témoigner pour faire mémoire du réel
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1. T MOIGNER POUR FAIRE M MOIRE DU R EL R FLEXIONS SUR L UVRE DE JOCHEN GERZ GILLES GUIGUES 1 REPR SENTATION DE LA M MOIRE L acte de cr ation manipule ajuste et r ajuste tout ce qui compose l outillage mat riel et mental d une poque il bouleverse l ordre naturel des choses en modifie le d cor le d tourne de sa fonction coutumi re en le donnant la repr sentation d une mani re nouvelle Et d s lors qu il s agit de m moire les contraintes abondent jusqu en perclure la repr sentation laquelle restent trop souvent attach es de pesantes traditions Or se confronter la m moire n cessite une transposition po tique dans laquelle l exp rience imaginaire peut librement s emparer du d cor ambiant voire de la r alit historique pour construire une figure arbitraire une forme neuve qui puisse susciter des motions ou des r flexions jusque l inconnues Ainsi rien noblige l art de recourir au r alisme pour figurer la m moire D ailleurs toute conception du r alisme d pend de l image que veut donner d elle m me une soci t particuli re dans un contexte d fini de structure de pouvoir L Histoire elle m me ne peut que p tir vouloir ainsi renforcer solidifier la repr sentation de la m moire par le recours un r alisme dogmatique car celui ci pr tend invariablement dicter aussi ce qu il en est de la normalit m morielle D ailleurs les exemples ne2. une mani re aussi pr caire la m moire de l v nement de Cahors semble tenir uniquement au pr sent de son t moignage Pourtant quelque chose s l ve contre cet ventuel effacement pour lui r sister En effet si l tre l de l uvre se concr tise dans une r alit mat rielle qui se pr sente sous la menace d une d mat rialisation un retrait du monde mat riel il parvient n anmoins t moigner du a a eu lieu de l v nement marque du r el qui dans la m moire doit s opposer la tentation de oubli Voil pourquoi dans sa particularit Pin situ r percute une certaine qualit du r el en le sauvegardant dans l espace et le temps de l exposition 3 LE A A EU LIEU ET LA TENTATION DE L OUBLI Dans Les T moins de Jochen Gerz l ensemble des r cits recueillis fait revivre la m moire d une p riode douloureuse par l interm diaire des t moins qui fouillent leurs souvenirs En instaurant une dialectique entre leffec vit d un pass et les souvenirs de celui ci exp rience artistique pr serve la m moire d un irr futable un ayant t qui ne pourra plus tre aboli car il a t r activ dans la transmission de la m moire des t moins la m moire crit Paul Ric ur reste le gardien de l ultime dialectique constitutive de la pass it du pass savoir le rapport entre le ne plus qui en marque le caract re r volu aboli d pass et l ayant
3. v nement est tributaire de son univers int rieur o s enveloppe une appr hension singuli re du monde qui d une certaine mani re l interpr te De telle sorte qu il est tr s souvent impossible d attribuer de mani re impartiale un sens quelconque tel ou tel v nement en fonction de la mani re dont on le comprend et relativement ce qu il repr sente pour les autres Il y a quelque chose dans l appr hension d un v nement fortiori tragique par quoi s exacerbe une forme de subjectivit qui ne peut pas vraiment se partager Il y a autre chose qui caract rise en propre le t moignage d un v nement il abrite parfois une dimension gocentrique qui parasite le d sir d authenticit Pour Jean Fran ois Lyotard il existe un diff rend une faille difficile combler entre le r cit d un t moin et sa r ception car aucune raison n oblige croire sur paroles le t moignage subjectif d un t moin s il parle il ne peut t moigner que de l exp rience singuli re qu il a eue et il reste tablir que celle ci tait une composante de la situation en question Il existe m me des cas o les t moins ne rapportent sans en avoir conscience que ce qu ils ont entendu dire Comme s il s exer ait une force irr pressible inconsciente qui nous pousse croire que quelque chose de plus juste est dans ce que nous avons entendu dire par d autres L homme est ainsi fait qu il pense q
4. de la narration en fait clater la structure par graduations successives et sauts inopin s un mixte de cr ance et d incr dulit emp che la jonction parfaite entre les v nements les p riodes et les sentiments en les faisant se chevaucher de mani re improbable al atoire Tout t moignage est pris dans ce dilemme ind passable pour exposer les faits r els il doit les dire Et le dire est plastique il se d tourne invariablement de la structure des faits Au del de la v racit des propos celui qui t moigne donne toujours l impression d accentuer en permanence l tendue du territoire qu il est en train d explorer pour sugg rer au mieux ce qu il en est de la r alit qu il cherche transcrire ou plut t de l image qu il s en fait la capitalisation et l avanc e permanente bien qu hypoth tique d une emprise qui territorialise ce qu il veut dire comme une trame Par cette exploration sans fin qui re d couvre la r alit transcrire le t moin cherche donner foi ce qu il avance accr diter son r cit soit tout ce qui la fois le rend l gitime en tant que t moin et fonde l authenticit de son t moignage Tout t moignage aussi pr cieux soit il est soumis cette narration qui expose le propos celle ci fait croire ce que le r cit relate de la 12 r alit des choses tout en les relativisant l g rement par exemple ce qui aurait pu avoir lieu le possible mais uni
5. faut il y insister l usage m moriel que fait la soci t aujourd hui du pass de l Histoire dans les multiples actes de comm morations ritualis s l extr me Invariablement tandis que le pouvoir de comm moration s empare de la m moire il la d vitalise en lobjectivant il Putlise son propre compte et la laisse d munie abandonn e elle m me Or l artiste qui veut faire uvre partir de la m moire doit pouvoir la consid rer comme un processus vivant Pour s y confronter il doit ruser avec sa nature m me constitu e pour une part d oubli ruser avec les contraintes artistiques en vigueur et les codes traditionnels de la repr sentation mn monique D une certaine mani re repr senter la m moire n cessite une certaine d prise des canons qui la r gissent travers un consensus social En tout tat de cause si la cr ation met toujours en pr sence l affrontement de l homme avec la mort d s lors qu elle traite de la m moire elle doit envisager prioritairement cela m me qui s enracine en son c ur le p rissable Les Grecs parlaient de nekuia comme d une sorte de sentiment ontologique dirions nous aujourd hui o se conjuguent la mort de l homme et celle du monde Quelle qu elle soit l uvre d art se pr sente donc toujours nous comme une double instance unifi e la fois archa que et toujours actuelle dans laquelle peuvent se r aliser de mani re concr te ou vi
