Emma Augier, Retour à Ellis Island
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1. prouver Ellis Island 6 Axr tons nous un instant sur cet aspect autobiographique essentiel pour aborder la sp cificit de la repr sentation du pass mis en place dans ce film Sans vouloir analyser dans toute sa complexit la place occup e par l criture de soi dans le travail de Perec il convient cependant d y voir une tension qu il a souvent rappel e il ne veut pas oublier tout en ayant conscience que ce qui pourra tre raviv ne fera que r v ler davantage le vertige de l oubli C est donc d abord la d couverte douloureuse de l absence de son propre pass qui est pr gnant dans le texte de Perec Ellis Island appara t donc comme la m taphore de cette m moire mnt i Dossier 47 lacunaire Ce que j ai voulu interroger mettre en question mettre l preuve c est mon propre enracinement ce non lieu cette absence cette brisure sur laquelle se fonde toute qu te de la trace de la parole de P Autre La d ficience de souvenirs familiaux la non transmission impos e par les v nements de l Histoire poussent l auteur vers l Autre plus pr cis ment vers une m moire collective qu il voudrait partager comme son ami Bober qui s ins crit bien dans cette m moire par les r cits de sa m re les photographies fami liales Paul Ric ur en partant de la singularit de l exp rience juive parle en ces termes La m moire personnelle ou collective se r f r2. pose les questions on ne peut s emp cher d y voir autre chose qu un simple entretien Qu est ce qui le motive Quel est le sens de sa recherche Que retient il de tous ces destins En coutant tous ces r cits il se constitue bien peut tre malgr lui une m moire potentielle gr ce toutes ses histoires marqu es par la mis re l antis mitisme les pogroms subis par des Juifs venant de la m me r gion que sa propre famille Ellis Island m taphore d er rance et d espoir devient pour Perec le symbole de l errance dans sa propre m moire premi re partie qu il tente de retrouver chez d autres familles deuxi me partie On est bien devant un film non pas historique mais directement li la m moire et o celle ci est synonyme d identit puisqu on nous parle de filiation et justement de recherche d identit Citons encore une fois Paul Ric ur qui avec La m moire l histoire l oubli lucide les carts mais aussi les parent s entre la reconstruction historique et la reconnaissance m morielle entre discours de savoir et r miniscence largissant ainsi les diff rents modes de repr sentation du pass 48 T moigner Entre histoire et m moire dans l histoire et qui peut s appliquer directement R cits d Ellis Island Ric ur fonde sa th orie sur la m moire partir d une double articulation d une part entre le retour du souvenir et la qu te de m moire et d autre part ent
3. qu ils recherchent L empreinte selon Didi Huberman brise la continuit mim tique qu elle propose pourtant d honorer le moulage signale un cart cette diff rence infime que Marcel Duchamp qualifie du terme infra mince D apr s lui il existe une temporalit paradoxale c est l anachronisme de l empreinte Celle ci expose travers sa proc dure technique un jeu contra dictoire de tension entre le contact et l absence le proche et le lointain le toujours vif et le d j mort l optique et le tactile le paradigme et le processus le m me et son alt rations5 Ainsi la nature d empreinte lumineuse de ces photos et leur pr sence dans les lieux m mes o elles ont t prises redoublent le sentiment qu on a affaire au contact d une absence et un rapport tr s fort avec le temps qui est la puissance fantomatique des revenantes des survivances Choses parties au loin mais qui demeurent devant nous proches de nous nous faire signe de leur absence Un plan du film exprime bien cette id e il s agit d un panoramique qui d bute en plong e sur le hall immense d Ellis Island puis qui se d place vers la gauche jusqu balayer les murs d labr s et moisis et qui arrive enfin sur une photo en noir et blanc coll e au mur repr sentant le hall que nous venons de voir mais cette fois ci rempli de migrants attendant leur tour entass s comme du b tail Du vide o
