1 W ou le Souvenir d`enfance (1975) et la mémoire juive de Georges
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1. pouvait se r v ler ce qui n est jamais tout fait dit dans l un jamais tout fait dit dans l autre mais seulement dans leur fragile intersection Une des r ussites de ce livre est li e aux effets de lumi re lointaine qui se produisent entre r cit biographique et r cit de fiction Un exemple parmi bien d autres possibles Il est dit de la m re cantatrice du petit Gaspard que lors du naufrage ses ongles en sang avaient profond ment entaill la porte de ch ne Presque ultime passage du r cit biographique quand l enfant Perec voit une exposition sur les camps de concentration il est dit Je me souviens des photos montrant les murs des fours Perec veut sans doute dire des chambres gaz lac r s par les ongles des gaz s Ces effets de reflet parfois peine perceptibles n s d un mot d une image sont constants dans le texte Ils lui donnent sa densit sa qualit de r sonance La question de l identit juive de Georges Perec est un des fils conducteurs les plus insistants de sa pens e et de sa cr ation litt raire Elle est l sous jacente discr tement cach e l origine de presque toutes ses uvres Il l aborde directement dans un de ses plus beaux textes une prof ration po me Ellis Island 1980 Ce texte est la partie parl e du film qu a r alis son ami Robert Bober autour de cet lot c t de New York encore une histoire d le o se faisait le tri2. glaces du p le sud Cette histoire est celle qu il s est racont e lui m me quand il avait 12 ou 13 ans qu il a illustr e de dessins et qu il a cont e sa psychoth rapeute Il s agit d une soci t imaginaire qui vit dans cette le W Une le enti rement vou e au sport et sa c l bration Tous les jours se d roulent des c r monies sportives des jeux du stade des comp titions Au d part tout semble magnifique exaltant dans la vie de cette le r gie par l id al olympique plus fort plus haut plus vite et dans cette suite d Olympiades ou d Atlantiades dont le d roulement est minutieusement d crit Mais peu peu on d couvre que cet univers la gloire du sport est totalement perverti les r glements sont totalement arbitraires les juges corrompus de plus en plus un sadisme effrayant viols meurtres ex cutions se d ploie En quelques chapitres on passe de la f te olympique au d cha nement meurtrier Et les derni res images que l on de l le W sont celles des camps de la mort de leurs ruines de leur uvre de destruction et d extermination On pressent ce que Georges Perec a tent de dire au travers de cette fable qui furent ces nazis si obs d s de sport de virilit de corps sains et glorieux Comment ont ils pu tre fascinants jeux olympiques de Berlin etc Et comment cet univers de comp titions de fait toujours truqu es de c l bration des forts
3. langue d une communaut Quelque part je suis tranger par rapport quelque chose de moi m me Quelque part je suis diff rent mais non pas diff rent des autres diff rent des miens je ne parle pas la langue que mes parents parl rent je ne partage aucun des souvenirs qu ils purent avoir quelque chose qui tait eux qui faisait qu ils taient eux leur histoire leur culture leur espoir ne m a pas t transmis Avec les mots les plus simples est dit ce que signifie d tre un enfant du g nocide la cl ture un monde se cl t ou la coupure que cela repr sente et la th matique de la coupure ou de la fracture se retrouve dans presque tous les textes de Perec o est presque toujours laiss e une place au blanc la rupture au silence Etre juif pour lui c est tre le porteur de cette cassure Il a donc eu tout reconstruire commencer par les fondements de ce qu il peut savoir et penser d o l importance chez lui des th matiques du vrai et du faux r architecturer un univers de significations Or il est fascinant de voir comment Perec coup de la culture juive la plus originelle retrouve reconstruit un monde dont les pilotis fondamentaux sont la lettre le chiffre la multiplicit des significations attach es la lettre ou son emplacement Nul hasard si le premier souvenir racont dans W ou le souvenir d enfance m me s il appara t comme une l gende