6. moire d un v nement avec la conscience morale que l on peut en avoir se v rifie notamment dans Le Monument 1 Dans sa r flexion Rosalind Krauss se penche sur le rapprochement syst matique qui s op re entre sculpture monument monumental site Une tr s grande sculpture d pourvue de toute relation conceptuelle ostensible avec son site ne constitue pas ce que nous appelons un monument pas plus qu une figuration comm morative d poss d e de son lieu Se reporter Rosalind Krauss chelle Monumentalit Modernisme Post modernisme La Ruse de Brancusi in Qu est ce que la sculpture moderne Paris ditions Mus e National d Art Moderne Centre Pompidou 1986 p 247 3 Voir J Gerz in Le monument vivant de Biron op cit p 160 16 contre le fascisme qui est repr sent dans la photo pr c dente En 1986 les artistes Jochen Gerz et sa compagne Esther Shalev Gerz con oivent et installent cette uvre Hambourg comme un anti monument puisque le dispositif radical pr voit que la sculpture assez imposante au d but s enfonce dans le sol et y disparaisse compl tement l origine l uvre est une colonne d acier recouverte d une mince couche de plomb de douze m tres de haut qui dispara t dans le sol en fonction du nombre d habitants y inscrivant leur signature l aide d un poin on En 1993 il ne subsiste du monument enfoui qu une plaque au sol comme une st le qui en ma
7. moire du pass il faut f gt sis r a n cessairement proc der l actualisation d une p riode d pass e C est cela qui 7 Voir Gianni Vattimo La fin de la modernit Nihilisme et herm neutique dans la culture post moderne Paris Editions du Seuil 1987 emp che un pass d tre aboli r volu jy reviendrai plus loin En r alit cela s explique car il y a un monde propre chacun une int riorisation par laquelle tout vivant se caract rise en propre se singularise dans sa mani re d prouver tel ou tel v nement Si on lui impose un choc un traumatisme tout tre vivant r agit sa fa on Tant et si bien que le rapport lint riorit se pr sente comme la seule ressource dont on dispose vraiment pour penser le vivant dans le cas d un v nement traumatique Pour Jochen Gerz le photo texte est ici un moyen utile pour r v ler un tant soit peu l int riorit d autrui dans sa relation au traumatisme afin de rendre compte la fois de tout ce qui a t conserv dans la m moire pr serv dans le souvenir comme tout ce qui y est circonscrit en n gatif vou l oubli Voil pourquoi pour aborder la v rit d un v nement il faut pouvoir en reconstituer la trame compos e de m moire et d oubli Aussi l artiste en s lectionnant des fragments de chaque t moignage recueilli souhaite t il mettre en lumi re le rapport forc ment subjectif que chacun entretient avec la v
8. t qui en d signe le caract re originaire et en ce sens indestructible Chaque fragment de texte qui l gende le portrait du t moin est proprement parler la citation au sens strict compara tre de ses paroles qui arrach es au douloureux contexte du pass sont sauvegard es par l intervention artistique Quelle 14 Se reporter L in situ et la circonstance de sa mise en vue in Jean Marc Poinsot Quand l uvre a lieu L art expos et ses r cits autoris s Gen ve Mamco Villeurbanne IAC Art dition 1999 p 89 15 Paul Ric ur La m moire op cit p 648 que soit la forme qu elle prenne Walter Benjamin conf re la citation une force purificatrice non pas la force de conserver mais de purifier d arracher au contexte de d truire elle est la seule force recelant encore de l espoir que quelque chose de cette poque survivra justement parce qu on le lui a extirp Voil pourquoi je viens de faire allusion la comparution qu active la citation par force elle extrait une p riode qu elle sauvegarde et dont elle pr serve l authenticit La citation rec le aussi une grande force d actualisation En effet l ayant t mis ainsi l cart et sauvegard par Les T moins ne s apparente pas une r f rence historique s par e de l poque actuelle r duite aux seuls enseignements du pass Cette focalisation sur l ayant t n
9. entrave pas la marche de la m moire vive mais la relance au contraire elle entretient une volont de ne pas oublier dans leffort que la m moire d ploie pour se d gager de la gangue de l oubli Dans sa transmission la repr sentation des T moins oppose la fois une force collective et une ferme volont contre toutes les strat gies de l oubli qui est responsable de n gation d omission de n gligence d inhibition ou d aveuglement ce qu avec Paul Ric ur on pourrait appeler oubli d finitif qui serait tent d effacer la p riode en question Selon Paul Ric ur pour viter qu un v nement tragique soit vou l oubli d finitif qu il appelle P oubli par effacement il faut instaurer une relation entre le souvenir et la m moire oublieuse par l interm diaire d un troisi me terme l oubli de r serve 7 D une certaine mani re la d marche citationnelle dans Les T moins incarne la distance respectueuse qui en gardant sauve une p riode de l oubli lib re du m me coup un espace de pr servation entre le t moin et l v nement traumatique une m diation qui confronte ces deux l ments sans pour autant les confondre Il ne faut pas y voir une quelconque neutralit ni m me une th rapeutique au contraire cette volont de ne pas oublier incarne d une certaine mani re tout ce qui lutte contre la destruction op r e par l oubli par effacement De plus dans une telle mise en
10. pas Sobre et discret son travail de m moire conditionne donc la survie de cela m me qu il fait circuler avec subtilit sans emphase dans son t moignage du r el Maintenue 34 Ce choix de l anti monument se marque plus radicalement encore lorsque Jochen Gerz intervient dans l espace public avec l uvre 2146 pierres Monument contre le racisme ins r e dans le pavement de la place du parlement de Sarrebruck D s sa conception l uvre est proprement parler invisible des pav s ont t clandestinement descell s puis replac s l endroit m me avec le nom d un cimeti re juif d Allemagne grav leur base 35 J Gerz Le monument vivant de Biron op cit p 165 18 voil e dans son t moignage la m moire ne fait pas l objet d un simple rappel artificiel mais semble tre au contraire engendr e par une pens e en actes une pens e de la vie de telle mani re que la m moire puisse continuer de circuler de manifester son tre l dans l instant pr sent de la cr ation de l uvre Inversement l uvre garde trace de son vivant re cr e dirait on quelque chose d ind fectible qui en un certain sens d passe le cadre strict du comm moratif Par une approche singuli re l artiste rejette le comm moratif qui suture le souvenir sur lui m me alors qu une pens e vive de la m moire louvre tout au contraire depuis le pr sent m me de la repr sentation Je me souviens no
11. prisme subjectif qui contribue pour une grande part au r cit de l v nement Ce n est pas une mani re d invalider en quoi que ce soit la r alit de l v nement mais une volont de montrer que la narration par sa plasticit transcrit toujours quelque chose de neuf vis vis de l preuve travers e non pas que le t moin n en soit plus impr gn mais que celle ci se reconfigure en un sens dans le pr sent de l existence Plut t que de la description d une preuve travers e il faudrait parler de transcription dans le moment o le t moin s y r f re En restituant son point de vue sur un v nement chacun le fait dans un r cit forc ment inachev passant sous l clairage de sa propre interpr tation Voil ce qu il me semble l effet de v rit que cherche traduire le montage scripturaire En fait tout t moin est pris dans une double contrainte au moment m me de l nonciation de son t moignage D une part son objectivit rationalit objective l oblige la consignation des faits d autre part sa croyance subjectivit id ologie le pousse assigner des r les aux tres et aux choses pour pouvoir entrer dans le sien trouver sa place dans l histoire qu il raconte C est l un subtil entrelacement de la chronique et de la narration auquel doit se livrer le t moin la lin arit de la chronique relate l histoire lui donne du cr dit et dans le m me temps la plasticit
