Créer des fictions ne signifie pas raconter des histoires
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1. celle d un mouvement continu C est une temporalit qui me permet de rester dans une approche ouverte au r el sans programme ou strat gie Paul Graham d finit son approche comme une qu te des moments simples Je pense qu il se r f re une attitude de travail qui n intervient pas sur le monde mais qui cherche l interpr ter Et c est aussi le cas de William Eggelston Prendre des photos est un geste qui traduit mon rapport ce qui m entoure de pr s ou de loin Et il est vrai que j aurais tendance formuler ce rapport en centrant mon regard sur les fragments d une sc ne sans chercher rendre compte de son ensemble C est une fa on de favoriser le hors champ de l image comme tu l as aussi remarqu dans la composition narrative de mes films Je pense en effet que le hors champ est un espace pr sent dans mon travail C est un espace hors cadre l envers l autre cot l c t de l image film e ou photographi e C est un espace que j voque seulement car je ne veux pas r soudre le film ou la photographie Cette fragmentation permet une lecture plus large de l image Ce n est pas forcement en largissant le plan que l on ouvre le champ des signifiants Ce cadrage s apparente un geste en distance qui tente de refl ter les structures actuelles et de poser des questions relatives la cr ation d espaces politiques mais je ne cherche pas y r pondre ou essayer de tout2. comprendre Je pr f re observer les faits sans avoir n cessairement une th orie La photographie me permet de rester dans une approche sans protocole principe ou mode d emploi C est une forme d inventaire la Perec Je pense son texte Tentative d puisement d un lieu parisien o il d crit ce qu il voit depuis la salle du caf de la Mairie place Saint Sulpice Ce qu il rapporte semble absurde de banalit et pourtant ce texte r sonne encore aujourd hui diff rents niveaux J entends derri re tes propos une certaine affinit avec des pens es questionnant les nouvelles expressions de la critique sociale Au del de l empirisme du concept souha tes tu en tant qu artiste proposer un programme d action effectif accordes tu un pouvoir politique concret tes images films photographies Le titre m me de l exposition Et m me impensable m voque aussi l essai de Michel Bounan L impensable l indicible l innommable Allia 2007 2 dition o l auteur s interroge sur l incapacit du d sespoir contemporain nommer son objet L art ne consiste plus qu choisir les images les associer et les commenter pour obtenir l effet artistique d sir d plore t il dans une attaque directe aux m dias Penses tu que cette responsabilit d action d engagement dans la sph re commune sociale politique conomique culturelle cologique au del du simple effe
3. produites par n importe qui et expriment les d sirs et frustrations de chacun Elles appartiennent au cha non d une phrase visuelle infinie dont l histoire qu elle raconte est flexible et dont le sens est collectif et commun personnel et non officiel Ni originales ni immortelles elles sont le flux du temps et les remous de milliers de r alit s individuelles et de v rit s personnelles Ensemble elles repr sentent l image de ce que nous sommes Mes photos comme mes vid os se m leront in vitablement la phrase visuelle d internet qui relie toutes les histoires celles qu une photo ou qu un clip voquent C est finalement une participation une grande fiction dit e en permanence selon et travers les d sirs et pens s de ceux qui participent son criture
4. Cr er des fictions ne signifie pas raconter des histoires Entretien en cours entre Gabrielle Le Bayon et Claire Migraine d but l occasion de l exposition Et m me impensable Le 22 Nice Septembre Octobre 2015 Lorsque tu parles de ton travail cin matographique tu voques le processus de narration qui accompagne l criture de tes scenarii histoires dramaturgies mythologies l gendes y trouvent leur place voire leur cadre tout en en n gociant le hors champ Les photographies que tu pr sentes la galerie le 22 Nice dans l exposition Et m me impensable rel vent d un autre mode d enregistrement puis de composition qui me semble beaucoup plus libre et intuitif moins organis Comment relies tu ces diff rentes pratiques que tu mets en uvre Le processus qui am ne la r alisation d un film est pour moi comme une m thode d criture au sens pasolinien de cam ra litt raire et de cin ma po tique C est un processus qui s attache des moments de l histoire par les histoires travers les mythes et la litt rature Cependant je m aper ois que ces moments ne sont pas des choix hasardeux ou anodins car je m int resse ce qui a trait notre volont et d sir pluriel de communaut s humaines Dans mon film Retour par exemple qui s inspire de la toute fin de L Odyss e d Hom re j ai centr la narration autour du d sir d Ulysse de rejoindre les siens une communaut d esprits a
