilo en moins emportait dans sa fonte une part de son amour Elle ne le regrettait pas a
96. sibles La cicatrice n en tait que mieux mise en valeur Plec trude muette s merveillait de ce qu elle ressentait Et alors tu ne vas pas accueillir le nouveau comme d habitude dit Roselyne La danseuse pensa que son silence risquait d attirer l attention Elle rassembla son courage respira un grand coup et marcha vers le gar on avec un sourire crisp Il tait justement avec un immonde gaillard du nom de Didier un redoublant qui essayait de s accaparer Mathieu Saladin histoire de se vanter d avoir un balafr parmi ses relations Bonjour Mathieu bafouilla t elle Je m appelle Plectrude Bonjour r pondit il sobre et poli Normalement elle ajoutait une formule tarte et gentille du style Sois le bienvenu parmi nous ou J esp re que tu t amuseras bien avec nous L elle ne put rien dire Elle tourna les talons et retourna sa place Dr le de pr nom mais tr s jolie fille commenta Mathieu Saladin Ouais bof murmura Didier en jouant les blas s Si tu veux de la gonzesse prends pas une gamine Tiens regarde Muriel moi je l appelle Gros Seins En effet constata le nouveau Tu veux que je te pr sente Et avant m me d avoir sa r ponse il prit le gar on par l paule et le conduisit au devant de la cr ature au torse avantageux La danseuse n entendit pas ce qu ils se dirent Elle eut en bouche un go t amer La nuit qui suivit cette premi re renco
97. sses vaches Le premier jour fut digne d une boucherie Une esp ce de maigre et vieille charcuti re vint passer en revue les l ves comme si elles avaient t des morceaux de viande Elle les s para en trois cat gories qui elle tint ces discours Les minces c est bien continuez comme a Les normales a va mais je vous ai l il Les grosses vaches soit vous maigrissez soit vous partez il n y a pas de place ici pour les truies Ces aimables hurlements furent salu s par l hilarit des minces on e t dit des cadavres qui rigolaient Elles sont monstrueuses pensa Plectrude Une grosse vache qui tait une jolie fillette d un gabarit parfaitement normal clata en sanglots La vieille vint l engueuler en ces termes Pas de sensibleries ici Si tu veux continuer t empiffrer de sucres d orge dans les jupes de ta maman personne ne te retient Ensuite on mesura et pesa les jeunes morceaux de viande Plectrude qui aurait treize ans un mois plus tard mesurait un m tre cinquante cinq et pesait quarante kilos ce qui tait peu surtout compte tenu du fait qu elle tait tout en muscles comme une danseuse qui se respecte on ne lui en signifia pas moins que c tait un maximum ne pas d passer A toutes ces fillettes ce premier jour l cole des rats donna l impression d une viction brutale de l enfance la veille leurs corps taient encore de
98. ssible de conna tre l avance le sexe de l enfant Peu importait la fillette enceinte Ce sera un danseur ou une danseuse avait elle d cr t la t te pleine de r ves Non disait Fabien Ce sera un footballeur ou une emmerdeuse Elle le regardait avec des poignards dans les yeux Il ne disait pas a pour tre m chant rien que pour la taquiner Mais elle voyait dans ces r flexions de grand gamin la marque d une vulgarit r dhibitoire Quand elle tait seule et que le f tus bougeait comme un fou elle lui parlait tendrement Vas y danse mon b b Je te prot gerai je ne te laisserai pas devenir un Tanguy footballeur ou une Jo lle emmerdeuse tu seras libre de danser o tu voudras l Op ra de Paris ou pour des boh miens Peu peu Fabien avait pris le pli de dispara tre des apr s midi entiers Il partait apr s le d jeuner et revenait vers dix heures du soir sans explication Epuis e par la grossesse Lucette n avait pas la force de l attendre Elle dormait d j quand il revenait Le matin il restait au lit jusqu onze heures et demie Il prenait un bol de caf avec une cigarette qu il fumait en regardant dans le vide a va Tu ne te fatigues pas trop lui demanda t elle un jour Et toi r pondit il Moi je fais un b b Tu es au courant Je pense bien Tu ne parles que de a Eh bien c est tr s fatigant figure toi d tre enceint