12. puisqu il t moigne au pr sent de vies v cues Si on ne peut pas parler de libert prise avec la r alit il semble que pour autant Jochen Gerz ne cherche pas tant d voiler la v rit de l poque qu montrer tout ce qui dans chaque t moignage en garde la trace vive car comme le note Walter Benjamin a m moire est le m dium du v cu Voil pourquoi dans l uvre le travail sur la m moire semble puiser sa force dans sa lutte incessante contre le caract re r volu du pass pour la fois pr server une p riode de oubli et pour en forger un savoir au pr sent Dans cette actualisation l uvre qui s appuie sur le pass conserve quelque chose d une poque dont elle est s par e par une faille temporelle tout en le revitalisant Revisit e au pr sent la m moire d une poque permet d isoler une part du pass rendu ainsi insensible au temps qui passe Comme si Henri Bergson La pens e et le mouvant Essais et conf rences Paris ditions du PUF collection Quadrige 1999 p 161 1 Paul Ric ur La m moire op cit p 647 1l Je voulais voir si je pouvais d sidentifier une r alit sociale travers ce vieux dispositif le photo texte Jochen Gerz in Les T moins op cit p 76 1 Pensons ce qu crit Hannah Arendt de l existence v cue en tant que telle Faire et vivre au sens le plus g n ral de inter homines esse tre parmi les hommes l quival
13. r serve s abrite une pens e indirecte et distanci e de l v nement seule m me de le solidifier dans la m moire collective et de le pr server en lui conf rant de fait un caract re inoubliable En ce qu il rend loubli impossible loubli de r serve oppose une volont de ne pas oublier pour pouvoir penser l effacement ou la disparition quand l Histoire s affronte l irr parable il accueille une pens e du deuil de la perte agissant dans une dialectique d lier lier la fois une forme de distanciation vis vis de l v nement traumatique et une forme d appropriation des souvenirs qui le convoque Cette dialectique propre chacun autorise alors le t moin vivre durablement avec une m moire apais e C est d ailleurs le paradoxe qu illustre un 16 S inspirant du caract re destructeur voire purificateur que Karl Kraus donne la citation Walter Benjamin d veloppe une pens e tout fait singuli re en d truisant l aura d une p riode pass e la citation est un pr l vement qui en l arrachant son contexte permet d en pr server l authenticit car elle rappelle aussi son origine Voir Walter Benjamin Karl Kraus Paris ditions Rivages trad de l allemand par Kaufholdz Messmer 1990 p 78 17 Paul Ric ur La m moire op cit p 654 18 Je n ai pas souhait aborder ici le r le apaisant du pardon que Ric ur associe au d lier lier Or un des fragments d ent
14. rit les sentiments prouv s vis vis d une r alit se pr sentant bien souvent comme une simple assertion une proposition qui se donne comme vraie sans aucune preuve tangible pour l tayer Mais il ne faut pas se m prendre sur les intentions de l artiste Une telle volont rejoint les propos du philosophe Miguel Abensour qui consid re que pour t moigner des v nements de la seconde guerre il est n cessaire d affirmer la place centrale de lindividu sur le tout de l infime sur le monumental du fragment sur la totalit c est faire ce qu il appelle le choix du petit le sursaut soudain de ceux qui sous le choc de la Grande Guerre ont affirm envers et contre le Tout la l gitimit de l exp rience individuelle R sistance signifie pour eux investissement retournement radical changement de cap une exigence na t se tourner vers ce qui a t d laiss n glig exclu investir contre la domination du monumental le petit apprendre red couvrir la singularit au moment m me o elle est ni e en grand Voil bien la volont de Jochen Gerz privil gier lexp rience individuelle dans son rapport la grande Histoire afin de mieux cerner la folie et la d mesure de l an antissement de la destruction totale Mais dans le rapport qu il entretient la v rit de l Histoire le t moignage de l artiste aurait pu tout aussi bien l amener exploiter in extenso des r cits r
15. a caract ristique propre tout t moignage Jy tais Croyez moi ou non Et si vous ne me croyez pas demandez quelqu un d autre Si la r alit historique marque d une empreinte durable la m moire du t moin une relation particuli re au pass s tablit entre la v rit des choses et celles travers es subjectivement done subjectivement rapport es ce qui rend par l m me impossible la consistance exacte irr futable de son t moignage Voil pourquoi en tant confi la cr ance d un autre chaque t moignage dans Les T moins en r cup re en retour l nergie Comme si la v rit ne pouvait r sulter d un seul r cit en tant que tel mais advenait dans le passage de t moin d autres sensibilit s Par cons quent si l on associe tous ces t moignages composites l ensemble est lui m me un t moignage qui met jour une m moire collective Pour le dire autrement tout en prenant en compte la faille irr ductible entre m moire et histoire personnelle l uvre donne corps une v rit de l Histoire qui parvient se d gager de l ensemble des propos affermis les uns les autres et emp che de fait de figer v nement sur un pass r volu En citant comparaitre dans l espace public la parole autoris e des t moins sans marquer une r alit sociale facilement identifiable sans r f rence directe au proc s Papon en cours l ensemble acquiert une sorte d universalit
16. analyses de Paul Ric ur pour qui la m taphore ne serait pas seulement un cart par rapport au langage courant mais galement la faveur de cet cart justement l instrument privil gi de la promotion de sens qui fait la mim sis Se reporter Paul Ric ur La M taphore vive Paris ditions du Seuil collection Points Essais 1975 p 57 58 4 Pour approfondir le rapport mim tique qui s instaure entre le tragique et sa repr sentation sublim e en un sens voir Aristote La po tique Paris ditions du Seuil traduit du grec par Roselyne Dupont Roc et Jean Lallot 1980 chap 9 p 65 67 11 L bien s r n est pas la volont de Jochen Gerz qui ne cherche pas amplifier exag r ment une r alit Tout juste veut il honorer le a a t au sens de Barthes et sa restitution au pr sent sans grandiloquence dans l expressivit du dispositif qui tente de rendre compte de la vie de ces personnes g es telle qu elle va dans son rapport au temps Dans le tissu de l existence restitu e dans le photo texte le pr sent semble clater infiniment dans chaque instant relat la recherche de mots aussi pr cis que faire se peut pour approcher au mieux ce qu il en est de la trame obscurcie de la m moire Si initialement l artiste s est fait chroniqueur pour recueillir des relev s de l v nement la fa on dont il les r introduit dans l criture montre que les faits rapport s lont t travers un