4. 22 Paris Gallimard nov d c 2002 p 9 2 Maurice Halbwachs La m moire collective 1950 Paris Albin Michel 1997 24 Paul Ric ur La M moire l histoire et l oubli chapitre Platon la repr sentation pr sente d une chose absente p 8 18 25 Georges Perec Commentaire de R cits d Ellis Island 2 Paul Celan Ascenglorie Gloire des cendres Choix de po mes Paris Gallimard dition bilingue coll Po sie Gallimard 1998 p 262 265 21 Richard Dindo Filmer le pass Paris L Harmattan 2003 p 14 15 28 Georges Perec Esp ces d espaces op cit p XX 8 Georges Perec Commentaire de R cits d Ellis Island 30 Ibid 31 Barbara Le Ma tre Entre le film et la photographie Essai sur l empreinte Saint Denis P U V coll Esth tique hors cadre 2004 p 11 32 Voir Roland Barthes La Chambre claire Notes sur la photographie Paris Gallimard coll Cahiers du cin ma Gallimard 1980 p 140 3 Georges Didi Huberman L empreinte Paris ditions du Centre Georges Pompidou 1997 p 43 34 Jbid p 166 35 Ibid p 166 3 Ibid p 33 37 Georges Didi Huberman Le lieu malgr tout Vingti me si cle Revue d histoire n 46 avril juin 1995 p 36 44 article portant sur Shoah de Claude Lanzmann citation p 36 38 Walter Benjamin Paris capitale du xIX si cle Le livre des passages trad de l allemand Jean Lacoste Paris Le Cerf 1989 p 479 480
5. EMMA AUGIER RETOUR ELLIS ISLAND J aurais pu na tre comme des cousins proches ou lointains Ha fa Baltimore Vancouver J aurais pu tre argentin australien anglais ou su dois mais dans l ventail peu pr s illimit de ces possibles une seule chose m tait pr cis ment interdite celle de na tre dans le pays de mes anc tres Lubartow ou Varsovie et d y grandir dans la continuit d une tradition d une langue d une communaut Georges Perec commentaire de R cits d Ellis Island R cits d Ellis Island est n d une amiti entre un crivain et un cin aste Georges Perec et Robert Bober se sont rencontr s Paris chez des amis communs Beaucoup de choses les rapprochaient d abord la cin philie ils ont fr quent les m mes cin mas parisiens et puis leur origine juive polonaise Au d but des ann es 1970 Bober raconte Perec qu il a en projet d aller en Pologne tourner un film sur ses racines familiales l crivain aurait r pondu Aller en Pologne c est une chose que je n oserais pas faire maintenant encore mais je veux absolument voir le filme En 1975 Perec se d cide visiter le pays de ses anc tres et assiste la projection du film de Bober R fugi provenant d Allemagne apatride d origine polonaise pour sa premi re projection en Pologne la fin du film P crivain d clare au cin aste qu il faut absolument qu ils fassent un film ense
6. a t les cin astes documentaires font souvent appel des fragments de pass quelques fois traces ultimes d un avant qui s efface pour toujours On pourrait parler de ces traces comme tant la fois des traces _ mat rielles et des empreintes temporelles Ric ur en reprenant Platon et ses dialogues Th t te et Le Sophiste voque la m taphore du sceau de cire et aborde cette notion d empreinte temporelle On voit comment le probl me de l oubli est d s le d but pos et m me doublement pos comme effacement des traces et comme d faut d ajustement de l image pr sente l empreinte laiss e comme par un anneau de cire Filmer le pass est un acte qui suppose que l on prenne du recul afin de reconstruire un espace et un temps avec la distance n cessaire la r flexion puis qu on arrive trop tard qu on est dans l apr s coup dans le pr sent Ainsi les cin astes qui s int ressent la m moire ont besoin de cette distanciation tels des historiens qui analysent les faits quand c est d j fini Entreprendre une r flexion sur l actualit est un exercice difficile d une part parce qu on poss de rarement toutes les clefs du pr sent en train de se r aliser et d autre part le temps de r flexion est insuffisant sans le recul n cessaire l laboration d un r el point de vue Le pass int resse les cin astes parce qu ils cherchent non pas reproduire un r el t
7. arce qu il cherchait comment il poa se retrouver dans le film Je lui ai fait remarquer que c tait une le c tait un lieu clos qui ne fonctionnait videmment pas comme l le we Pour les immi S 55 immigrants ce n tait pas encore l Am rique comme l a dit Perec dans le commentaire c tait seulement un prolongement du bateau de luj ai sueur dit C est le plus grand mouvement d immigration d P Histoire Finalement si les membres de sa famille avaient fait le choix de passer par cette le il n aurait pas eu le m me destin Il voyait ce qu il pouvait en faire Et il a pris conscience que dans ce film il pouvait parl de sa relation avec sa jud it s Fe Les parents de Georges Perec sont tous deux d c d s durant la Seconde Guerre mondiale son p re au front en 1940 sa m re d port e Auschwitz en 1943 Georges passera son enfance entre Paris et les deux V entrelac s de W ou le Souvenir d enfance Villard de Lans et Lans en Vercors Ces fractures laisseront en nine marque et un manque qui se retrouveront tout au long de son uvre J cris parce qu ils ont laiss en moi leur marque ind l bile et que la trace e est l criture l criture est le souvenir de leur mort et l affirmation de ma vie i Ainsi crire restera toujours pour lui essayer m ticuleusement d rerent quelque chose de faire survivre quelque chose arracher quelques bribes pr cises au vide qui se creuse lais
