Michel de Certeau
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1. bourgeois celui de faire l histoire en fabri quant des langages Ce pouvoir essentiellement scrip turaire ne conteste pas seulement le privil ge de la naissance c est dire des nobles il d finit le code de la promotion socio conomique et domine contr le ou s lectionne selon ses normes tous ceux qui ne poss dent pas cette ma trise du langage L criture devient un principe de hi rarchisation sociale qui privil gie hier le bourgeois aujourd hui le technocrate Elle fonctionne comme la loi d une ducation organi s e par la classe dominante qui peut faire du langage rh torique ou math matique son outil de production Ici encore Robinson claire une situation le sujet de l criture est le ma tre et le travailleur qui a un autre outil que le langage sera Vendredi Inscriptions de la loi sur le corps Cette mutation historique ne transforme pas toute l organisation qui structure une soci t par l criture Elle en inaugure un autre usage C en est un nouveau mode d emploi Un fonctionnement diff rent Il faut donc en rattacher l instauration au travail quasi 205 imm morial qui s efforce de placer le corps social et ou individuel sous la loi d une criture Ce travail a pr c d la figure historique qu a prise l criture dans la modernit Il lui survivra Il s y imbrique et la d termine comme une arch ologie continuelle laquelle nous ne savons pas quel nom ni quel statut donne2. crire de la Loi le syst me m canique d une articulation sociale D un corps l autre Cette machinerie transforme les corps individuels en un corps social Elle fait produire ces corps le texte d une loi Une autre machinerie la double parall le la premi re mais de type m dical ou chirurgical et non plus juridique Elle sert une th rapeutique individuelle et non pas collective Le corps qu elle traite se distingue du groupe Apr s n avoir t long temps qu un membre bras jambe ou t te de l unit sociale ou un lieu de croisement de forces ou esprits cosmiques il s est lentement d coup comme une totalit avec ses maladies ses quilibres ses d viances et ses anormalit s propres Une longue histoire a t n cessaire du xv au xvi si cle pour que ce corps individuel soit isol la mani re dont on isole un corps en chimie ou en microphysique pour qu il devienne l unit de base d une soci t apr s un temps de transition o il apparaissait comme une miniaturisation de l ordre politique ou c leste un microcosme Un changement des postulats socio culturels se produit lorsque l unit de r f rence cesse progressivement d tre le corps social pour devenir le corps individuel et qu au r gne d une politique juridi que commence succ der le r gne d une politique m dicale celui de la repr sentation de la gestion et du bien tre des
3. individus Le d coupage individualiste et m dical circonscrit un espace corporel propre o doivent pouvoir tre analys es une combinatoire d l ments et les lois de leurs changes Du xvu au xvur si cle l id e d une physique des corps en mouvement dans ce corps hante la m decine avant que ce mod le scientifique ne soit 209
4. peau du valet est le parchemin o la main du ma tre crit Ainsi Dromio l esclave son ma tre Antipholus d Eph se dans The Comedy of Errors If the skin were parchment and the blows you gave were ink Shakespeare indiquait de 206 la sorte le lieu premier de l criture et le rapport de ma trise que la loi entretient avec son sujet par le geste de lui faire la peau Tout pouvoir y compris celui du droit se trace d abord sur le dos de ses sujets Le savoir en fait autant Ainsi la science ethnologique occidentale s crit sur l espace que lui fournit le corps de l autre On pourrait donc supposer que les parche mins et les papiers sont mis la place de notre peau et que substitu s elle pendant les p riodes heureuses ils forment autour d elle un glacis protecteur Les livres ne sont que les m taphores du corps Mais dans les temps de crise le papier ne suffit plus la loi et c est sur le corps qu elle se trace de nouveau Le texte imprim renvoie tout ce qui s imprime sur notre corps le marque au fer rouge du Nom et de la Loi l alt re enfin de douleur et ou de plaisir pour en faire un symbole de l Autre un dit un appel un nomm La sc ne livresque repr sente l exp rience sociale autant qu amoureuse d tre l crit de ce qu on ne peut identi fier Mon corps ne sera plus que le graphe que tu cris sur lui signifiant ind chiffrable tout autre qu toi Mais qu es tu Loi
5. qui mues le corps en ton signe La souffrance d tre crit par la loi du groupe se double trangement d une jouissance celle d tre reconnu mais par on ne sait quoi de devenir un mot identifiable et lisible dans une langue sociale d tre chang en fragment d un texte anonyme d tre inscrit dans une symbolique sans propri taire et sans auteur Chaque imprim r p te cette ambivalente exp rience du corps crit par la loi de l autre Selon les cas il en est la m taphore lointaine et us e qui ne joue plus sur l criture incarn e ou bien il en est la m moire vive lorsque la lecture touche sur le corps les cicatrices du texte inconnu qui s y trouve depuis longtemps imprim Pour que la loi s crive sur les corps il faut un appareil qui m diatise la relation de l une aux autres 207 Depuis les instruments de scarification de tatouage et de l initiation primitive jusqu ceux de la justice des outils travaillent au corps Hier c tait le couteau de silex ou l aiguille Aujourd hui l appareillage qui va du gourdin policier jusqu aux menottes et au box de l accus Ces outils composent une s rie d objets des tin s graver la force de la loi sur son sujet le tatouer pour en faire un d monstratif de la r gle produire une copie qui rende la norme lisible Cette s rie forme entre deux elle borde le droit elle l arme et elle vise la chair pour la marquer Fronti re offensive ell