99. t Plectrude et Mathieu n ont toujours pas trouv la solution
100. tendue aussi longtemps qu on n avait pas quitt la table Si ses proches avaient pu voir ce qui se passait dans la t te de Plectrude ils se seraient inqui t s encore davantage D abord le jour de son arriv e ils lui avaient tous sembl ob ses M me Roselyne une adolescente mince lui parut norme Elle se demandait comment ils supportaient leur embonpoint Elle se demandait surtout comment ils tol raient cette vie vaine qui tait la leur cette mollesse tale et sans but Elle b nissait son existence dure et ses privations elle au moins elle allait vers quelque chose Ce n tait pas qu elle avait le culte de la souffrance mais elle avait besoin de sens en cela d j elle tait adolescente En apart Roselyne lui raconta les mille histoires de leur classe Elle pouffait et s excitait Et tu sais quoi Eh bien Vanessa elle sort avec Fred oui le type de troisi me Tr s vite elle fut d ue de l absence de succ s qu elle r coltait Tu as t dans leur classe pendant plus longtemps que moi et tu t en fous de ce qui leur arrive Ne le prends pas mal Si tu savais comme tout cela est loin de moi maintenant M me Mathieu Saladin demanda Roselyne fine mouche du pass mais pas du pr sent Bien s r dit Plectrude avec lassitude a n a pas toujours t comme a a l est Il y a des gar ons ton cole Non I
101. tint lieu de testament Cl mence la grande s ur de Lucette vint chercher le b b la prison On ne fut que trop content de se d barrasser de cette petite n e sous d aussi effroyables auspices Cl mence et son mari Denis avaient deux enfants de quatre et deux ans Nicole et B atrice Ils d cid rent que Plectrude serait leur troisi me Nicole et B atrice vinrent regarder leur nouvelle s ur Elles n avaient aucune raison de penser qu elle tait la fille de Lucette dont elles n avaient d ailleurs jamais vraiment enregistr l existence Elles taient trop petites pour se rendre compte qu elle portait un pr nom coucher dehors et l adopt rent malgr quelques probl mes de prononciation Longtemps elles l appel rent Plecrude Jamais on ne vit b b plus dou pour se faire aimer Sentait elle que les circonstances de sa naissance avaient t tragiques Elle conjurait son entourage force de regards d chirants de n en tenir aucun compte Il faut pr ciser qu elle avait pour cela un atout des yeux d une beaut invraisemblable Cette nouvelle n e petite et maigre plantait sur sa cible un regard norme norme de dimension et de signification Ses yeux immenses et magnifiques disaient Cl mence et Denis Aimez moi Votre destin est de m aimer Je n ai que huit semaines mais je n en suis pas moins un tre grandiose Si vous saviez si seulement
102. titude des gar ons envers les pionni res du soutien gorge tait ambigu ils les reluquaient tout en tenant sur elles des propos tr s m prisants C est d ailleurs une habitude que le sexe masculin conserve sa vie durant que de calomnier haut et fort ce qui hante ses obsessions masturbatoires Les premi res manifestations de la sexualit apparurent l horizon de la classe de cinqui me inspirant Plectrude le besoin de se barder d une innocence prononc e Elle e t t incapable de mettre des mots sur sa peur elle savait seulement que si certaines de ses condisciples se sentaient d j pr tes pour ces choses bizarres elle ne l tait pas elle Elle s appliquait inconsciemment en avertir les autres grand renfort d enfance Au mois de novembre on annon a l arriv e d un nouveau Plectrude aimait les nouveaux Roselyne fut elle devenue sa meilleure amie si elle n avait pas t une nouvelle cinq ans auparavant La petite danseuse se trouvait toujours des atomes crochus avec ces inconnus plus ou moins effar s L attitude consciente ou non de la plupart des m mes consistait se montrer impitoyable envers le nouveau ou la nouvelle la moindre de ses diff rences il pelait une orange avec un couteau ou alors s exclamait crotte la place du classique merde suscitait des gloussements Plectrude elle s merveillait de ces comportements tranges ils lui inspiraient l enthousiasme de l et