8. clair pour former une constellation En d autres termes l image est dialectique l arr t Seules les images dialec tiques sont des images authentiquement historiques c est dire non archa ques L image qui est lue je veux dire l image dans le Maintenant de la connaissabilit porte au plus haut degr la marque du moment critique p rilleux qui est au fond de toute lecture NOTES Georges Perec Robert Bober R cits d Ellis Island histoires d errance et d espoir Paris P O L diteurs 1994 157 p retranscription int grale du commentaire et des t moignages du film 2 Cit par Robert Bober in Le Cin matographe Cahier Georges Perec n 9 Paris Le Castor Astral 2006 p 245 246 3 Production INA 1975 16 mm 1h30 premi re diffusion TF1 26 septembre 1976 4 R f rence W ou le souvenir d enfance 1975 Paris Gallimard 1993 219 p 5 Robert Bober propos recueillis par Monika Lawniczac et C cile De Bary Le Cin matographe op cit p 252 253 6 Georges Perec W ou le souvenir d enfance op cit p 59 Georges Perec Esp ces d espaces 1974 Paris Galil e 2006 p 123 8 Rappelons que Perec faisait partie de POuLiPo depuis P ann e 1967 Ouvroir de Litt rature 54 T moigner Entre histoire et m moire Potentielle dont le propos est d inventer de nouvelles formes po tiques ou romanesques r sultant d une sorte de transfert de technologie entre math maticien
9. criptions et les inventaires de Perec que ces plans pourront illustrer Pour la deuxi me partie du film entretiens avec des ex immigr s c est Perec qui m ne les discussions et Bober qui se tient derri re la cam ra Ils ont choisi ensemble les personnes qu ils filment deux communaut s sont mises en avant les Juifs et les Italiens parce qu ils repr sentent selon eux la population la plus concern e par cette migration vers les USA et puis parce qu ils se sentent plus proches de celles ci Pour la phase de montage Georges Perec vient r guli rement apporter son avis continue crire le commentaire Ce qui semble le plus pr gnant dans cette collaboration peut tre synth tis en deux probl matiques la m moire en forme d inventaire et la m moire des lieux Robert Bober et Georges Perec ont tous deux travaill la question de la m moire dans leurs uvres respectives comme dans leurs travaux communs Ainsi R cits d Ellis Island devient la rencontre de deux univers concern s par les m mes questions li es la place des individus dans l Histoire mais aussi dans les lieux qu ils traversent L INVENTAIRE DU TEMPS PERDU R cits d Ellis Island Histoires d errance et d espoir Premi re partie Les traces Deuxi me partie M moire et non Histoire d Ellis Island comme aurait pu s intituler n importe quel reportage t l visuel ce titre symbolise lui seul la volont de se r approp
10. e des choses le d labre ment la disparition et des vies les petits enfants venus visiter le lieu o d bar qu rent leurs grands parents ou parents Richard Dindo cin aste s est souvent pench sur la question de la m moire Au c ur du lieu de m moire il y a la trace Celle qui subsiste lorsque tout est d truit Celle qui retient un fragment de pass exhibe un bout de preuve signale que quelque chose a eu lieu ici La trace meilleure alli e du temps LE LIEU COMME M TAPHORE Mes espaces sont fragiles le temps va les user va les d truire rien ne ressemblera plus ce qui tait mes souvenirs me trahiront l oubli s in filtrera dans ma m moire je regarderai sans les reconna tre quelques photos jaunies aux bords tout cass s Le fil directeur du film son sujet est un lieu l le aux larmes Ellis Island un petit lot de quatorze hectares quelques centaines de m tres de la pointe de Manhattan pr cise le commentaire Prenons la figure de la m tonymie pour la mettre en parall le avec la notion de lieu de m moire Ellis Island symbolise Le lieu de m moire par excellence mais les r alisateurs ont voulu l aborder autrement que la d finition historienne puisque dans ce film c est l effacement de la m moire qui est signifi 50 T moigner Entre histoire et m moire Ellis Island est pour nous le lieu m me de lexil c est dire le lieu de l absence de lieu le lieu de la d
