Les orphelins de la parole
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1. Point de vue qui laisse derri re elle des montagnes de r f rences de plus en plus inaccessibles L nergie que ce moyen de transmission se proposait de multiplier destination d une population toujours croissante se retrouva peu peu ensevelie dans les m andres d une richesse qui perdait de sa valeur au fur et mesure qu elle augmentait Bo te outils sans mode d emploi Et voil que nous arrive la vitesse de la lumi re un nouvel outil de partage de connaissances et de transmission la communication num rique Elle remplace avantageusement et sur bien des points celle qu elle se propose de d tr ner et qui justement avant elle avait d tr n l oralit Elle multiplie presque l infini les pouvoirs que procurait l criture Mais malheureusement ce n est encore et toujours qu une utopie une illusion d change et de rencontre non garantie par un change vivant Il n y a plus de feu plus de lieu Le nouveau conteur comme tous ses contemporains est un h ritier embarrass Il n est pas n dans une soci t sans criture Tout au contraire Pourtant il parle encore Il sait combien l usage de la parole et de la narration lui est n cessaire Combien sa place et sa dignit en d pendent Il a encore besoin d tre r chauff Il est aussi enfant de l criture Son espace est devenu criture Son temps sa pens e ses r f rences sont devenus criture Ce n est plus lui mais l criture qui t moigne de2. ensuite les explications les cogitations les strat gies les anticipations les rem morations les menaces les promesses les accords et encore d autres situations qui font intervenir le temps qui vont rendre les signes n cessaires C est pourquoi les premiers hommes invent rent d abord le langage gestuel un langage silencieux Il n est pas interdit de penser que dans la n cessit d inventions o ils taient ils y associ rent le cri le chant la danse et m me la peinture et l criture sans que ces formes d expression ne deviennent encore les syst mes de transmission et d changes les langages qu elles allaient bient t devenir La Grande Oreille n 46 juin 2011 pp 84 88 Point de vue Certains pr historiens proposent l id e que les premiers humains apr s avoir labor les gestes techniques n cessaires leur survie et fond s sur la primaut de la force physique et celle de l habilet manuelle avaient peu peu labor un langage de gestes puis un langage sonore que nous appelons aujourd hui la parole parce que ces signes sonores taient moins co teux et plus performants que les signes physiques Ce n est plus prouver aujourd hui La parole a pr valu sur le geste La parole partag e par tous multipliait les performances et les pouvoirs de chacun et de la communaut C est ainsi que la parole fut peu peu reconnue comme un bien collectif qu il fallait entretenir transmettre et faire voluer au fur
3. et mesure des changements de conditions de vie Un acte d engagement Cet outil est devenu aujourd hui si n cessaire dans tous ses aspects de la vie humaine que parole et humanit sont devenues indissociables Ces progr s dans l usage de la parole comme un prolongement de la pens e faisaient que parler et raconter quand ils taient pratiqu s par des ma tres devenaient un acte plus puissant encore que les gestes premiers dont la parole avait pris la place Mais le plus grand pouvoir qu avait acquis la parole tait celui de tenir assembl es les communaut s humaines qui savaient en disposer comme il serait souhaitable qu il en soit de m me aujourd hui Ainsi les soci t s orales estimaient que tout individu qui s engageait par la parole engageait aussi tous les membres de sa communaut travers ses syst mes conomique et juridique et sa relation la v rit que justement cette parole tait charg e de transmettre Le respect de cet engagement de ce contrat tait tant pour l individu que pour les siens une question de vie ou de mort Cet acte de parler c est dire de faire sortir des sons articul s de soi m me l intention de quelqu un d autre et ce faisant d en perdre ventuellement le b n fice comme on le fait lors d une confidence ou de la r v lation d un secret se fondait sur une confiance mutuelle initiale comme l est tout autant l acte d couter qui consiste bien vouloir laisser p n trer en s
4. son existence Ceux qui racontent aujourd hui naissent dans un monde r inventer et sans qu une r elle place ne leur soit accord e Ainsi celui qui raconte des histoires aujourd hui est un orphelin un enfant n sous X un enfant pas vraiment d sir pas vraiment lev pas vraiment nourri au lait de la parole pes e mesur e respir e partag e C est un enfant sevr Il est comme tous ses cong n res un enfant sans m moire un enfant affam d histoires Il est aussi comme dans un grenier ou dans une brocante d muni devant des outils et des objets usag s que sont les r cits collectionn s et les mani res de les formuler de les adresser de les adapter de les dire ou de les chanter dont il a entendu parler ou qu il a peut tre lus dans les livres mais dont il ne conna t ni le maniement et encore moins la destination Il n a presque jamais entendu ni vu quelqu un s en servir c est dire raconter et n en a presque jamais joui pour lui m me ou s il en a joui c est travers les succ dan s de narration que sont les objets manufactur s et m diatis s Le premier et le seul outil dont dispose cet orphelin c est son besoin d tre visit habit par les histoires C est pourquoi il devient conteur d abord pour lui m me avant de le devenir pour les autres Transmettre avant de dispara tre Mais la diff rence de la plupart des autres arts raconter est un art de l oralit Il ne peut tre pratiqu