103. u contraire pour pouvoir le regretter il e t fallu qu elle prouv t encore du sentiment Elle se r jouissait d tre d barrass e de ce double fardeau les cinq kilos et cette encombrante passion Plectrude se promit de retenir cette grande loi l amour le regret le d sir l engouement toutes ces sottises taient des maladies s cr t es par les corps de plus de quarante kilos Si par malheur un jour elle pesait nouveau ce poids d ob se et si en cons quence le sentiment recommen ait torturer son c ur elle conna trait le rem de cette pathologie ridicule ne plus manger se laisser descendre en dessous de la barre des quarante kilos Quand on pesait trente cinq kilos la vie tait diff rente l obsession consistait vaincre les preuves physiques du jour distribuer son nergie de mani re en avoir assez pour les huit heures d exercices affronter avec courage les tentations du repas cacher fi rement l puisement de ses forces danser enfin quand on l aurait m rit La danse tait la seule transcendance Elle justifiait pleinement cette existence aride Jouer avec sa sant n avait aucune importance pourvu que l on p t conna tre cette sensation incroyable qui tait celle de l envol Il y a un malentendu autour de la danse classique Pour beaucoup elle n est qu un univers ridicule de tutus et de chaussons ros s de mani rismes pointes et de
104. ui racontait sa maman Vers quatorze heures Cl mence s apercevait soudain que les a n es rentreraient dans peine trois heures et qu elle ne s tait acquitt e d aucune des t ches d une m re de famille Elle sautait alors dans des v tements ordinaires courait au coin de la rue acheter des aliments s rieux rentrait pour donner au logis une apparence possible jetait le linge sale dans la machine puis partait l cole chercher les enfants Dans son empressement elle n avait pas toujours le temps ou la pr sence d esprit d enlever Plectrude son d guisement pour la simple raison qu ses yeux ce n tait pas un d guisement Ainsi on voyait marcher dans la rue une jeune femme enjou e tenant par la main une microscopique cr ature par e comme ne l eussent pas os les princesses des Mille et Une Nuits A la sortie de l cole ce spectacle provoquait tour tour la perplexit le rire l merveillement et la d sapprobation Nicole et B atrice poussaient toujours des cris de joie en voyant l accoutrement de leur petite s ur mais certaines m res disaient haute et intelligible voix On n a pas id e d habiller une enfant comme a Ce n est pas un animal de cirque Il ne faudra pas s tonner si cette petite tourne mal plus tard Se servir de ses enfants pour faire son int ressante c est inqualifiable Il y avait aussi des adultes moins b tes pour s attendrir devant l a
105. ulait prolonger autant que possible son t te t te avec la fillette Elle adorait les journ es qu elle passait en sa compagnie Et les le ons de danse avaient sur l cole maternelle une sup riorit ind niable la maman avait le droit d y assister Elle regardait virevolter l enfant avec une fiert extatique Elle a un don cette gosse En comparaison les autres petites filles semblaient des canetonnes Apr s les cours la professeur ne manquait pas de venir lui dire Il faut qu elle continue Elle est exceptionnelle Cl mence ramenait sa fille au logis en lui r p tant les compliments qu elle avait re us pour elle Plectrude les accueillait avec la gr ce d une diva De toute fa on l cole maternelle n est pas obligatoire concluait Denis avec un fatalisme amus d homme soumis H las le cours pr paratoire lui tait obligatoire En ao t comme son mari s appr tait y inscrire Plectrude la maman protesta Elle n a que cinq ans Elle aura six ans en octobre Cette fois il tint bon Et le 1er septembre ce ne fut plus deux mais trois enfants qu ils conduisirent l cole La petite derni re n y tait d ailleurs pas oppos e Elle tait plut t faraude l id e d essayer son cartable On assista donc une rentr e trange c tait la m re qui pleurait en voyant s loigner l enfant Plectrude d chant