11. e au tout d but du film lorsque l auteur tourne les pages de l album et que sa voix pr cise qu il se trouve Paris alors que les photos de tournage montrent elles Ellis Island on se trouve avec deux espaces une double spatialit qui r sonne avec celle que ressent tout immigr ce sentiment d tre d ici et d ailleurs ces photos d signent un autre temps n cessairement ant rieur Ainsi d s le commencement du film on prend de la distance par rapport Ellis Island on est Paris et apr s la p riode de tournage C est le temps de la r flexion Lorsque des photos prises il y a un demi si cle se retrouvent l endroit m me o devait se tenir le photographe Lewis Hine on a bien affaire un m me espace dans le cadre de la repr sentation qu elle soit photographique ou cin matographique il s agit du m me lieu c est le temps qui fait contrepoint presque cinquante ans s parent les images en couleur film es par Robert Bober et Georges Perec et les photographies en noir et blanc Celles ci sont les derni res traces d un lieu soumis l preuve du temps La pr sence de ces photographies au sein du discours filmique et leur dimension d empreinte m morielle sous entend lim portance du manque de liaison entre pass et pr sent Dans Entre le film et la photographie Essai sur l empreinte Barbara Le Ma tre crit dans son introduc tion Trace arrach e au monde la photo op re une r
12. e l ordre de l empreinte ils sont donc situer quelque part entre l ordre de l empreinte et l ordre de limitation 52 T moigner Entre histoire et m moire L empreinte offre la notion d image en g n ral un mod le constitutif un paradigme qui n a pas encore t reconnu dans toute l tendue de sa signification historique philosophique anthropologique Ce que filment Georges Perec et Robert Bober c est cette recherche d empreintes dans un lieu en d composition L image comme empreinte prend tout son sens puisque les images en mouvement repr sentent des images photo graphiques du lieu qui sont elles m mes l empreinte de ce lieu Comme la m moire ne peut pas surgir au cours d une simple visite Ellis Island les cin astes se mettent en chasse et num rent tout ce qu ils ont r colt chiffres noms des bateaux faits historiques et ce qu ils voient mais ils se rendent vite compte que ce qu ils trouvent n est pas suffisant pour faire rena tre le pass de l le Rien ne ressemble plus un lieu abandonn qu un autre lieu abandonn Ce pourrait tre n importe quel hangar n importe quelle usine d saf fect e n importe quel entrep t d sert rong par l humidit et la rouille e Mais c tait l quelques brasses de New York tout pr s de la vie promise Les photos qu ils nous proposent sont donc les seules empreintes exis tantes d un pass
13. e par d finition un pass maintenu vivant gr ce la transmission de g n ration en g n ration Parler de m moire c est aussi parler d oubli de l effacement des traces car il y a oubli l ou il y a eu trace L inventaire appara t de ce fait comme le meilleur moyen de rendre sensible cette recherche d appartenance On peut ainsi voir en ces listes de chiffres ces noms num r s avec grande pr cision un d sir de d fier le langage anonyme des chiffres g n ralement utilis par l administration am ricaine et parfois jusqu d shumaniser tous ces migrants qui pass rent Ellis Island Enfin l num ration presque maniaque qu entreprend Perec d voile une recherche quasi d sesp r e de traces de son propre pass Apr s avoir parl d autobiographie penchons nous sur les douze portraits esquiss s dans la deuxi me partie du film intitul M moires Douze parcours qui ont crois la route d Ellis Island un inventaire non exhaustif certes mais qui renvoie au dispositif de la premi re partie Voil comment Bober voit ce diptyque Nous parlions de deux films Notre film et leur film Si la premi re partie invente r ellement une mani re de repr senter un lieu symbole d un autre temps cette deuxi me partie moins riche quant au langage cin matographique poss de un important atout celui de faire resurgir la m moire vivante cette fois ci Et puisque c est Perec qui
14. e par le commentaire voix off de Georges Perec narrateur du film num rant des noms de bateaux ports compagnies maritimes origines des migrants pi ces visit es Ellis Island objets r pertori s meubles entrepos s Le commentaire inventorie toutes sortes de choses et nous ram ne sans cesse au fragment au singulier Pendant toutes ces ann es les navires vapeur de la Cunard Line de la Red Star Line de l Anchor Line de l Italian Line de la Hamburg Amerika Line de la Holland America Line sillonn rent l Atlantique nord Ils partaient de Rotterdam de Br me de G teborg de Palerme d Istanbul de Naples d Anvers de Liverpool de L beck de Salonie de Bristol de Riga Ils s appelaient le Darmstadt le Furst Bismarck le Staatendam le Kaiser Wilhelm Mais la plupart de ceux qui au terme de leur harassant voyage d cou vraient Manhattan mergeant de la brume savaient que leur preuve n tait pas tout fait termin e Il leur fallait encore passer par Ellis Island cette le que dans toutes les langues d Europe on a surnomm e l le des larmes Ji se produit donc dans le texte un aller retour entre la non misto rique et la dimension m morielle Tel un archiviste Perec aesae premi res minutes du film nonce des listes r pertorie les choses les faits l image nous nous approchons doucement de l le en bateau Ainsi un contrepoint tempor