5. espaces et diff rents moments On peut penser cette relation travers la cr ation d espaces autonomes qui se traduisent par des interventions politiques artistiques depuis les formes litt raires romantiques jusqu aux modes contemporains de la performance et de l installation Ces espaces s appuient sur la fiction qui est comme une sc ne de th tre Ce sont des espaces de fantasmes o se lient les identit s et les activit s de la communaut Pour Bertolt Brecht par exemple le langage est plus important que les actions qu il d crit travers le r cit Son approche m a donn envie de chercher rencontrer l id e que le langage puisse tre plus important que la narration qu il sous tend Alors mon engagement serait dans la fiction si tu veux Avec le langage la narration la fiction on met en place des connections entre ce que l on voit comment on l interpr te et comment on le retranscrit D apr s Jacques Ranci re dans Le Partage du Sensible la politique porte sur ce qu on voit et ce qu on peut en dire sur qui a la comp tence pour voir et la qualit pour dire sur les propri t s des espaces et les possibles du temps Il d crit un syst me de communaut bas sur un d coupage des temps et des espaces du visible et de l invisible de la parole et du bruit qui d finit la fois le lieu et l enjeu de la politique comme forme d exp rience En ce d but de 21 me si cle o la consommation de mas
6. place de la narration dans ma pratique en g n ral et son potentiel former une vision autonome Cr er des fictions ne signifie pas raconter des histoires Cela signifie d faire et r articuler la connexion entre les signes et images les images et le temps ou des signes et des espaces qui encadrent le sentiment existant de la r alit Dans mes films la camera repose sur le r el et les moments physiques naturels quotidiens des personnages Et je pense qu il en va de m me dans mes photos o je pose des liens entre quelque chose de visible et entre diff rents espaces et diff rents moments C est une approche qui tente de relever les signes qui relient l art au politique et leurs potentiels se projeter au del du pr sent Tu prends tes photographies sur le vif dans la rue Contrairement aux scenarii et acteurs de tes films il n y a pas ici de mise en sc ne pr alable de pose Je me demande quelles affinit s tu entretiens ou pas avec des champs ou notions balis s de l histoire de la photographie instant d cisif tir photographique images a la sauvette photographe de rue reportage documentaire chronique de soci t Tu portes ton attention plus au d tail en particulier qu la sc ne en g n ral La photographie est un travail qui me permet d tre spontan e contrairement mes films qui partent d une recherche pr alable sur un sujet sp cifique Avec la photographie je suis dans une autre dynamique
7. ponible accessible libre vacant dans l apesanteur comme des clats d toiles qui flottent dans l espace Les images s entassent se rencontrent et s entrem lent les unes aux autres de sites en blogs en albums en emails en r seaux et autres espaces de stockage Produites et reproduites elles n ont plus de valeur Aussit t ouvertes aussit t oubli es elles passent au m me titre sur l cran Couleur noir ou blanc de haute r solution ou pix lis es anonymes ou reconnues quelle que soit leur nature ou leur provenance elles existent en dehors des classements de valeurs Ces images imparfaites par leur m diocre r solution m langent art et vie science et politique Ma d marche n est pas d tre l aff t de l image unique esth tique qui sublimera la d charge des images num riques qui surchargent internet Pas du tout Elles sont des dumped images des images destin es s ajouter cet espace t l matique Je tiens moi aussi participer la multitude de regards et des points de vue qui se compl tent et se superposent C est faire partie d un regard collectif Que ce soit une photo de chien de chat de voiture de champignon de nain de jardin de Blanche Neige de contes ou de mythes ce sont des bribes d histoires sans hi rarchie La basse r solution de ces images leur permet de circuler et d tre utilis es par tous pour la r invention de nouvelles histoires Elles sont