4. W ou le Souvenir d enfance 1975 et la m moire juive de Georges Perec Claude Burgelin Bref rappel biographique Georges Perec est n en 1936 de parents juifs polonais migr s en France vivant dans un quartier pauvre de Paris Sa m re parlait mal le fran ais et ne savait gu re l crire Ses grands parents parlaient probablement surtout le yiddish La famille fr quentait le milieu juif de ce quartier de Belleville o tait commun ment parl le yiddish plus que la synagogue Le p re de Georges enfant unique Icek Judko s est engag volontairement dans l arm e fran aise Il a t tu en juin 1940 La m re Cyrla a confi l enfant fin 1941 un convoi de la Croix Rouge qui l a emmen dans les Alpes o se trouvait aussi une partie de sa famille paternelle Les adieux la gare de Lyon Paris sont les derniers moments de l enfant avec sa m re Elle a t prise fin 1942 dans une rafle et d port e Auschwitz o elle a t vraisemblablement aussit t gaz e De 1942 1945 l enfant n a rien su du destin de sa m re personne n tant en mesure de lui en dire quoi que ce soit Cette m re tait donc une disparue non une morte dont il aurait pu faire le deuil C est semble t il en voyant en 1945 ou 1946 une exposition sur les camps nazis que l enfant comprend ce qu il est advenu de sa m re Apr s 1945 le petit Georges sera lev par sa famille paternelle la s ur de son p re Georges Perec e
5. c W est d ailleurs l histoire d un immeuble d un b timent dont est cont e la multiplicit des vies qu il abrite La Vie mode d emploi et un des chapitres concernant les fondations de l immeuble est un chapitre manquant Qu crire apr s Auschwitz Perec apporte une r ponse b tir une uvre qui fasse confiance aux pouvoirs de la lettre et de la langue et qui sache faire advenir dans le m me mouvement la destruction et la reconstruction L criture est le souvenir de leur mort et l affirmation de ma vie dit il propos de ses parents Souvenir aussi de la mort de tant et tant et affirmation de la vie et de ses modes d emploi avec les mots et gr ce eux Ecrire essayer m ticuleusement de retenir quelque chose de faire survivre quelque chose arracher quelques bribes pr cises au vide qui se creuse laisse quelque part un sillon une trace une marque ou quelques signes fin d Esp ces d espaces 1974
6. des immigrants venus d Europe beaucoup de juifs d Europe de l Est parmi eux pour l essentiel la fin du XIXe si cle et au d but du XXe C est l occasion pour Perec de dire ce que repr sente pour lui ce lieu o se faisait la m tamorphose des identit s en m me temps qu taient rejet s les migrants qu on jugeait en mauvaise sant transformant un juif souvent mis rable et ne parlant que le yiddish en sujet am ricain Ellis Island est pour moi le lieu m me de l exil c est dire le lieu de l absence de lieu le non lieu le nulle part je ne sais pas tr s pr cis ment ce que c est qu tre juif ce que a me fait que d tre juif c est une vidence si l on veut mais une vidence m diocre qui ne me rattache rien ce n est pas un signe d appartenance ce n est pas li une croyance une religion une pratique un folklore une langue ce serait plut t un silence une absence une question une mise en question un flottement une inqui tude une certitude inqui te derri re laquelle se profile une autre certitude abstraite lourde insupportable celle d avoir t d sign comme juif et parce que juif victime et de ne devoir la vie qu au hasard et l exil une seule chose m tait pr cis ment interdite celle de na tre dans le pays de mes anc tres Lubartow ou Varsovie et d y grandir dans la continuit d une tradition d une
7. e je n ai rien dire J cris j cris parce que nous avons v cu ensemble parce que j ai t un parmi eux ombre au milieu de leurs ombres corps pr s de leur corps j cris parce qu ils ont laiss en moi leur marque ind l bile et que la trace en est l criture leur souvenir est mort l criture l criture est le souvenir de leur mort et l affirmation de ma vie fin du chapitre VIII Il y a ce scandale de mon silence d une parole absente Oui il peut dire qu il n a pas de souvenirs d enfance Cet enfant a disparu avec sa m re du c t d Auschwitz Et en m me temps il crit affirme sa vie tout en reliant chaque page qu il crit au souvenir de ses parents morts Le deuxi me r cit en romain apr s la page avec les relate les ann es dans les Alpes Il a entre six et neuf ans Au d but cet enfant est devenu litt ralement fou Il a perdu le sens de l espace et du temps il n y avait ni commencement ni fin on tait l a se passait dans un lieu qui tait loin les humains n avaient ni nom ni visage les souvenirs sont sans ancrage les liens de parent d pourvus de signification Perec utilise le on en lieu et place du je on ne demandait rien Les dessins qu il fait alors repr sentent des corps disloqu s ou des avions dont les ailes sont s par es du fuselage C est une vraie et fausse pop e que va raconter le r cit Perec montre comme