106. ure est trop gravement fragilis e surtout dans les jambes M me quand votre tibia sera r tabli vous ne pourrez pas recommencer la danse Le moindre saut le moindre choc pourrait vous briser Il faudra des ann es de suralimentation en produits laitiers pour vous recalcifier Annoncer Plectrude qu elle ne pourrait plus danser revenait annoncer Napol on qu il n aurait jamais plus d arm e c tait la priver non pas de sa vocation mais de son destin Elle ne pouvait pas y croire Elle interrogea tous les m decins possibles et imaginables il n y en eut pas un pour lui laisser une lueur d espoir Il faut les en f liciter il e t suffi que l un d entre eux lui accord t un centi me de chance de gu rison et elle s y f t accroch e au point d y laisser la vie Apr s quelques jours Plectrude s tonna que Cl mence ne fut pas son chevet Elle demanda t l phoner Son p re lui dit qu l annonce de la terrible nouvelle sa m re tait tomb e gravement malade Elle a de la fi vre elle d lire Elle se prend pour toi Elle dit Je n ai que quinze ans mon r ve ne peut pas tre d j fini je serai danseuse je ne peux pas tre autre chose que danseuse L id e de la souffrance de Cl mence acheva Plectrude Dans son lit d h pital elle regardait le goutte goutte qui la nourrissait elle avait vraiment la conviction qu il lui injectait du malheur en guise d aliment Aussi longtemps
107. ures elle d couvrait une reine de trois ans une pr tresse chamarr e une fianc e persane le jour de ses noces une sainte byzantine posant pour une ic ne En cette image insens e d elle m me elle se reconnaissait N importe qui e t clat de rire au spectacle de cette enfan onne par e comme une ch sse d lirante Cl mence souriait mais ne riait pas ce qui la frappait plus que le comique de la sc ne c tait la beaut de la petite Elle tait belle comme les gravures que l on trouvait dans les livres de contes de f es du temps jadis Les enfants d aujourd hui ne sont plus beaux comme a pensait elle absurdement les enfants du pass n taient s rement pas mieux Elle mettait de la musique de princesse Tcha kovski Prokofiev et pr parait un go ter d enfant en guise de d jeuner pain d pice g teaux au chocolat chaussons aux pommes biscuits aux amandes flan la vanille avec pour boissons du cidre doux et du sirop d orgeat Cl mence disposait ces g teries sur la table avec une honte amus e jamais elle n aurait autoris ses deux a n es se nourrir uniquement de sucreries Elle se justifiait en pensant que le cas de Plectrude tait diff rent C est un repas pour enfants de conte de f es Elle fermait les rideaux allumait des bougies et appelait la petite Celle ci grignotait peine coutant avec de grands yeux attentifs ce que l
108. uvrit d autres livres que pour se persuader de leur ennui Elle d cida qu elle ne lirait pas d autres auteurs et s enorgueillit du prestige d une telle fid lit Un soir comme elle regardait la t l vision Plectrude apprit l existence de Catherine Ringer En l entendant chanter elle ressentit un m lange d engouement et d amertume engouement parce qu elle la trouvait formidable amertume parce qu elle e t voulu faire tr s pr cis ment ce m tier alors qu elle n en avait ni la capacit ni les moyens ni la moindre notion Si elle avait t le genre de fille qui a une nouvelle ambition par semaine ce n e t pas t tr s grave Ce n tait h las pas son cas A dix sept ans Plectrude avait peu d enthousiasme Ses cours de th tre ne la passionnaient pas Elle e t vendu son me pour reprendre la danse mais les m decins s ils avaient constat un net progr s dans sa recalcification taient unanimes pour lui interdire son ancienne vocation Si la d couverte de Catherine Ringer fut un tel choc pour l adolescente c est parce qu elle lui donnait pour la premi re fois un r ve tranger la danse Elle se consola en pensant qu elle allait mourir dans deux ans et au entre ternes elle devrait mettre un enfant au monde Je n ai pas le temps d tre chanteuse Au cours de th tre Plectrude eut jouer un passage de La Le on d Ionesco Pour un com dien obtenir l un des r les principaux da