5. Les orphelins de la parole Bruno de La Salle Conteur et directeur artistique du CLiO Conservatoire contemporain de Litt rature Orale qu il a cr en 1981 O se situe la parole du conteur Pourquoi continuer raconter Quel est le r le de la transmission Autant de questions parmi d autres auxquelles un grand conteur apporte des r ponses aussi fines que profondes Comme il en a t de toute ternit mais tr s tonnamment encore aujourd hui dans ce monde ultra m diatique et commercialis outrance il existe des individus qui tout simplement et directement racontent pour leur plaisir ou font m tier de raconter des histoires dans des conditions souvent difficiles Avec leurs nouvelles mani res de raconter leurs nouveaux r pertoires leur nouvel art et les valeurs qu ils d fendent travers lui avec les places qui leur sont octroy es et les places auxquelles ils pr tendent avec leurs qualit s et leurs d fauts ces nouveaux conteurs n ont presque plus rien voir avec ceux que l on pourrait appeler leurs anc tres Depuis plus ou moins longtemps et selon les pays la transmission vivante c est dire d homme homme ou bien de bouche oreille a presque totalement disparu de la surface de la terre Cette disparition a commenc lors des deux derniers si cles Elle est la cons quence in luctable d une croissance d mographique d une ampleur non pr visible d une transformation des moyens de production
6. ations et par cons quent leur pouvoir ducatif mais aussi la diffusion des id es En revanche l absence de celui ou de ceux qui formulaient ces id es ne garantissait plus l int grit des informations et des pens es transmises de cette fa on Cette garantie se trouvait d s lors dans un objet ext rieur qui pouvait appartenir quelqu un d autre qui par son acquisition obtenait le droit d en user comme il lui plaisait Le sens toujours v rifier dans l instant chappait l homme vivant Celui ci se retrouvait sans voix et sans droit puisque sa parole avait t vendue et ce faisant ne lui appartenait plus Il s ensuivit encore bien d autres inconv nients parmi lesquels la naissance d une conomie financi re non garantie moralement l accumulation et donc la d valorisation des connaissances accumul es et diffus es sans discernement et quelquefois leur falsification Enfin une multiplication illimit e de messages envoy s tort et travers des interlocuteurs qui ne pouvant plus tre des t moins directs les pervertissaient leur tour L crivain et le lecteur se trouvaient in luctablement s par s dans le temps et dans l espace par un message qui leur chappait Tout cela isola les individus les loigna d un effort d intelligence partag e et peu peu la parole fut n glig e dans ses fonctions essentielles au profit d une transmission par l criture La Grande Oreille n 46 juin 2011 pp 84 88
7. d un accroissement exponentiel des villes d une r volution des moyens de communication en un mot d une si grande modification des conditions de vie qu elle a donn lieu l abandon d finitif d une civilisation rurale vieille de plusieurs milliers d ann es au sein de laquelle la parole tait entretenue et consid r e comme un bien commun vital Elle ne l est apparemment plus aujourd hui C est alors que se pose la question de la transmission du patrimoine oral que l on dit immat riel de sa valeur de sa n cessit de nos jours De l agir au langage Avant m me d tre parole le premier signe qu un objet une plante un tre humain et m me une communaut exposent au monde qui les environne c est leur pr sence Par leur pr sence ils signifient qu ils sont l et tout le monde peut comprendre le je suis de l autre Leurs actes primordiaux tre bouger respirer marcher courir tuer pleurer rire chasser combattre se d fendre prendre donner eux non plus n ont pas besoin de signes pour tre compris L acte contient son sens en lui m me L acte l agir la pr sence sont pour les tres humains le premier moyen de transmettre une nergie L exemple se grave instantan ment dans celui qui en est le t moin dans ses m moires motionnelle cognitive corporelle sans le secours du langage L exemple est le premier outil de la transmission et par la vertu de l imitation le premier moyen d apprendre Mais vont venir
8. es de l assembl e Si l on veut bien se souvenir de cette image l gendaire et imm moriale d une veill e autour du feu on peut comprendre qu une transmission orale en quelque temps que ce soit ne pourra jamais se faire sans un feu c est dire sans jamais oublier o et pourquoi l Humanit a commenc Parole et contes sont l h ritage vivifiant et germinatif que nous ont laiss nos anc tres L invention de la trace Les g n rations et les soci t s qui succ d rent aux hommes qui fondaient leur existence sur le pouvoir de la parole invent rent il y a quelques milliers d ann es un nouveau moyen de transporter le langage et la pens e Ce fut le temps de l criture Elle offrait l avantage consid rable elle nous l offre encore aujourd hui d tre visible plut t qu audible c est dire d ouvrir la pens e un espace synoptique plut t qu une lin arit temporelle fugitive ce qui pensait on lui donnait une permanence puisqu elle tait grav e sur un mat riau que l on pensait indestructible Elle offrait aussi l avantage non n gligeable de s inscrire dans un espace espace sans lequel aucune pens e ne peut exister Elle multipliait ainsi consid rablement les possibilit s de m morisation et de stockage des informations en particulier juridiques et conomiques n cessaires aux nouvelles soci t s qui l adoptaient et qui constituaient pour elle un capital p rennisable Elle permettait la multiplication de ces inform