17. btenu par un montage du r cit recueilli qui d tourne les propos du simple enregistrement de faits tablis Ainsi peut s instaurer un rapport indirect la v rit car chaque photo texte la fois condense le sens de mani re somme toute assez explicite comme un savoir sur la p riode et permet galement de s en d gager d largir les propos subjectifs vers un universel de v rit Pr cis ment par cette intervention dans l agencement des propos et dans la transposition crite des paroles l impression demeure que quelque chose a pu tre saisi au vif dans l acte d une nonciation et d une confrontation la question de la V rit Le texte qui en ressort ne d nature pas ni n affaiblit en aucune mani re la parole du t moin tout au contraire il en sauvegarde la trace originaire Il s apparente ce que Paul Ric ur appelle un paradigme indiciaire qui en l esp ce r utilise l nergie de la m moire d clarative lui ayant t confi e pour la transformer en En 1998 pendant le proc s de Maurice Papon Jochen Gerz s est entretenu avec des habitantes de Cahors sur le lien que l on peut tablir entre v rit intime et v rit publique Par l interm diaire du v cu de ces personnes g es l intention est de r v ler une certaine v rit du pass mais actualis e dans son rapport la transmission L artiste a r cup r quelques bribes de ces entretiens pour les associer aux portrai
18. contenu perceptif se pose alors comme un interm diaire indispensable entre l uvre et sa r ception EL s il convient de consid rer le r le majeur prioritaire des processus percep fs dans la configuration des rapports entre le sujet et le monde alors la repr sentation d un v nement historique malgr sa d mesure n y chappe pas puisqu une v rit peut en r sulter C est ce que semble chercher traduire une uvre de Jochen Gerz partir de l ampleur de l v nement faire merger une v rit en propre singuli re Pour investir le site de mani re politique en un sens l uvre territorialise le milieu ambiant dans lequel elle s implante par un effet ou mouvement d appropriation de l espace temps en cela l expression du t moignage port par l uvre est reconqu te du site puissance d agir qui s y exprime nouvellement Par le prolongement qu elle appelle elle s apparente un questionnement ouvert une ressource vive exploitable dans le t moignage port en ce qu il contribue entretenir un certain rapport la m moire D une certaine mani re une uvre de Jochen Gerz Voir ce sujet Miguel Abensour Postface Theodor W Adorno Minima Moralia op cit p 236 30 C est ce qu exprime Paul Ric ur dans la formulation suivante les v nements situ s aux limites de la repr sentation se dressent au nom de tous les v nements qui ont laiss leur empreinte traumatiq
19. e La Ruse de Brancusi in Qu est ce que la sculpture moderne Paris ditions Mus e National d Art Moderne Centre Pompidou 1986 Lyotard J F Le diff rend Paris ditions de Minuit collection Critique 1983 Poinsot J M Quand l uvre a lieu L art expos et ses r cits autoris s Gen ve Mamco Villeurbanne IAC Art dition 1999 20 Ric ur P La m moire l histoire l oubli Paris Editions du Seuil collection L ordre philosophique 2000 Ric ur P La M taphore vive Paris ditions du Seuil collection Points Essais 1979 Steiner G A elles pr sences Les arts du sens Paris ditions Gallimard collection Folio Essais traduit de l anglais par Michel R de Pauw 1997 Val ry P Le cimeti re marin in Po sies Paris Editions NRF Gallimard collection Po sie 1999 Vattimo G La fin de la modernit Nihilisme et herm neutique dans la culture post moderne Paris Editions du Seuil 1987 21
20. ecueillis ou s appuyer sur des propos univoques Au contraire il a choisi de complexifier l approche par l introduction ici ou l de paroles allusives ce qui oblige chacun associer l ensemble des portraits mots pour constater qu ils se corroborent mutuellement En cela pr cis ment l attention port e chaque subjectivit rejoint une aspiration plus large qui participe la formation d une communaut de pens e d une unit fond e sur le rapport la m moire En effet la r p tition des quarante huit portraits introduit un sch ma dynamique pour parler comme Bergson qui dans le passage de t moin s relance la pens e de l v nement la met en mouvement 8 Se reporter Miguel Abensour Postface Theodor W Adorno Minima Moralia R flexions sur la vie mutil e Paris ditions Payot collection Critique de la politique Payot traduit de l allemand par E Kaufholz et J R Ladmiral 1991 p 234 d une position une position il y a le passage par lequel se franchit l intervalle Entre tous ces porteurs de m moire si l on peut dire le spectateur peut librement composer des rapports multiples tracer une trajectoire sinueuse al atoire o des vies s entrem lent des destins se r pondent des t moignages se recoupent et des paroles se renforcent Car prise isol ment chaque nonciation ne peut s appuyer que sur son caract re improbable suivant en cela l
21. ent latin d tre en vie Hannah Arendt Consid rations morales Paris ditions Payot Rivages collection Rivages poche Petite Biblioth que traduit de l anglais par Marc Ducassou et Didier Maes 1996 p 35 5 Voir Walter Benjamin Images de pens e Paris ditions Christian Bourgois collection D troits traduit de l allemand par J F Poirier et J Lacoste 1998 p 181 dans le pr sent de la repr sentation s atteignait le pr sent absolu un pr sent la fois actuel et ternel C est l impression que laisse Les T moins qui dans sa transmission veut lutter contre l oubli qui menace la m moire des faits et rendre toute sa place l effectivit de l v nement Or si la m moire de l v nement sort renforc e de l ensemble du corps constitu par les t moins elle peut s effondrer sur elle m me d s lors qu elle n est plus actualis e dans le t moignage qui la fait vivre C est cette fragilit que nous voque le dispositif En effet les modalit s de lexposition participent d une mise en tension entre la mat rialit de l uvre et la situation de sa mise en vue qui sugg re son propre effacement Qu il s agisse de projections nocturnes de l affichage urbain ou bien encore de la parution d un r part d un journal tout dans l clatement de la repr sentation semble vouloir renvoyer l ph m re la disparition prochaine Aussi mise en vue volontairement d
22. er en gravant son nom sur la colonne avec des stylets pr vus cet effet Ainsi au fur et mesure que l espace sur la colonne se remplissait celle ci tait enfouie dans le sol afin de d gager une nouvelle surface libre pour d autres signatures Une telle implication de la population a donn l uvre interactive toute sa dimension collective dans l acte m me de la co laboration 17 l art qui s y emploie ne doit se pr senter en aucun cas ni comme une excuse ni m me comme un substitut au contraire dans l acte politique en un sens qu il incarne il doit viter tout prix de faire parade de la m moire car cela quivaut d une certaine mani re tout en se donnant bonne conscience en recouvrir les vrais enjeux et donc en exacerber le rejet D o la dimension interactive donn e l uvre collective dans une d marche qui semble vouloir faire cho la fameuse phrase d Adorno Le nazisme c est notre patrimoine tous Une des 8 tapes de l enfouissement Le Monument contre le fascisme 1991 Courtesy Esther Shalev Gerz et Jochen Gerz De mani re g n rale ce qu il semble l artiste souhaite rendre honneur la vitalit m me de la m moire sans pour autant l exhiber car cela revient estime t il la rendre exsangue la vider de tout r el contenu Ainsi peut il dire avec une certaine logique La m moire est comme le sang c est bien quand cela ne se voit