15. el s tablit d s le d but du film entre l image flottante du pr sent du film panora mique sur la baie de Manhattan travelling en bateau en direction d Ellis no et l num ration po tique et sonore encha nement de mots rappelant le pass La voix de Georges Perec livre galement ses doutes ses questionne ments et les enjeux filmiques Voici un autre type d inventaire reles et personnel qui modifie le syst me d nonciation On passe de ce fait d un naa teur omniscient objectif bien que tr s diff rent des habituels commentaires t l visuels un narrateur personnage sensible et subjectif 46 T moigner Entre histoire et m moire Comment d crire Comment raconter Comment reconna tre ce lieu Restituer ce qu il fut Comment lire ces traces Comment aller au del aller derri re ne pas nous arr ter ce qui nous est donn voir ne pas voir seulement ce que l on sait d avance que l on verrait Comment saisir ce qui n est pas montr ce qui n a pas t photographi archiv restaur mis en sc ne Comment retrouver ce qui tait plat banal quotidien ce qui tait ordi naire ce qui se passait tous les jours On assiste alors un geste r flexif un retour du film sur lui m me un effet de miroir C est donc on l a d j dit la question de l nonciation qui se pose Celle ci n est pas transparente on trouve des Je des Ils et des N
16. el qu il a t mais le reformuler le sc nariser Mettre en sc ne la derni re trace permet l exploration la rencontre la d couverte de choses jusqu a lors enfouies En somme il s agit de se confronter au probl me de l oubli Dossier 49 Cela ne veut rien dire de vouloir faire parler ces images de les forcer dire ce qu elles ne sauraient dire Au d but on ne peut qu essayer de nommer les chapitres un un platement les num rer les d nombrer de la mani re la plus banale possible de la mani re la plus pr cise possible en essayant de ne rien oublier Ces quelques phrases d montrent bien la prise de conscience de Georges Perec quant la difficile t che de mettre en sc ne des traces du pass R cits d Ellis Island semble ainsi port par deux volont s freiner le processus de l oubli gr ce la figure de l inventaire et faire le terrible constat que ce qui fut n est plus Comme Ric ur on peut reprendre le vers du po te Paul Celan Niemand Zeugt f r den Zengen Personne ne t moigne pour le t moin Comme si l attestation testimoniale ou l ultime trace garante de la r alit du pass pouvait parfois se perdre jamais n tre ni communicable ni communiqu e Toutes ces traces sont autant de liens temporels qui permettent de super poser ou de confronter pass et pr sent et de mieux appr hender le glissement du temps et donc des lieux le centre de tri devenu mus
17. etenue m me les choses ou les tres avant l image sous l image la r alit a a t Il s agit dans cet ouvrage de comprendre comment deux images distinctes engendrent une repr sentation mixte fond e sur leur confrontation L auteur introduit ainsi la notion d ensemble visuel Cette intrusion ce choc visuel se produisant quand une photo se m le aux images en mouvement entra ne une relation une dynamique qui ne peut relever de l ordre du th orique mais du domaine du perceptible Or c est surtout de perception temporelle dont il est question dans R cits d Ellis Island puisque des photos sont expos es dans l endroit m me o elles ont t prises quelques d cennies d intervalle le choc de cet ensemble visuel est d autant plus grand que ces photos sont pr sent es comme objets et donc comme traces mat telles Comme l archive film e peu utilis e dans R cits d Ellis Island l image fixe ne se m lange pas facilement avec le continuum cin matographique et son r f rent qui glisse Elle cr e un d calage entre des morceaux la fois li s et cependant en rupture cr ant une tension plastique et une fragmentation visuelle Cette fragmentation plastique participe la mise en place de la figure de l inventaire du lieu Dans son texte La ressemblance par contact Arch ologie anachronisme et modernit Georges Didi Huberman explique que photo et film de fa on distincte sont d
18. ispersion comme s il faisait partie d une autobiographie probable d une m moire potentielle Ce lieu est m tonymique puisqu il symbolise le passage de seize millions de migrants vers les USA de 1892 1954 il constitue donc l un des fondements de l histoire am ricaine un lieu de m moire que l on visite Arr tons nous un moment sur cette notion de lieu de m moire car il semble qu il se joue l une des forces du film Perec et Bober questionnent travers ce lieu un pan de leur m moire un pan de la m moire collective mais ils veulent la fois critiquer l uti lisation de ce lieu de m moire par les institutions qui vident Ellis Island de son sens par un discours fait d accumulation de chiffres et d anecdotes dr les l his toire de Shon Vergessen ou terribles les marches que devaient monter les arri vants qui taient en fait un pr texte invent par les m decins pour les examiner D ailleurs nous commen ons la visite d Ellis Island sur une petite embarcation comme ces touristes arri re petits enfants de migrants qui viennent tenter d prouver ce que leurs parents ont v cu Puis nous suivons le guide scout et nous l coutons d biter son discours maintes fois r cit S entrem lent alors le commentaire de Perec et le commentaire du guide que l on retrouve de temps autre au milieu des visiteurs Entre temps nous visitons les salles vides d Ellis Island et Perec nous parle de son se