6. Michel de Certeau L invention du quotidien I Arts de faire Nouvelle dition tablie et pr seni e par Luce Giard Gallimard DR dan none rte en autre se Ne pe sage qui jusque l avait toujours signifi aux autres civilisations leur fin aucune d entre elles n avait sur v cu la mort de ses dieux nos dieux ne parlent plus Dieu est mort En m me temps que l criture le rapport au langage s est lui aussi transform L un ne va pas sans l autre mais il faut souligner galement ce deuxi me aspect pour saisir ensuite la forme sous laquelle revient aujourd hui la parole Un autre raccourci historique peut le sugg rer Le tournant de la modernit se caract rise d abord au xvn si cle par une d valua tion de l nonc et une concentration sur l nonciation Quand le locuteur tait s r Dieu parle dans le monde l attention se portait sur le d cryptage de ses nonc s les myst res du monde Mais quand cette certitude se trouble avec les institutions politiques et religieuses qui la garantissaient l interrogation se porte vers la possibilit de trouver des substituts l unique locuteur qui va parler et qui La dispari tion du Premier locuteur cr e le probl me de la communication c est dire d un langage faire et non plus seulement entendre Dans l oc an du langage progressivement diss min monde sans cl ture et sans ancrage il devient douteux et b
7. e organise l espace social elle s pare le texte et le corps mais elle les articule aussi en permettant les gestes qui feront de la fiction tex tuclle le mod le reproduit et r alis par le corps Cette panoplie d outils pour crire est isolable On la met en r serve dans les d p ts ou dans les mus es Elle peut tre collectionn e avant ou apr s usage Elle demeure l en attente ou en reste Ces choses dures sont utilisables sur des corps qui sont encore loin inconnus et sont r employables au service d autres lois que celles dont elles ont permis l application Ces objets faits pour serrer redresser couper ouvrir ou enfermer des corps s talent en devantures fantasti ques fers ou aciers brillants bois compacts chiffres solides et abstraits rang s comme des caract res d imprimerie instruments courbes ou droits envelop pants ou contondants qui dessinent les mouvements d une justice suspendue et moulent d j des parties de corps marquer mais encore absentes Entre les lois qui changent et des vivants qui passent les galeries de ces outils stables ponctuent l espace forment des r seaux et nervures renvoyant d un c t au corpus symbolique et de l autre aux tres charnels Si diss min e qu elle soit comme les osselets d un squelette cette panoplie dessine en points durs les relations entre des r gles et des corps galement mobiles En pi ces 208 d tach es c est la machine
8. ient t improba ble qu un Unique sujet se l approprie pour le faire parler chaque discours particulier atteste l absence de la place qui dans le pass tait d sign e l indi vidu par l organisation d un cosmos et donc la n ces sit de se tailler une place par une mani re propre de traiter un canton du langage Autrement dit c est parce qu il perd sa place que l individu na t comme sujet Le lieu que lui fixait jadis une langue cosmologi que entendue comme vocation et placement dans un ordre du monde devient un rien une sorte de vide qui accule le sujet ma triser un espace se poser lui m me en producteur d criture Du fait de cet isolement du sujet le langage s ob 204 jective devenant un champ d fricher plus qu d chiffrer une nature d sordonn e cultiver L id olo gie dominante se mue en technique avec pour pro gramme essentiel de faire un langage et non plus de le lire Le langage m me doit tre fabriqu crit Construire une science et construire une langue c est pour Condillac le m me travail tout comme tablir la r volution c est pour les hommes de 1790 forger et imposer un fran ais national Ceci implique une mise distance du corps v cu traditionnel et individuel et donc aussi de tout ce qui dans le peuple reste li la terre au lieu l oralit ou aux t ches non verbales La ma trise du langage garantit et isole un pouvoir nou veau
9. r Ce qui s y joue concerne le rapport du droit au corps un corps lui m me d fini circonscrit articul par ce qui l crit Il n y a pas de droit qui ne s crive sur des corps Il a prise sur le corps L id e m me d un individu isolable du groupe s est instaur e avec la n cessit pour la justice p nale de corps marquer d un ch timent et pour le droit matrimonial de corps marquer d un prix dans les transactions entre collectivit s De la naissance au deuil le droit se saisit des corps pour en faire son texte Par toute sorte d initiation rituelle scolaire etc il les transforme en tables de la loi en tableaux vivants des r gles et coutumes en acteurs du th tre organis par un ordre social Et m me pour Kant et Hegel pas de droit sans peine de mort c est dire sans que en des cas extr mes le corps signe par sa destruction l absolu de la lettre et de la norme Asser tion discutable Quoi qu il en soit reste que sans cesse la loi s crit sur les corps Elle se grave sur les parchemins faits avec la peau de ses sujets Elle les articule en un corpus juridique Elle en fait son livre Ces critures effectuent deux op rations compl men taires par elles les tres vivants sont mis en texte mu s en signifiants des regles c est une intextuation et d autre part la raison ou le Logos d une soci t se fait chair c est une incarnation Toute une tradition le raconte la
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