Page 1 La signification humaine du suicide
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1. ils aspirent s panouir sur terre en jouissant de tous les biens qu on leur pr sente maintenant comme de droit et plus fondamentalement m me ils aspirent comme on dit se r aliser Du coup quand ils n y parviennent pas et que leur vie les d oit ils se sentent frustr s et ils ont parfois tendance d primer Ils sont d autant plus port s le faire qu ils ne peuvent plus comme leurs a eux invoquer leur condition sociale de d part pour justifier leur chec Dans l id ologie contemporaine chacun est d sormais suppos avoir eu sa chance s il n a pas su la saisir il ne peut incriminer que sa propre m diocrit Certains de nos contemporains ont donc le sentiment de ne voir autour d eux que des hommes dynamiques et panouis et par contraste ils se per oivent comme des rat s et sont incapables de nourrir pour eux m mes la moindre estime Il faut ajouter dans le m me esprit que la soci t contemporaine fondamentalement individualiste donne ses membres beaucoup de libert et les incite construire eux m mes leur vie mais c est l un objectif qui n est pas toujours facile atteindre et cette belle libert qui est une chance vidente pour les plus forts peut tre pour les plus fragiles une source de d stabilisation Faire les bons choix savoir ce dont on est capable et ce qu on veut vraiment fournir l effort n cessaire pour atteindre ses buts est en fait difficile Certains individus n y parvi2. La conclusion que beaucoup de psychologues tirent de leurs observations c est en tout cas que puisque le suicide n est pas r ellement un acte libre il ne faut pas respecter la volont du suicidaire mais l emp cher de passer l acte Ce n est videmment pas la seule Une autre raison encore plus essentielle c est qu il ne faut pas prendre en compte seulement l int r t du suicidaire mais celui de ceux qui l entourent Le suicidaire la plupart du temps n est pas seul il a des proches qui peuvent avoir besoin de lui et lui tre tr s attach s S il parvient se donner la mort son geste peut constituer un v nement pouvantablement traumatisant pour les proches l un des plus traumatisants qui soient celui qui reste se retrouve abandonn brutalement et en plus horriblement culpabilis avec le sentiment qu il n a pas su donner au disparu suffisamment d affection Le regard qu on peut porter sur le suicidaire qui abandonne sa famille est alors ou bien il est libre et c est un affreux go ste ou bien comme c est le plus probable il est irresponsable et il a agi sur Un coup de folie A Un niveau encore diff rent le psychologue et le m decin qui luttent contre le suicide sont souvent pr ts reconna tre que leur combat s appuie en dernier ressort sur des convictions philosophiques qu ils ne peuvent prouver mais qu ils assument ils croient fermement que la vie vaut mieux que la mort et que la sant mentale consiste a
3. Mais c est peut tre qu on manque en fait simplement d exp rience et qu on ignore ce que peuvent tre sous leur forme la plus extr me la maladie la solitude le sentiment de n avoir plus d avenir Allons m me un peu plus loin encore et reconnaissons qu il n est de fa on g n rale pas de r ponse incontestable la question que pose parfois vraiment le suicidaire de savoir pourquoi au fond la vie devrait tre par principe pr f r e la mort Que dire celui qui soutient que les souffrances l emportent sur les joies et que la vie est triste et ne m ne nulle part Dans la nouvelle cit e plus haut Vers l ouest Primo Levi dans la lign e de Schopenhauer fait affirmer un de ses personnages que le point de vue du pessimiste est au moins aussi rationnel que celui de l optimiste C est la r gle que chacun de nous les tres humains mais aussi les animaux et oui m me les plantes lutte pour vivre sans savoir pourquoi Le pourquoi est crit dans chaque cellule mais dans un langage que nous ne sommes pas capables de lire avec l intelligence Mais le langage peut tre plus ou moins imp ratif Des individus peuvent no tre sans amour de la vie d autres peuvent le perdre Et entre ceux qui poss dent l amour de la vie et ceux qui l ont perdu il n existe en fait pas de langage commun Du m me v nement les uns retirent de la joie et les autres de la peine Et dans l absolu il n est pas exclu que ce soient les pessimistes qui ai