19. mble Leur amiti grandit ils d couvrent mutuellement leurs uvres Citons le cin aste qui raconte le point de d part du projet de R cits d Ellis Island Doctorante l Universit de Strasbourg 42 moi T moigner Entre histoire et m moire Un Jour j ai d couvert dans le journal qu Ellis Island tait ouvert au pupile nouveau Je me suis dit Tiens a me dit quelque chose J ei ai parl ma m re et elle m a racont Mais c est mon stand p re Toute la famille s tait cotis e pour lui payer un billet aller Et si a allait bien il ferait venir le reste de la famille petit petit Et His de attrap le trachome et il a t refus Ensuite il des demand comment il allait rentrer Il avait d pens tout largent de sa famille et en plus il n avait plus de barbe Alors il s est arr t Vienne le i u S qu elle repousse une barbe comme a a ne repousse pas en huit ki il a appr ci Vienne Il est rentr en disant J ai trouv mieux ie l Am rique on va tous aller Vienne C est une ville tr s moderne tr s tr s bien C est pour cela qu une partie de ma famille est all e Vene alors que l autre est all e Berlin Ma m re est all e Berlin C est i que je suis n Et quand Hitler a pris le pouvoir en 33 mes parents sont venus en France Quand j ai propos Perec de faire Ellis Island il a h sit deux ou trois jours p
20. n passe au plein du pr sent d sert on revient au pass du lieu o autrefois grouillait une multitude de personnes Cette photo Le Fa fo Er Dossier 53 cette empreinte sugg re galement l absence de ces migrants le passage du temps dans cet espace si diff rent aujourd hui Il s agit donc de marquer la dur e le passage du temps redoubl par le panoramique qui glisse lentement sur les murs Pour finir citons encore une fois Georges Didi Huberman et son texte Le lieu malgr tout L histoire du cin ma est pleine de tous les lieux possibles Des lieux invent s r invent s reconstruits ou transfigur s qui chaque film impriment leur marque m morable offrent la r miniscence comme un cadre inalt rable Appelons cela une magie des lieux R cits d Ellis Island tente ainsi d approcher le glissement du temps son vertige gr ce sa forme d inventaire po tique c est un film en forme de retour mais qui questionne avant tout cette qu te vers le pass avant d en affirmer les aboutissants la mani re de Walter Benjamin qui d signait l uvre d art comme se constituant elle m me comme une image dialectique on peut voir la lumi re de ces quelques phrases l enjeu principal de R cits d Ellis Island Il ne faut pas dire que le pass claire le pr sent ou que le pr sent claire le pass Une image au contraire est ce en quoi l Autrefois rencontre le Maintenant dans un
21. ntiment de son point de vue sur ce lieu qui est pour lui comme n importe quel hangar abandonn et pourtant il sent bien ici quelque chose d autre Il ne s agit pas de s apitoyer mais de comprendre Quatre migrants sur cinq n ont pass sur Ellis Island que quelques heures Ce n tait tout compte fait qu une formalit anodine le temps de transformer l migrant en immigrant celui qui tait parti en celui qui tait arriv Mais pour chacun de ceux qui d filaient devant les docteurs et les offi ciers d tat civil ce qui tait en jeu tait vital Ils avaient renonc leur pass et leur histoire ils avaient tout aban donn pour tenter de venir vivre ici une vie qu on ne leur avait pas donn le droit de vivre dans leur pays natal et ils taient d sormais en face de l inexorable Tout au long du film dans les deux parties apparaissent un grand nombre de photographies introduites d une mani re particuli re Elles constituent le deuxi me type d inventaire le premier tant pris en charge par le commentaire de Perec purement visuel et sont dans pratiquement tous les cas film es dans un cadre plus large dans l album que feuillette Georges Perec dans le b timent f ti H Dossier Si d Ellis Island sur le quai de d barquement ou dans l appartement des t moins Ce dispositif de tournage permet de signifier une double spatialit et une double temporalit Par exempl