8. ipage et la m re p rissent L enfant aurait surv cu abandonn dans un lot de la zone Au pseudo Gaspard Winckler de partir la recherche du vrai Gaspard Winckler de sauver cet enfant perdu Et le r cit s arr te l sans qu on sache le lien qu il y a autre que g ographique entre l histoire de l enfant abandonn et celle de l le W Restent la cassure de ces 2 r cits et les points de suspension qui les s parent ou les unissent On voit bien quel est le sens fondamental de cette histoire Au Georges Perec adulte de partir la recherche de l enfant perdu qui lui a donn son nom Au Perec adulte de sauver par les mots cet enfant qui a perdu la parole Mais reste entre les deux r cits ce hiatus L enfant perdu reste perdu En lieu et place de son histoire il y a le monde criminel de l le W Et c est en quelque sorte la derni re partie de la biographie de Georges Perec qu il crit sous cette forme m taphorique La t che de l adulte est de sortir du n ant l enfant de la Shoah l enfant du silence celui qui lui a donn son nom commencer par son nom d crivain Il y a dans ce livre deux textes simplement altern s crit Perec pour pr senter son livre il pourrait presque sembler qu ils n ont rien en commun mais ils sont pourtant inextricablement enchev tr s comme si aucun des deux ne pouvait exister seul comme si de leur rencontre seule de cette lumi re lointaine qu ils jettent l un sur l autre
9. n texte remarquable par l intelligence de son architecture la force de son propos par ce qu il sait dire avec tant de justesse et par ce qu il sait ne pas dire C est enfin un des livres les plus p n trants jamais crits sur la Shoah par quelqu un qui n en a connu que les effets la perte le silence l an antissement des rep res et avec l assassinat de sa m re l assassinat de sa m moire premi re Passionnante est l architecture de ce texte Il est compos de deux r cits en caract re typographique romain qui alternent avec deux autres r cits en caract re italique Le r cit 1 en romain et le r cit 1 en italique sont s par s du r cit 2 en romain et du r cit 2 en italique par une page blanche o sont simplement imprim s trois points de suspension entre deux parenth ses signalant quelque chose que l on tait qu on ne veut pas qu on ne peut pas ou qu on ne sait pas dire Cette page centrale est celle autour de laquelle s articule toute la construction du livre Elle symbolise videmment la mort disparition de la m re Le premier r cit en romain est le r cit de sa premi re enfance celle aupr s de sa m re C est peine un r cit mais plut t la r colte des quelques souvenirs qu il a de cette p riode Je n ai pas de souvenirs d enfance dit Perec entamant cette qu te De fait il va nous montrer que les quelques souvenirs qu il croit avoir sont marqu s du signe de l erreur et du faux Donnan
10. nt il a repris pied dans l univers normal en commen ant par le commencement fondamental en faisant l apprentissage du pouvoir des signes des nombres des lettres La conqu te de la lecture sera un moment d cisif Les livres aim s m ont presque servi d histoire source d une m moire in puisable d un ressassement d une certitude Il y d couvre la jouissance d une complicit d une connivence ou plus encore au del celle d une parent enfin retrouv e L orphelin va devenir fils de la litt rature Le petit juif auquel la culture juive n a pas t transmise retrouve un univers de transmission et de continuit gr ce aux grands r cits de la litt rature Ce r cit l s ach ve sur le retour Paris et la d couverte de ce que furent les camps de concentration et d extermination Mais ce r cit d une conqu te ou d une reconqu te garde sa part d ombre La parent enfin retrouv e n est que celle des livres Et c est comme un second Georges Perec qui vient au monde mais le premier Georges Perec l enfant qui v cut pr s de sa m re est lui d finitivement disparu Venons en aux r cits en italique Et commen ons par le second de ces deux r cits apr s donc les Il raconte une histoire en un r cit qui semble inspir des romans de Jules Verne celle de l le W une le imaginaire quelque part au bout de la Terre de Feu dans les territoires les plus loin de nous les plus pr s des
11. par lequel l enfant qu il fut a pu lui m me tre capt et de mise mal des victimes ne pouvait aboutir qu au triomphe g n ralis de la mort Ce qui est donc repr sent l par la soci t W est la r laboration par le fantasme par l imaginaire d une partie de ce que son enfance lui avait fait emmagasiner Et de ce qu l adolescence il eut difficilement mettre en place En m me temps c est une lecture originale du fascisme nazi de sa perversion des id aux et des lois qu il propose l La premi re partie en italique raconte l histoire d un homme qui n a pas de nom ni d origine rep rable je suis n le 25 juin 19 vers quatre heures R petit hameau de trois feux non loin de A On sait simplement que cet homme vit la fronti re franco allemande et que c est un d serteur Il a obtenu d une organisation d aide aux objecteurs refusant le service militaire une fausse identit Gaspard Winckler Il re oit un jour une lettre d un myst rieux medical doctor le convoquant dans une ville allemande Celui ci va lui confier une mission retrouver le vrai Gaspard Winckler celui qui lui a donn son nom C est un enfant faussement autiste sourd muet et faussement paralys Sa m re une riche cantatrice a organis une croisi re en esp rant que gr ce ce voyage l enfant sortirait de cet tat de prostration Du c t de la Terre de Feu le bateau fait naufrage L qu