4. des m decins lorsque le c ur et la raison vous dictent cette d cision Il n est pas improbable que ce type de sentiments conduisent un jour la France adopter une l gislation la suisse autorisant dans des conditions tr s strictement contr l es l aide au suicide et ce ne serait pas forc ment scandaleux KKKKX VIII l faut enfin aborder maintenant une derni re question celle de la dimension sociale du suicide Celui qui veut lutter avec efficacit contre lui doit de fait prendre garde qu il a certes une dimension psychologique individuelle mais qu il peut aussi tre facilit ou d courag par la structure ou par les tendances de la soci t laquelle on appartient Cette dimension sociale est connue depuis la fin du XIX me si cle en particulier depuis la c l bre analyse que Durkheim a propos e en 1897 des statistiques de la mort volontaire en France Ces statistiques ont peine chang depuis son poque et il faut les conna tre On rappellera certaines des plus significatives On sait par exemple que les hommes se suicident plus que les femmes qui en revanche font plus de tentatives que ce sont les personnes g es qui au total se donnent le plus la mort que les personnes seules se tuent plus que celles qui sont mari es surtout si celles ci ont charge de famille et d une fa on g n rale que l on est d autant moins tent de se donner la mort que l on est moins seul et socialement plus int gr Certain
5. effet du d lire que des moutons soit si l on risque de se retrouver bient t dans une situation humiliante ou terrifiante Quand on s est battu qu on a perdu et qu on risque d tre fait prisonnier par son ennemi en risquant le supplice ou les pires outrages on pr f re se donner la mort comme l on fait parmi d autres Hannibal Brutus et Cassius Caton d Utique Cl op tre Marc Antoine M me d ailleurs si l on ne risque pas grand chose on supporte parfois difficilement de survivre apr s une d faite surtout si l on est un soldat qui se doit de montrer son courage et de prouver qu il n a pas peur de la mort Le samoura japonais devait tre capable de pratiquer le hara kiri ou seppuku rituel et le capitaine anglais d un navire de guerre qui sombre devait lui couler avec son bateau Une troisi me tradition romantique celle l voit dans le suicide l expression d une sorte de d sir d absolu la manifestation d un rejet d un monde laid m diocre et corrompu avec lequel un tre exigeant ne doit pas pactiser Des textes c l bres chez Chateaubriand Ren Hugo dans les romans et les pi ces duquel beaucoup de personnages se donnent la mort Lamartine Baudelaire semblent c l brer cette aspiration Citons parmi bien d autres la fin du Voyage de Baudelaire O mort vieux capitaine il est temps levons l ancre Ce pays nous ennuie o mort appareillons Nous voulons tant ce feu nous br le le cerveau plonger au fond
6. est seulement un geste panique Un raptus par lequel se sent tent un sujet qui est dans une situation de crise Face un traumatisme qu il vit pour des raisons tenant son histoire personnelle comme absolument insupportable et face une situation dont il ne voit pas comment sortir par exemple un chec un licenciement Un chec professionnel une situation conomique difficile Un scandale une perte une rupture sentimentale un deuil un sujet fragile ne voit court terme d autre issue que dans la disparition Il aurait suffi qu on l aide traverser la crise et il aurait souvent pu red marrer sans probl me Un exemple historique c l bre est celui de Vatel le ma tre d h tel du Prince de Cond qui s est donn la mort sur Un coup de t te parce que les provisions qu il attendait pour le grand repas qu il pr parait pour la cour n taient pas arriv es et qu il avait le sentiment d tre d shonor Dans d autres cas en revanche la volont de mourir prend la forme d un d sir obsessionnel permanent mais les aspects morbides de ce d sir sont assez manifestes en panne d envie et de projet continuellement puis le grand d pressif ou le m lancolique rumine sans fin ses checs et sa nullit j ai tout rat je ne vaux rien je ne suis utile personne voire sa culpabilit je ne m rite pas de vivre je suis Un mis rable je n ai fait que du mal autour de moi il vit aussi dans l anxi t permanen