22. ous il s agit d un signe ostensible de l criture documentaire et de son acte Le film se pr sente en tant que film et le commentaire pr sente ses auteurs Les photogra phies dispos es dans l album que Perec feuillette par moments dans le film sont elles aussi d ordre r flexif puisqu elles repr sentent le temps du tournage Le dispositif filmique nous est d voil sur les photos on voit l quipe du tournage la cam ra la perche les op rateurs Perec en train d crire son texte Cette figure de r flexivit se fonde sur une exp rience du temps le temps de l laboration d un film et celui de la mise distance n cessaire pour parvenir une r flexion la r flexivit a souvent faire avec la r flexion et enfin le temps intrins que au film Il existe surtout un fort aspect autobiographique dans ce commentaire en forme d inventaire lorsque par exemple Perec exprime ce que repr sente pour lui ce lieu Ce qui pour moi se trouve ici ce ne sont en rien des rep res des racines ou des traces quelque chose que je peux nommer cl ture ou scission ou coupure et qui est pour moi tr s intimement et tr s confus ment li au fait m me d tre juif C est la premi re fois que Georges Perec se d finit en tant que juif juif par absence Il parle aussi au nom de son ami Bober C est cette permanence de son histoire sa r sistance sa t nacit sa p rennit que Robert Bober est venu
23. re la m moire individuelle rapport e l int riorit la conscience et la m moire collective identifi e aux repr sentations partag es Le concept d ascription lui permet de penser la possible attribution des m mes ph nom nes de m moire tant autrui qu soi m me Pour le philosophe l cart entre histoire et m moire entre la repr sentation du pass et sa reconnaissance tient l opposition entre l imm diate fid lit de la m moire et l intention de v rit de l histoire fond e sur le traitement des documents Certes selon Ricoeur entre histoire et m moire collective les relations sont fortes Mais Pour autant histoire et m moire ne sont pas identi fiables La premi re est inscrite dans l ordre d un savoir universellement accep table scientifique au sens de Michel de Certeau La seconde est port e par les exigences de communaut s pour qui la pr sence du pass dans le pr sent est un l ment essentiel de la construction de leur tre collectif Apr s avoir abord le bin me histoire m moire int ressons nous leur repr sentation Selon Maurice Halbwachs la m moire est une reconstruction collective partir de traces du pass qu elles soient issues des m urs d un courant de pens e ou d une culture Les cr ations d images devraient donc tre comprises comme m diation entre le groupe et sa m moire Ainsi pour re cons truire une m moire de ce qui
24. rier un pass d une mani re sensible en privil giant la part m morielle de l Histoire Ainsi R cits d Ellis Island n est pas seulement un film qui documente une partie de l Histoire il questionne nous le verrons plus en d tail au sens large la repr sentation d un pass et l utilisation des sources ici pas de preuves ou d illustrations mais des indices que l on r pertorie que l on ques tionne 44 T moigner Entre histoire et m moire Georges Perec et Robert Bober ont ainsi choisi de traiter du processus de la fuite du temps en utilisant la figure de l inventaire Les traces comme h ritage et l inventaire comme m taphore de la recherche d h ritage R crire le pass c est donc pour les deux auteurs chercher des indices qui attestent de ce pass L inventaire quand il n est pas utilis dans sa fonction premi re pratique et fonctionnelle devient une figure stylistique un dispositif litt raire et ou cin matographique Ce n est pas la premi re fois que Georges Perec l utilise citons entre autres son ouvrage Les Choses dont les premi res pages sont la mani re d un magazine de d coration l inventaire pr cis d un int rieur appartenant un jeune couple des ann es 1960 Cette num ration qui se poursuit au fil du livre figure le besoin insatiable d accumulation mat rielle de ces deux jeunes gens Gr ce ce style litt raire l crivain porte un regard critique sur la
25. s et crivains 9 Georges Perec Les Choses une histoire des ann es soixante Paris Julliard coll Les lettres nouvelles 1965 Prix Renaudot 1965 10 On peut galement citer d autres ouvrages o l inventaire est utilis par Georges Perec dont La vie mode d emploi romans Hachette litt rature 1978 Prix M dicis Tentative d puisement d un lieu parisien Paris Bourgois coll nonciation 2008 1 dition Paris Bourgois Pourrissement des soci t s Revue Cause commune n 1 Jean Duvignaud dir 1975 1 Coproduction La sept INA et le Centre audiovisuel de Paris 1992 couleur noir et blanc 49 minutes premi re diffusion juin 1992 sur Arte 12 Georges Perec Lettre Maurice Nadeau 7 juillet 1969 Je suis n op cit p 60 13 Georges Perec Commentaire de R cits d Ellis Island 14 Ibid 15 Ibid 6 Ibid 17 Georges Perec Ellis Island description d un projet Recherches n 38 1979 Catalogue pour des juifs de maintenant p 51 54 R dition in Je suis n Paris Seuil coll La librairie du xx si cle p 102 18 Paul Ric ur La M moire l histoire et l oubli Paris Seuil 2000 p 116 19 Ibid p 374 2 Robert Bober Le Cin matographe op cit p 248 21 1 le d finit en note de cette mani re l attribution de quelque chose quelqu un 2 Roger Chartier Le pass au pr sent in M moire du xx si cle Le D bat n 1