12. plus que comme un souvenir concerne une lettre h bra que et le pouvoir qu aurait l enfant de d chiffrer cette lettre On reste lire Perec et toutes ses uvres o la pr sence de la lettre joue un tel r le par exemple dans Les Revenentes crit avec pour seule voyelle utilis e le e ou encore les po mes qu il a crits en utilisant simplement onze lettres de l alphabet avec le sentiment qu il aurait lui seul r invent une sorte de talmud C est dire la puissance intellectuelle qui sous tend son uvre Ce questionnement sur les pouvoirs de la lettre et sur celui des structures po tiques ou narratives il l a poursuivi partir de 1967 en participant fid lement aux travaux de l Oulipo Ouvroir de litt rature potentielle un organisme collectif o des crivains et des math maticiens cherchent trouver ou retrouver dans la litt rature universelle de nouvelles combinatoires de nouvelles r gles qui les am nent produire des textes de facture ou de structure in dite Les fils rompus de l enfance et la trame de l criture se sont accroch s aux m mes points de suspension ces signes qui voquent le silence omission l impossible figurer C est du sentiment d une cassure irr parable qu est sortie toute son uvre Elle porte t moignage de ce que peut tre une entreprise de reconstruction qui n oublie jamais le d sastre qui est son origine Le livre le plus important de Georgesa vie Perec ave
13. st d j un crivain confirm quand en 1975 il fait para tre W ou le Souvenir d enfance Notamment a paru en 1969 La Disparition un livre de plus de 300 pages o n appara t jamais la lettre e de beaucoup la plus employ e de la langue fran aise Un livre en 26 chapitres comme les lettres de notre alphabet o manque le chapitre 5 le e est la cinqui me lettre Tous les personnages meurent myst rieusement d couvrant sans qu ils le sachent auparavant qu ils sont parents les uns des autres et tous marqu s par un signe fatal qui ressemble un signe de sens interdit et impronon able On d couvre peu peu que c est une fable construite autour de la Shoah avoir voulu comme l a fait le nazisme extirper de la civilisation le peuple juif sa religion et sa culture est aussi insens que de vouloir arracher la lettre e de la langue fran aise C est sa fa on masqu e et presque paradoxale La Disparition est un livre dr le la premi re invention narrative crite partir du g nocide des juifs sous le nazisme Ann e apr s ann e on se rend compte combien W ou le souvenir d enfance est un des livres les plus importants de la litt rature fran aise du XXe si cle Dans ce pays o l autobiographie et les critures du je ont connu un essor tr s particulier Proust Sartre Camus Nathalie Sarraute tant d autres W en a renouvel les enjeux la m thode la tonalit J C est u
14. t plusieurs versions par exemple de ses deux premiers souvenirs je citerai le texte chapitre IV et soulignerai qu il a au cours de sa r daction transform la forme de la lettre h bra que dont il est cens se souvenir Ou encore quand il crit deux textes sur ce qu il croit savoir de son p re et de sa m re il montre par une s rie d annotations toutes les erreurs ou les travestissements de m moire qu il a pu commettre En entamant l criture de W il dit je fus comme un enfant qui joue cache cache et qui ne sait pas ce qu il craint ou d sire le plus rester cach tre d couvert Dans cet entre deux entre omission ou cachette et r v lation il appara t peu peu et sans que cela soit clairement dit qu il n a gard aucun souvenir de sa m re de sa voix de sa pr sence aupr s de lui Le traumatisme de la s paration a t si fort que sa m moire de sa m re s est effac e Et avec elle le souvenir du petit enfant qu il fut aupr s d elle Cet enfant est mort la m moire Le chapitre sur ses parents s ach ve sur une page admirable o il fait entendre dans les termes les plus simples et en m me temps les plus radicaux pourquoi et comment il est devenu crivain Je ne retrouverai jamais dans mon ressassement m me que l ultime reflet d une parole absente l criture le scandale de leur silence et de mon silence je n cris pas pour dire que je ne dirai rien je n cris pas pour dire qu
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