23. ge fait part du m me ajustement subjectif dans le d liement liement n cessaire pour re placer la juste distance la m moire Le souvenir a s embrouille On oublie on efface on invente Avec ce fragment de t moignage la m moire semble tre compos e parts gales avec l oubli D ailleurs dans leur ensemble les textes rec lent beaucoup d opacit comme si loubli de r serve tait le si ge de la m moire constitu e d une grande part d ombre l indicible de lexp rience tragique r percut dans un sentiment du r el en soi Le r el en soi ne se laisse pas dire car il ne peut tre ramen une repr sentation commune L existence se vit entre la soumission la r alit le donn et l invention qu elle y impulse le construit l imagin le v cu Pr gnant ce sentiment n est pas int riorisation il est ruine int rieure finalit sans finalit appel la fois proche et lointain dans limminence d une ouverture qui toujours se d robe Dans le sentiment du r el en soi le monde est fait d indicibles moments o se m lent la vie concr te et les souvenirs que lon se fabrique ni pass ni pr sent ni avenir le Temps s avance le Temps en soi en tant qu image toujours insaisissable Dans ces circonstances tr s particuli res l tre est la proie du r el dont le propre est l impossibilit de donner corps ce qu il garde d irrepr sentable il se confronte la d
24. images qui arrach es tout contexte ant rieur sont pour notre regard ult rieur des joyaux en habits sobres Dans la dialectique pass pr sent qu il mobilise le proc d est semblable d s lors que l on veut s appuyer sur la m moire pour en t moigner Tout v nement qui rec le en lui m me l tat de choses d une p riode pass e doit pouvoir tre explor depuis ce fond d ant riorit de mani re pouvoir le penser par une approche nouvelle dans l uvre d art N est ce pas de cette mani re entre autres que l v nement peut tre reli la conscience morale que l on peut en avoir dans un contexte tout fait diff rent 27 Jean Fran ois Lyotard aborde plusieurs types de contre argumentation qui sont opposables au t moignage de l euph misation du tort en passant par la n gation de la parole du t moin jusqu la r futation de la r alit des faits rapport s J F Lyotard Le diff rend op cit p 19 28 Walter Benjamin Images de pens e op cit p 181 182 14 4 V NEMENT ET CONSCIENCE MORALE Dans la critique qu il a formul tr s t t contre le fascisme le philosophe allemand Walter Benjamin consid re la guerre comme un v nement fondamental pour le XX me si cle en tant que catastrophe d une ampleur telle que le monde vit la suite de celle ci sous la menace d une destruction totale C est la raison pour laquelle de tr s nombreuses tentative
25. ine forme d opacit vienne faire barrage au tragique de l v nement En transcrivant avec subtilit ce sentiment du r el en soi chaque portrait mots rend sensible leffritement du temps en instants o un je bris par la rem moration de ces moments critiques tente malgr tout de t moigner du dialogue intime entre lint riorisation de la m moire et le temps de l Histoire Parfois dans certains fragments d entretiens il n est plus simplement question d une grande proximit entre m moire et Histoire mais d une v ritable collusion au moment m me de l nonciation par laquelle le t moin est amen revivre le pass M me s il ne mime pas une action ne rejoue pas une sc ne une certaine hantise tanspara t alors dans l motion contenue De telle sorte que le portrait mot semble avoir saisi au vif la disposition particuli re du t moin l expression morale le tremblement de l tre l instant crucial du t moignage En associant troitement m moire et Histoire sans pour autant les refermer l une sur l autre l uvre Les T moins instaure une distance individuante dans la mani re m me d exposer le travail de m moire sans l imposer dans le grand respect montr aux t moins sans pour autant d naturer l objet premier d une telle tentative la lutte contre l oubli En effet dans les rapports complexes qu introduit l art entre v rit et transmission Jochen Gerz utilise le dispositif phot
26. lles pages dans lesquelles Ric ur aborde l incognito du pardon dans le tragique de l action Le pardon en tant que disposition durable est li au deuil il d pose sa marque pr cieuse et secr te entre l oubli par effacement et l oubli de r serve Paul Ric ur La m moire ibid p p 650 656 De la m me mani re le pardon en tant que consolation repr sente pour Stig Dagerman exactement le contraire d une excuse Stig Dagerman Notre besoin de consolation est impossible rassasier 1952 Arles ditions Actes Sud traduit du su dois par Philippe Bouquet 1981 p 13 1 Jochen Gerz Le monument vivant de Biron la question secr te Arles ditions Actes Sud 1999 p 9 20 Paul Ric ur La m moire ibid p 645 Le fragment d entretien des T moins situ ci dessus droite garde la trace d une sorte de postulation inconsciente d une dialectique du d lier lier Quand je suis revenue Cahors en 1950 tout avait chang Entre temps j tais en Allemagne J y repars pour revoir mes souvenirs Maintenant j ai besoin d eux Confi s pour un temps un oubli de r serve les souvenirs appellent le moment venu celle qui est m me de les affronter La m moire d une vie circule dans cette dialectique associant troitement la mat rialit des souvenirs ancr s en Allemagne et le besoin de les reconstituer comme si l existence ne se soutenait que dans ces allers retours Un autre t moigna
27. mais galement par la violence dont l uvre a t l objet lac rations inscriptions d insultes n gation de l v nement L uvre dans sa disparition programm e a voulu montrer qu aucune mat rialisation de la m moire d un v nement ne peut r sister elle seule sans une v ritable volont qui puisse en ranimer la conscience morale pour la solidifier en permanence En l occurrence il est int ressant de s arr ter sur la derni re phrase inscrite sur le mode d emploi appos c t du monument car celle ci explique en partie les raisons de la volont de le faire dispara tre Puisque rien ne peut se lever notre place contre l injustice L intention premi re des artistes se devine s il appartient effectivement aux hommes de faire front contre l injustice ou l oppression Le Monument contre le fascisme dispositif volutif est initialement implant dans la ville de Hambourg au centre d une place L inauguration de la colonne s est effectu e le 10 octobre 1986 et apr s 8 tapes qui ont rythm son enfouissement sa disparition totale a eu lieu le 10 novembre 1993 Si progressivement l uvre s est enfonc e dans le sol aujourd hui sa visibilit se r sume au sommet de la colonne plac sous verre ainsi qu au panneau o est inscrit le texte invitant les personnes signer Car l origine une invitation crite dans sept langues engageait chaque passant sign
28. manquent pas o l Histoire est utilis e au profit d une certaine normalisation artistique Tout au contraire que l art choisisse d incarner la m moire dans ce que Pierre Francastel appelle une r alit figurative qui contourne ou tout le moins prolonge autant que faire se peut le syst me de repr sentations cod es il investira alors un espace tout aussi arbitraire que s il tait abstrait de fait il s cartera du d terminisme des traditions m morielles L intention artistique doit renoncer ce lourd fardeau dont elle est pour une part h riti re EL ce qu il en r sulte l tre l de l uvre doit se donner comme inopin jusqu faire oublier tout ce qui l a engendr de telle mani re que l exp rience collective qui en r sulte puisse s ouvrir vraiment toutes les sollicitations possibles D un point de vue artistique cr er c est s insurger N Berlin en 1940 Jochen Gerz apr s avoir v cu Paris de 1966 2007 vit actuellement en Irlande Ses travaux artistiques dans l espace public ont d but en 1967 ses photos textes en 1969 ses installations uvres vid o et performances en 1971 Pierre Francastel La Figure et le Lieu Paris ditions NRF Gallimard 1967 plus ou moins directement contre les divers syst mes sous lesquels s abrite une soci t pour survivre et se reproduire elle m me La m moire fait partie int grante de ces syst mes ou plut t