9. monde et de g n rations de mort et de renaissance auquel chacun doit se soumettre sans cesse La dur e est combattue par l instant Il y a dans la transmission directe des paroles et des contes le souvenir incarn la trace des souffles des voix de l esprit encore vivant et vivifiant des disparus qui avant nous ont racont les histoires qu notre tour nous respirons Cet article est adapt du texte paru dans la revue Cassandre Horschamp n 85 publi suite la manifestation Pourquoi raconter des histoires organis e par Mondoral au Th tre de l Od on en d cembre 2010 La Grande Oreille n 46 juin 2011 pp 84 88 Point de vue
10. n Il ne cesse d en raconter aux autres pour se justifier leurs yeux et quelques fois pour les conduire comme il est conduit lui m me vers La Grande Oreille n 46 juin 2011 pp 84 88 Point de vue des illusions et des mirages auxquels chacun ne demande qu croire Raconter ou couter des histoires a toujours t depuis la nuit des temps un grand commerce de mensonges Mais raconter ou couter des histoires est aussi l expression d un autre besoin plus puissant il suffit de voir le succ s des nouveaux conteurs pour le v rifier C est un besoin inextinguible pour chacun de se situer de se rep rer au del des illusions un jour ou l autre pour savoir s il a vraiment une histoire avec un d but et une fin et si sa vie son voyage ses r solutions l ont men autre chose qu survivre Raconter est tout autant un moyen d endormir de tromper ou de fuir qu un moyen de clarifier de partager et de prolonger l aventure humaine Par le souffle du conteur par l attention vibrante de l auditeur qui leur est port e les r cits font appara tre une r alit commune brusquement visible tout aussi acceptable que l apparente r alit du lieu et de la situation au sein desquels cette repr sentation est c l br e L espace qu il soit int rieur ou r el les acteurs de l histoire et ce qu ils repr sentent les actes l nergie qu ils produisent sont incarn s on pourrait dire enflamm s et veill s par les protagonist
11. oi la musique des mots provenant de quelqu un d autre et qui serait susceptible de vous mettre en cause Ces deux actes indissociables l un de l autre taient compris par ces soci t s comme le fondement de leur statut d tres humains solidaires La parole respir e leur paraissait et juste titre vitale C tait dans la fluidit de sa circulation tant travers les corps que les lieux les ges les g n rations les morts et les vivants que ces soci t s situaient la qualit principale de la parole tre un lien N cessit de raconter Nos anc tres labor rent au cours des si cles de nombreuses formes de parole en fonction des situations et des interlocuteurs pour lesquels ils les concevaient Aucune d entre elles ne se r v la plus performante au regard de son maniement accessible tous de sa capacit d adaptation toutes les situations que la fable le r cit le conte Il est vraiment trange que ces savants de la transmission d autrefois aient choisi la fable pour transporter leur sagesse vers l autre et plus loin encore vers l enfant des temps futurs Pourtant il n y a rien de plus mensonger de plus subjectif de plus illusoire de plus trompeur que les histoires L tre humain en son for int rieur ne cesse de s en raconter pour se justifier vis vis de lui m me et pour oublier son angoisse Il ne cesse d en couter pour peu qu elles produisent sur lui l effet tranquillisant dont il a tant besoi
12. que dans l instant et directement en face de ceux qui il est destin L autre y est imm diatement n cessaire Le conteur d aujourd hui a besoin comme de toute ternit d interlocuteurs C est avec eux qu il va laborer une nouvelle oralit narrative qui r pondra ses propres besoins d histoires tout en m me temps qu ceux qui il se confie C est l que se situe son art Il n est videmment pas pr t Qui le serait Il commence sans autre outil que son besoin Il court le risque tr s court terme par son manque d exp rience et d apprentissage de d courager ses premiers interlocuteurs Il n est pas pr t Eux ne le sont pas non plus Et voil notre conteur d sesp rant de son entreprise et peut tre m me d sesp rant ceux qui lui ont fait confiance C est que chacun de son c t et dans sa solitude oublie trop vite que ce besoin La Grande Oreille n 46 juin 2011 pp 84 88 Point de vue d entendre des histoires est pour tout tre humain un besoin vital sans cesse d sir et rarement honor sans lequel il n est pas certain d exister Ce qui est propre toute transmission c est qu elle s inscrit dans une perspective de s paration Le d sir de rencontre et d change va s intensifiant tandis que les adieux s approchent Il y a toujours dans cette situation un sentiment d urgence qui ne peut tre que b n fique C est que la transmission s inscrit aussi dans un mouvement incessant de changement de
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