7. est tr s diff rente voire m me oppos e et n appara t que si l on prend en compte les motivations et le contexte leur seul point commun c est que toutes comportent une dimension de d sespoir Il suffit de prendre des exemples concrets II y a d abord videmment des suicides h ro ques celui du r sistant qui absorbe le contenu d une capsule de cyanure ou qui se d fenestre comme Brossolette pour ne pas tre tortur et risquer de donner le nom de ses camarades Il y a des suicides de protestation comme celui lan Palac en Tch coslovaquie en 1968 ou Mohamed Bouazizi le jeune tunisien dont l acte a t le d part de la r volte contre le r gime Ben Ali Il y a des suicides guerriers comme celui du kamikaze islamiste qui se fait sauter pour tuer ceux qu il pense tre les ennemis de sa communaut Des suicides qui sont dus au refus de la d gradation de l effondrement dans la folie ou la s nilit Virginia Woolf s est donn e la mort pour ne pas devenir folle Dans certains cas le suicidaire est convaincu avec de bonnes raisons d tre dans une situation r ellement d sesp r e il peut s agir d un forcen qui se tue sur Un coup de t te apr s avoir abattu le voisin avec lequel il se querellait depuis des ann es d un homme qui sait qu il est condamn l esclavage comme certains indiens d Am rique quand apr s la Conquista ils se sont aper us que c tait le sort que leur r servaient les colonisateurs espagnols d un hom
8. il n est pas consid r comme une faute le suicide est souvent consid r comme une l chet une fuite une d mission Cette id e est souvent pr sente dans la culture populaire par exemple encore aujourd hui dans une culture qui valorise l nergie et le courage comme la culture am ricaine Wiliam Styron dans le livre o il raconte sa d pression Face aux t n bres explique que pour beaucoup de ses compatriotes le fait de se donner la mort constitue une tache infamante ou tout au moins le signe d une faiblesse de caract re suscitant le m pris Beaucoup des philosophes qui ont parl du suicide d Aristote aux existentialistes d fendent au fond des positions voisines L honneur de l tre humain affirment ils souvent est de faire face aux preuves que lui impose in vitablement la vie et c est de cette lutte qu il peut tirer la fois sa dignit et souvent une sorte de bonheur Camus par exemple qui commence Le Mythe de Sisyphe en affirmant qu il n y a qu une question philosophique s rieuse c est le suicide soutient que c est la confrontation de l homme sa propre obscurit c est dire la lutte r solue contre l absurde qui rend son existence passionnante et rend du coup possible le bonheur sans illusion de Sisyphe Il faut donc selon lui jusqu au bout se battre et tenter de vivre KKKKK II En sens inverse il y a des cultures et des traditions spirituelles qui ont t favorables au suicide au moins dan
9. le sentiment d chec de certains isol s et m me paradoxalement les p riodes de croissance et de mutation conomique rapide o l on se met r ver et croire que tout est possible Dans les p riodes de croissance crivait Durkheim on ne sait plus ce qui est possible et ce qui ne l est pas quelles sont les revendications et les esp rances l gitimes et quelles sont celles qui passent la mesure Par suite il n est rien quoi on ne pr tende Les app tits ne savent plus o sont les bornes devant lesquelles ils doivent s arr ter L tat de d r glement ou d anomie est donc encore renforc par ce fait que les passions sont moins disciplin es au moment m me o elles auraient besoin d une plus forte discipline D une fa on g n rale Durkheim pensait que le doute quant l avenir la remise en question des certitudes traditionnelles le contraste entre la vie telle qu on la m ne et les r ves qu on nourrit son propos encouragent les tendances d pressives c est peut tre la raison pour laquelle les statistiques actuelles sugg rent que les plus hauts taux de suicide en Europe concernent les pays de l ancienne Union sovi tique Pays baltes Russie Bi lorussie Ukraine qui ont subi en peu de temps des mutations consid rables et ont adopt les valeurs d un capitalisme sauvage sans que toute la population en tire toujours de r el profit On peut du coup r fl chir rapidement la question de savoir si les soci t