29. ment l artiste nous met en pr sence d un dispositif o s exposent des r cits qui semblent avoir filtr la r alit brute sans l mousser ni la d naturer pour en restituer une approche plus fine aiguis e Non pas que l uvre se pr sente sans liens avec les choses r elles plut t le rapport qui les unit est m di par une fiction si l on peut dire En tant que telle la fiction institue une autre liaison au r el en s loignant un tant soit peu de la conformit des choses elle en forge une nouvelle conception N est ce pas ainsi que proc de celui qui veut vraiment rendre compte de leffectivit des choses Car en elle m me la m moire n est pas qu un simple instrument pour l exploration du pass elle est le m dium du v cu En effet celui qui souhaite s approcher de son pass pour lui m me sans prouver le besoin d en t moigner doit syst matiquement proc der une v ritable fouille arch ologique qui consiste revenir sans cesse un seul et m me tat de choses trouv es comme on retourne la terre et la disperse avant de recommencer fouiller de nouveau En cela consiste le v ritable rapport la m moire pour Walter Benjamin en tant qu il dialectise fouille et souvenirs arrach s au contexte du pass car les tats de choses ne sont rien de plus que des couches qui ne livrent qu apr s une exploration m ticuleuse ce qui justifie ces fouilles C est dire les
30. o texte en maintenant un lien tendu entre les deux moyens comme un rapport d ind cidable excluant un jugement d finitif au profit d un universel de m moire contre l oubli Le photo texte est un dispositif somme toute assez particulier en ce qu il r v le un mouvement int rieur au r el capt dans l image entre fixit portrait et fuite paroles il met en rapport une existence singuli re et l Histoire Pour autant ce rapport dans lactivation qu il mobilise ne se pr sente pas comme une transposition m taphorique au sens premier du terme un mouvement qui fait se rencontrer la repr sentation par l Histoire et la manifestation du sens par l expression Ce d placement du sens se r v le p rilleux si l on veut viter emphase dans la repr sentation de la m moire Par son caract re m me l v nement de Cahors aurait tr s bien pu tre abord par les moyens de la mim sis dans une repr sentation tragique En effet dans la trag die l imitation des actions humaines est une imitation qui magnifie dans une composition qui sur l ve l action elle est restitution de humain mais en plus grand et en plus noble Cette r alit l est la fois imitation et composition originale restitution et l vation En cela l association du langage et de la grandeur des actions d peintes poursuit une intentionnalit sup rieure la fois hausser le sentiment et la r alit 3 Ici je m inspire des
31. quement dans l ordre du vraisemblable Pour contrebalancer la narration et ces effets induits le r cit authentique trouve au contraire cr ance dans les faits tenus par la chronique qui dit ce qui a eu lieu v ritablement Toutefois en restituant les faits tels qu ils se sont d roul s le r cit d un t moin exprime bien ce qu il sait de telle ou telle exp rience mais en la relatant il rend tout juste cr dible ce que de l ext rieur l on peut en ressentir qu elle n est jamais r ellement ce que lon peut en dire son sujet Apr s tout tout t moignage n est il pas toujours relatif la foi qu on lui porte c est dire la croyance en quelque chose sur la foi de quelqu un Croire un t moignage revient donc accorder cr ance la r alit qu il transcrit l v nement qu il r percute en lui m me par le dire Or le dire de celui qui porte t moignage d une r alit n est que la transaction d une forme expressive dans son dire le t moin transf re son bien sans pouvoir fournir les preuves irr futables de ce qu il avance Son dire appelle un prolongement Il n est donc pas information il est formation il n est pas communication il est forme expressive transmise Le sens est sa propre injonction son pari m me partir duquel doit pouvoir s laborer par recoupements successifs la nature de fait de la r alit voqu e Pour le t moin le sens d un
32. r l entretien de J r me Sans avec Jochen Gerz in Les T moins ibid p 74 75 d position ranimant la p riode historique voqu e De la repr sentation na t l av nement d une m moire en un sens une m moire qui s labore nouvellement dans cette mise en vue singuli re o le t moignage d art transite par le passage de la d claration instantan fugitif dans lacte de parole la d position crite t moignage pour l Histoire vivre l hiver ternel II savait o il Y envoyait les Juifs h Les T moins Cahors 1998 Courtesy Jochen Gerz En pr sence des T moins de Jochen Gerz il ressort que d une certaine mani re tout ce qui du pass n a pas t oubli transite et donc s appr hende dans un P E A X gt us 7 pr sent ternis C est la th se que d fend le philosophe Gianni Vattimo pour tre conserv e la m moire du pass doit s actualiser dans le t moignage au pr sent de cela m me qui est d pass 7 Pr cis ment confront au dispositif des T moins le spectateur prend conscience que le pass ne peut pas tre seulement compris comme un 4 priori historique immuable dans sa d termination directe du temps qui s impose au monde du pr sent nonobstant la v rit propre l existence effectivement v cue le pass s appr hende comme une construction purement subjective dans l actualisation m me de son t moignage De la m me fa on pour conserver la m
33. retiens qui l gende la photo ci apr s l voque pourtant ce qui pourrait para tre surprenant pour certains des propos de Jochen Gerz On ne se souvient que de ce que l on a oubli La formule n est pas vaine elle s appuie en effet sur une appr hension tr s concr te du ph nom ne de la m moire Replac e la lumi re crit Paul Ric ur de la dialectique du d lier lier lattribution soi de l ensemble des souvenirs qui font l identit fragile d une vie singuli re s av re r sulter de la m diation incessante entre un moment de distanciation et un moment d appropriation Il faut que je puisse consid rer distance la sc ne o sont invit s compara tre les souvenirs du pass pour que je me sente autoris tenir leur suite enti re pour mienne pour ma 20 possession On peut demander pardon tant 2 Quand je suis revenue Cahors qu on dit la v rit J aime mes en 1950 tout avait chang 20 ans Apr s je n ai eu que des D Entretemps j tais en Allemagne malheurs comme tout le monde J y repars pour revoir mes Un an plus tard j tais veuve souvenirs Maintenant j ai V de guerre O besoin d eux Axe LA Les T moins Cahors 1998 Courtesy Jochen Gerz N oublions pas en effet que pour Hegel dans la Ph nom nologie de l esprit le pardon repose sur un d sistement r ciproque des parties Toutefois je renvoie le lecteur aux be