8. se a bascul dans la production de masse en terme de m dias visuels Boris Groys on se demande s il reste des spectateurs d sireux de contempler les images de prendre le temps de les regarder de les interpr ter C est en partie pour cette raison que nous avons fait le choix de pr senter tes films sur des temps de projections sp cifiques des rendez vous En tant qu artiste alors m me que tu qualifies certaines de tes photographies de dumped images dans quelle mesure et comment te distingues tu des autres producteurs faiseurs d images Ce terme dumped images que l ont pourrait traduire par images d valu es m est venu alors que je travaillais Barcelone sur une s rie de photo et une vid o ce moment l je lisais la s rie des articles d Hito Steyrel pour e flux sur le statut de l image et de sa circulation Elle parle des images comme faisant parti d un syst me au mouvement constellaire Internet est comme un cosmos d images Les images courent l internet t l charg es compress es r duites agrandies format es Elles sont transform es et partag es Les films sont red coup s remont s modifi s re narr s Images et films sont sortis de leur contexte d natur s et r valu s Ces images sont en mouvement entre forme et format d finition num rique et d finition s miotique Elles ne repr sentent plus l objet film ou photographi l origine Elles sont un objet dis
9. t puisse incomber notamment aux artistes L intitul de l exposition Et m me impensable est la fin d une phrase crite par Samuel Beckett dans Molloy et qui est lue par le personnage de mon film Tendres p turages De l il devait tout voir la plaine la mer et puis ces m mes collines que d aucuns appellent montagnes indigo par endroits dans la lumi re du soir se pressant les unes derri re les autres perte de vue travers es par des vall es qu on ne voit pas mais qu on devine cause du d gradement des tons et puis cause d autres indices intraduisibles en mots et m me impensables J ai choisi ces mots de Beckett car ils voquent ce qui ne peut tre d crit les indices les signes qui pointent l horizon du paysage mais qui restent dans le hors champ Ces signes impensables s offrent une lecture qui demande ce que l on mette les codes de c t Pour te r pondre je dirais que ma pratique est un moyen d essayer de soulever des questions et de relever des signes qui relient l art au politique Ces signes se trouvent entre langage et territoire entre sens et expression entre espace fictif et espace r el Espace et fiction sont li s la politique dans le sens o la politique est la lutte d un groupe non reconnu pour la reconnaissance galitaire au sein de l ordre tabli La fiction est la construction d une relation entre quelque chose de visible et entre diff rents
10. vec un m me syst me de valeurs et une m me repr sentation de la vie Et dans Antigone Millennium qui reprend une partie de l Antigone de Brecht j ai voulu me pencher sur la pertinence et la contemporan it de l appel d Antigone une dimension politique fond e sur un ordre conomique qui ne tient pas sur le pouvoir social pur mais qui revendique son existence ici et maintenant Antigone fait resurgir le d sir d un nouvel espace commun partag comme la Commune de 1871 a fait resurgir le sens de ce qu tait le d sir de la commune au Moyen Age Le d sir d un espace commun partag semble resurgir au fil de l histoire C est ce qu Antoni Negri d finit par le concept de multitude une volont d finir un espace de regroupement autonome un fondement th orique qui remet en cause l id e de souverainet Cet espace autonome est la fois un espace g ographique et conceptuel terrien et immat riel r el et fictif Dans mes films je tente de poser des parall les entre le d sir de se tenir en commun face au monde et la volont de composer d autres mondes de poser la question du vivre ensemble autour des notions de langage et de territoire Mon approche photographique est li e ma d marche cin matographique dans le sens o il s agit ici aussi d une forme d criture qui tente de d velopper un langage de la r alit Ce rapport l criture de l image permet de questionner la
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