26. ser quelque part un sillon une trace marque ou quelques signes dus On comprend donc qu Ellis Island devient aux yeux de Perec un lieu qui symbolise une autobiographie potentielle un lieu marqu par l errance et la ne H peut y retrouver un peu de lui m me ou au moins une part de la m moire colle tive des Juifs fuyant le nazisme Le Dee us Dossier 43 Dans le courant de l ann e 1979 le feu vert de PINA qui produit le film tant donn les deux comp res partent en rep rages pour New York l bas ils collectent des t moignages visitent Ellis Island et prennent des contacts avec des immigr s Perec commence prendre des notes pour le commentaire il donne une quinzaine de feuillets Bober en lui disant d en faire ce qu il veut dans n importe quel ordre Pour le tournage qui d bute en mai 1979 il est d cid que Bober parte huit jours avant afin de r gler les derniers pr paratifs comme les autorisations de tournage l agrandissement des photos de Lewis Hine Perec lui arrivera en bateau de la marine marchande Durant ce voyage il continue crire Arriv sur le tournage il ne d sire pas s occuper de mise en sc ne mais reste en retrait il prend toujours des notes La confiance la communaut d esprit entre les deux hommes est vidente Perec laisse par exemple Bober tourner de longs plans dans les pi ces vides du b timent d Ellis Island le cin aste conna t le go t pour les des
27. soci t de consommation en plein essor pendant les Trente Glorieuses et interroge la mani re de vivre de sa g n ration Le projet inachev de Perec qui devait s intituler Lieux semble tre n anmoins plus proche des probl matiques de R cits d Ellis Island D abord parce qu il s agit de travailler la m moire dans des lieux de son enfance et puis parce que ce chantier fut mis en route en 1969 et devait se poursuivre jusque dans les ann es 1980 qui co ncide avec la r alisation de R cits d Ellis Island en 1979 1980 Ainsi gr ce ce rapprochement chronologique on peut facilement comprendre que les interrogations de l crivain se retrouvent dans ces deux textes et dans les deux films qui les mettent en sc ne En effet en 1992 dix ans apr s la mort de son ami Bober entreprend l adaptation de Lieux par un traitement documentaire il s agit de son film En remontant la rue Vilin con u partir d archives que Perec avait lui m me constitu es pour son livre et enrichies par d autres trouvailles inattendues Lieux est un inventaire imparfait puisqu il manque des pi ces il s agissait pour l auteur de d crire douze lieux dans Paris deux fois une premi re fois de mani re descriptive et ensuite sur le mode du souvenir Perec tentait ainsi une exp rience temporelle elle devait se poursuivre sur douze ans citons le Je n ai pas une id e tr s claire du r sultat final mais je pense qu on y verra
28. tout la fois le vieillissement des lieux le vieillissement de mon criture le vieillissement de mes souvenirs le temps retrouv se confond avec le temps perdu le temps s accroche ce projet en constitue la structure et la contrainte le livre n est plus restitution d un temps pass mais la mesure du temps qui s coule 2 On voit tr s bien gr ce ces propos que Perec tente de questionner le pass travers deux choses l inventaire qui est de l ordre du dispositif et les lieux qui d tiennent des traces parfois uniques d un pass reconqu rir Dans R cits d Ellis Island l inventaire permet de saisir cette m me probl matique de l appr hension du temps et du difficile travail de m moire Dans na Dossier 45 le film l inventaire rappelle la liste d un h ritage mais galement l archivage scrupuleux historique et mus al C est finalement pour Georges Perec et Robert Bober une fa on d puiser leur sujet d aller plus loin que l accumulation habi tuelle d images d archives et de commentaires en forme de synth ses historiques pr sents dans le traitement audiovisuel C est aussi un moy n g aller au del de l aspect historique et d acc der Tindicible P anecdote l individualisation d une m moire fortement collective qu est celle de l le d Ellis Island Plusieurs types d inventaires sont mis en place dans le film Pour commencer celui pris en charg
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