34. rque le paradoxe destin e une in luctable disparition l uvre nous questionne sur la possibilit de faire m moire et sur la p rennit d un t moignage Si assez peu de choses finalement subsistent de l uvre c est pour signifier qu il est toujours tr s difficile en r alit de s lever contre l injustice et la barbarie En tout tat de cause la mat rialisation de la m moire elle seule n y suffit pas il convient d y adjoindre galement une vigilance accrue et renouvel e en permanence de mani re r activer la m moire de l v nement au pr sent pour le pr server des effets de loubli d finitif Car par voie de cons quence une telle r activation ranime elle m me la conscience morale de l v nement Pour autant cette uvre qui met en sc ne son propre effacement n est pas moralisatrice puisque au del de la prise de conscience qu elle active elle souhaite interroger galement notre relation tr s encombrante la m moire qui nous partage entre deux maux se souvenir de tout ou tout oublier D ailleurs ces deux volont s oppos es se r percutent dans la mani re m me dont nos soci t s exposent ostensiblement la m moire pour en faire soit un v ritable objet de culte soit provoquer un rejet violent son encontre Pour ce qui est du Monument contre le fascisme de tels comportements aussi loign s les uns des autres se sont v rifi s par l implication bienveillante des passants
35. rtuelle angoisse m taphysique de l tre et l anxi t sociale qui l accueille Voil pourquoi face la destruction naturelle qui met en p ril le monde et an antit l existence individuelle esp ce humaine choisit de r pliquer par Pacte de cr ation Et si l id e poursuivie est de conserver quelque chose du vivant pour d jouer un tant soit peu la fatalit du p rissable lacte de cr ation se pr sente alors comme une r ponse sp cifique la destruction Raisonn ou parfois m me de mani re intuitive le geste d art se r volte contre l an antissement scandaleux que le p rissable repr sente pour la conscience humaine Aussi faut il aujourd hui plus que jamais auparavant consid rer en tout premier lieu le p rissable d s lors que l on veut entretenir un v ritable rapport la m moire En cela la cr ation lorsqu elle s empare de la m moire doit se pr occuper non seulement de son caract re inactuel au sens o Walter Benjamin donne ce mot comme le ferait un mouvement qui en refusant une logique toute trac e cherche sortir de l orni re du m morial On peut parler ce moment l d un d fi lanc une sorte de fatalit qui trop souvent condamne la m moire l inertie un destin programm Pour ce faire lacte de cr ation doit tenter de rejoindre ce proc d par lequel le vivant fait se retourner contre elle m me la mati re inerte de la m moire Et si l on peut dire q
36. s artistiques ont voulu se confronter cet v nement pour pouvoir le contester le condamner de mani re radicale Mais pour restituer quelque chose d une p riode historique pour pouvoir en t moigner dans une uvre d art il faut filtrer la r alit dont elle se fait l cho en la transcrivant sans nier pour autant l existence des faits av r s Je le mentionnais plus haut c est une mani re d tourn e oblique de rendre hommage un a a eu lieu incontestable qui demande tre honor Or comment rendre compte sa juste mesure d un v nement d mesur situ d une certaine mani re aux limites extr mes de la repr sentation Si je fais allusion aux limites extr mes de la repr sentation c est pour faire admettre dans un premier temps que l exp rience perceptive en tant que telle est au fondement m me de l esth tique Par cons quent d un point de vue artistique la d mesure d un v nement doit pouvoir se conformer au sens strict du terme ladite exp rience De telle mani re que par une prise en compte particuli re d un tel v nement hors de mesure le geste d art puisse en r f rer dans un contenu percep f appropri En elle m me toute repr sentation quelle qu elle soit interroge tout aussi bien la constitution du monde physique en pr sence que la structure de l esprit qui le re oit Aussi si l on met de c t l imagination productive ou encore l intuition le
37. sent pais et de plus lastique que nous pouvons dilater ind finiment vers l arri re en reculant de plus en plus loin l cran qui nous masque nous m mes ressaisissons le monde ext rieur tel qu il est non seulement en surface dans le moment actuel mais en profondeur avec le pass imm diat qui le presse et qui lui imprime son lan Pour Bergson le temps vu du dedans telle que la conscience le pr sente se con oit comme qualit Finalement si on applique le raisonnement l entreprise de Jochen Gerz l impression demeure que le pass en tant que substrat de beaucoup de ses uvres ne cherche pas s imposer nous plut t par la sensibilit qu il manifeste le pass se pr sente nouvellement la conscience de l poque pour pouvoir par le t moignage de l uvre d art faire m moire du r el 36 J Gerz Le monument vivant de Biron op cit p 164 7 Pour George Steiner la ressource de la m moire approfondit l intelligence du souvenir inspirant ainsi l uvre qui en t moigne comme une nouvelle connaissance le souvenir se fait reconnaissance et d couverte reconna tre c est conna tre nouveau L antique croyance des Grecs qui faisait de la m moire la m re des Muses traduit une intuition fondamentale quant la nature des arts et de l esprit voir George Steiner R elles pr sences Les arts du sens Paris ditions Gallimard collection Folio Essais trad
38. solation d un monde m taphysique en somme de l absence de m taphysique Quand le monde n est plus clair par quelque valeur transcendantale que ce soit l tre se rabat sur l individuel s identifiant n gativement par rapport aux autres et au Tout sans pouvoir s y unir Ce sentiment du r el en soi inscrit un lieu propre sans perspective et naufrage la repr sentation dans la coque de l individuel o l tre a l impression d avancer dans la vie sans tai ni aucune force ext rieure pour l accompagner Ordinairement il est d j difficile de faire partager lautre le mouvement de l existence telle qu on l prouve en elle m me analogia entis Cela r clame une attention minutieuse port e au moindre v nement une analyse fouill e de la plus infime expression et un soin accord la multiplicit des d tails anodins qui composent une vie Y parvenir reviendrait finalement restituer l existence dans son rapport avec la myst rieuse unit du monde une histoire sans fin quotidienne et trange r aliste et magique C est pourquoi dans les circonstances particuli res du 21 Cit in J Gerz Les T moins op cit p 49 2 Mais rendre la lumi re Suppose d ombre une morne moiti Paul Val ry Le cimeti re marin in Po sies Paris ditions NRF Gallimard collection Po sie 1999 p 102 10 recueil des entretiens des T moins il n est pas tonnant qu une certa