109. vait la compagnie de ce d bile Au fond il tait clair qu il ne lui trouvait rien il c toyait Didier parce que Didier voulait s afficher avec lui Il se souciait du redoublant comme d une guigne Il ne le g nait pas Un jour au prix d un courage fantastique elle vint parler son h ros pendant la r cr ation Elle s entendit lui demander quel chanteur il aimait Il r pondit aimablement qu aucun chanteur ne le convainquait et que pour cette raison il avait constitu un groupe rock avec quelques amis On se r unit dans le garage de mes parents pour cr er la musique qu on voudrait entendre Plectrude faillit s vanouir d admiration Elle tait trop amoureuse pour avoir de la pr sence d esprit et ne dit donc pas ce qu elle e t voulu dire J aimerais bien vous entendre jouer ton groupe et toi Elle demeura muette Mathieu Saladin en conclut que cela ne l int ressait pas il ne l invita donc pas dans son garage S il l avait fait elle n e t pas perdu sept ans de sa vie Petites causes grands effets Et toi tu aimes quoi comme musique demanda le gar on Ce fut un d sastre Elle tait encore l ge o l on coute la m me musique que ses parents Denis et Cl mence adoraient la bonne chanson fran aise Barbara L o Ferr Jacques Brel Serge Reggiani Charles Trenet si elle avait donn l un de ces noms c e t t une r ponse excellente et hautement respectable Mais
110. vec elle religieusement le recueil de contes de f es Elle eut soin de ne pas lui faire la lecture de se contenter de lui montrer les tr s belles illustrations Ce fut un choc dans la vie de l enfant elle n avait jamais t aussi merveill e qu en d couvrant ces princesses trop magnifiques pour toucher terre qui enferm es dans leur tour parlaient des oiseaux bleus qui taient des princes ou se d guisaient en souillons pour r appara tre encore plus sublimes quatre pages plus loin Elle sut l instant avec une certitude la port e des seules petites filles qu elle deviendrait un jour l une de ces cr atures qui rendent les crapauds nostalgiques les sorci res abjectes et les princes abrutis Ne t inqui te pas dit Cl mence Denis Avant la fin de la semaine elle lira Le pronostic tait au dessous de la v rit deux jours plus tard le cerveau de Plectrude avait tir profit des lettres assommantes et vaines qu il croyait ne pas avoir absorb es en classe et trouv la coh rence entre les signes les sons et le sens Deux jours plus tard elle lisait cent fois mieux que les meilleurs l ves du CP Comme quoi il n est qu une clef pour acc der au savoir et c est le d sir Le livre de contes lui tait apparu tel le mode d emploi pour devenir l une des princesses des illustrations Puisque la lecture lui tait d sormais n cessaire son intelligence l avait assimil e Que ne lui as tu montr
111. vous saviez Denis et Cl mence avaient l air de savoir D embl e ils eurent pour Plectrude une sorte d admiration Elle tait trange jusque dans sa fa on de boire son biberon une lenteur insoutenable de ne jamais pleurer de dormir peu la nuit et beaucoup le jour de montrer d un doigt d cid les objets qu elle convoitait Elle regardait gravement profond ment quiconque la prenait dans ses bras comme pour exprimer que c tait l le d but d une grande histoire d amour et qu il y avait de quoi tre boulevers Cl mence qui avait follement aim sa s ur d funte reporta sur Plectrude cette passion Elle ne l aima pas plus que ses deux enfants elle l aima diff remment Nicole et B atrice lui inspiraient une tendresse d bordante Plec trude lui inspirait de la v n ration Ses deux a n es taient mignonnes gentilles intelligentes agr ables la petite derni re tait hors norme splendide intense nigmatique loufoque Denis aussi fut fou d elle d s le d but et le resta Mais rien jamais ne put galer l amour sacr que Cl mence lui voua Entre la s ur et la fille de Lucette ce fut un ravage Plectrude n avait aucun app tit et grandissait aussi lentement qu elle mangeait C tait d sesp rant Nicole et B atrice d voraient et croissaient vue d il Elles avaient des joues rondes et ros s qui r jouissaient leurs parents Chez Plectru

Amélie Nothomb Le Robert des noms propres

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