39. te Jochen Gerz toujours au pr sent aujourd hui Ainsi en consid rant l ensemble du travail de l artiste comme la pens e qui s y r f re il appara t que le besoin de faire m moire si pr gnant de nos jours peut tout fait s accomplir en puisant dans la ressource de la m moire pour en faire un nouvel objet de connaissance En effet tandis que l exp rience esth tique s appuie sur la redynamisation de la m moire elle ne consid re plus celle ci comme une simple facult compilatrice que la puissance toujours plus grande de m morisation d accumulation et de conservation permet aujourd hui plus que jamais auparavant A ce moment l rien n emp che l clairage du pass de se pr senter comme une sorte de v rit pour le pr sent puisqu il contribue forger une nouvelle mani re d aborder la m moire ainsi raviv e revivifi e Car si le pass se pr sente toujours nous comme ce qui r v le notre diff rence temporelle avec une sorte d ayant t incontestable la pass it du pass ne signifie pas pour autant son abolition d finitive son ne plus Pour Bergson le pass n est pas une p riode d finitivement effac e morte mais simplement un temps recouvert qui par les pulsations qu il manifeste contribue faire vivre le pr sent qui lui est attach nous parlons du pass comme de laboli Ressaisissons nous au contraire tels que nous sommes dans un pr
40. ts des t moins dans ce que l on appelle un photo texte Puis par diff rentes mises en vue ph m res de ce dispositif dans Cahors projections nocturnes affichage urbain ou parution d un tir part il nous confronte la difficult de transmettre la m moire le savoir l heure o malgr le flux continuel de l information de tout ordre les g n rations cohabitent mais ne communiquent pas Voir l ouvrage qui s y r f re Jochen Gerz Les T moins Arles ditions Acte Sud 1998 Sur la repr sentation de la m moire se reporter Paul Ric ur La m moire l histoire l oubli Paris ditions du Seuil collection L ordre philosophique 2000 p 647 5 Le petit texte sur chaque image n est pas un slogan mais la plus petite entit possible Un monde une construction qui joue avec l interruption le fragment le collage Jochen Gerz in Les T moins ibid p 75 Voil ce que confie Jochen Gerz sur sa d marche Au centre de tout de mes questions et de ce travail r side la question du vrai Qu est ce que la v rit pour vous Est ce qu votre ge vous y pensez plus qu avant La mort est elle une v rit Demanderiez vous Maurice Papon de dire la v rit Quoi qu elles aient r pondues elles ont parl au nom d une v rit parfois en t moignant d un v cu personnel voire intime parfois en se r f rant une exp rience publique Voi
41. ue la possibilit de croire en son propre dire doit passer travers la parole de l autre qui le rend ainsi l gitime De telle sorte que le r f rent ce dont on parle tabli par le t moignage reste toujours sous la menace d une impossibilit Jean Fran ois Lyotard Le diff rend Paris ditions de Minuit collection Critique 1983 p 16 76 La r alit n est pas ce qui est donn tel ou tel sujet elle est un r f rent ce dont on parle qui r sulte de l effectuation de proc dures d tablissement d finies par un protocole unanimement agr ibid p 17 13 rationnelle il exprime un fait accompagn de la perte des moyens de faire la preuve de ce fait Dans le t moignage c est celui qui rapporte le fait le t moin d administrer la preuve de ce qu il avance Or dans d innombrables cas cela s av re impossible car le t moin est purement priv de t moignage priv de la libert de dire de vie d autorit sur son dire etc Hormis ces situations quand il peut vraiment t moigner le t moin se heurte n anmoins l impossibilit de le faire de mani re probatoire la possibilit de t moigner porte en elle m me une impossibilit de le faire avec certitude Telle serait lantinomie du t moignage vis vis de tout v nement Cette caract ristique du t moignage traverse Les T moins o tout en cherchant rendre justice concr tement l v ne
42. ue le geste d art d tourne l homme du t te t te animal avec les choses alors une repr sentation de la m moire a dans sa singularit toutes les chances de r cup rer l nergie du vivant dans une forme d incarnation v ritable 2 T MOIGNAGE ET HISTOIRE Les T moins uvre prot iforme de Jochen Gerz d veloppe son projet de v rit de l Histoire reposant sur un regroupement de t moignages f minins ayant trait la fid lit de la m moire soit tout ce qui dans le t moignage donne foi l v nement Par une telle cr ance la marque du r el s imprime dans cette uvre qui s apparente une repr sentation mn monique un document auquel on peut se r f rer comme un objet d histoire La repr sentation mn monique v hicule du lien au pass devient ainsi elle m me objet d histoire En tant qu objet de m moire en elle m me cette intervention artistique produit une nouvelle forme de m moire dans et par les modalit s m mes de l exposition Si ordinairement le dispositif du photo texte utilise la l gende du texte comme un effet de stabilisation du sens donn l image telle n est pas tout fait l intention de l artiste Ici le texte qui accompagne le portrait de chaque t moin semble de prime abord vouloir conserver la spontan it de la transmission orale Mais il ne faut pas s y tromper car le proc d pr sentant le texte comme un extrait r v lateur de l entretien a t o
43. ue sur les c urs et sur les corps ils protestent qu ils ont t et ce titre ils demandent tre dits racont s compris Paul Ric ur La m moire op cit p 648 15 s oppose la sacro sainte esth tisation m morielle qui reste attach e lacte m me de la comm moration Tout au contraire l artiste propose selon son expression des anti monuments comme un acte de r sistance la tendance lourde qui r git le culte de la m moire afin de d tourner la manie comm morative des monuments pour s interroger sur la fonction attribu e au monumental au site ainsi qu au lien qui les unit de mani re ostensible dans l acte m me de la comm moration C est d ailleurs ce qu il exprime dans la phrase suivante Le monument bien qu il soit d la m moire la tue L artiste s insurge l contre une certaine forme de c l bration qui bat le rappel du pass pour en riger un patrimoine se substituant finalement ce qu elle pr tend vouloir d fendre Aux antipodes du comm moratif sa d marche esth tique en appelle au contraire la conscience morale du spectateur c est un donner comprendre qui dans son retentissement profond labore un r cit m morial o se renforce le sens de ce qui peut se dire et de ce qui se tait Esther Shalev Gerz Jochen Gerz Le Monument contre le fascisme Hambourg 1986 Courtesy E Shalev Gerz et J Gerz Cette volont de mettre en rapport la m
44. uit de l anglais par Michel R de Pauw 1991 p 29 38 H Bergson La pens e et le mouvant op cit p 142 19 BIBLIOGRAPHIE Adorno T W Minima Moralia R flexions sur la vie mutil e Paris ditions Payot collection Critique de la politique Payot traduit de allemand par E Kaufholz et J R Ladmiral 1991 Arendt H Consid rations morales Paris ditions Payot Rivages collection Rivages poche Petite Biblioth que traduit de l anglais par Marc Ducassou et Didier Maes 1996 Aristote La po tique Paris ditions du Seuil traduit du grec par Roselyne Dupont Roc et Jean Lallot 1980 Benjamin W mages de pens e Paris ditions Christian Bourgois collection D troits traduit de allemand par J F Poirier et J Lacoste 1998 Benjamin W Karl Kraus Paris ditions Rivages traduit de l allemand par Kaufholdz Messmer 1990 Bergson H La pens e et le mouvant Essais et conf rences Paris Editions du PUF collection Quadrige 1999 Dagerman S Notre besoin de consolation est impossible rassasier 1952 Arles ditions Actes Sud traduit du su dois par Philippe Bouquet 1981 Francastel P La Figure et le Lieu Paris ditions NRF Gallimard 1967 Gerz J Le monument vivant de Biron la question secr te Arles Editions Actes Sud 1999 Gerz J Les T moins Arles ditions Acte Sud 1998 Krauss R chelle Monumentalit Modernisme Post modernism
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