10. qui continue attirer nombre de nos contemporains a t de nos jours tr s attaqu e en particulier par les psychologues et les psychiatres nombreux sont parmi eux ceux qui contestent vigoureusement que le suicide soit dans la majeure partie des cas l expression d un choix libre qu il faille obligatoirement respecter Axel Kahn en par exemple l un d eux qui crit pr cis ment dans un livre r cent L ultime libert je conteste que dans l immense majorit des cas les gens qui demandent mourir ou bien qui sans rien demander personne se donnent la mort l aient fait comme une manifestation glorieuse et panouie de leur libert et je r cuse la vision sto cienne qui sous tend cette pr sentation Quels sont ses arguments Le premier et le plus g n ral c est que le suicide n est pas la manifestation d un choix actif et r fl chi mais seulement l expression passive d un d sespoir et d une souffrance extr mes dans un contexte d obscurcissement de la conscience o la mort para t de fa on souvent trompeuse la seule solution Ce n est pas une action v ritable mais un r flexe de fuite ou un vertige de nature souvent pathologique il ne peut susciter en aucun cas l admiration mais fout au plus la compassion Axel Kahn se situe ici dans la tradition de Spinoza qui soutenait d j qu aucun homme ne pouvait d sirer positivement la mort et que le suicide tait simplement l expression d une impuissance ou d une maladi
11. s d velopp es contemporaines encouragent ou d couragent le suicide plus que les soci t s traditionnelles En fait on ne peut lui donner de r ponse pr cise dans la mesure o l on ne dispose pas toujours de statistiques fiables pour ces derni res et o celles dont on dispose peuvent parfois para tre contradictoires il semble par exemple que dans le monde actuel les pays o l on se suicide le moins soient des pays pauvres comme l Egypte et d une fa on g n rale les pays musulmans en raison la fois de la religion et d un mode de vie assez communautaire le taux de mortalit suicidaire s accroissant brutalement quand le pays se d veloppe et que l individualisme gagne du terrain Mais on peut observer en sens inverse que l on se donne un tout petit moins la mort dans la France de l an 2000 o pr s de 10000 personnes se la donnent tout de m me chaque ann e ce chiffre ayant heureusement tendance baisser l g rement que dans celle des ann es 1900 Quant aux tentatives de suicide elles sont valu es chez nous 200 000 par an L impression intuitive qu on a spontan ment est que le nombre de suicides n est au total pas moins lev dans les soci t s riches que dans les soci t s pauvres du pass qu il est peut tre m me parfois plus lev mais qu il ne s agit pas du m me type de suicide Dans la soci t du 19 me si cle on se tuait encore parfois par exc s de mis re comme en t moigne ce texte d Emilie Car
12. La signification humaine du suicide Roland Quilliot KKXKKK D La premi re chose qui frappe dans le suicide c est le fait qu il a suscit au cours de l histoire et qu il suscite encore les attitudes les plus oppos es et les jugements les plus extr mes il est peut tre m me la seule action humaine qui fasse encore aujourd hui na tre ce point la controverse On sait que dans la soci t europ enne traditionnelle en particulier il a t longtemps l objet de r actions de condamnation et de rejets radicaux Les suicid s ont t souvent consid r s en Europe comme des criminels passibles s ils survivaient de punitions lourdes sauf dans les cas o leur acte pouvait tre imput la folie les lois qui faisaient de cet acte un d lit n ont t abrog es qu en 1810 en France qu en 1961 en Angleterre qu en 1993 en Irlande Et l attitude populaire l gard de ceux qui s taient donn s la mort tait parfois extr mement violente non seulement ils n avaient pas droit des fun railles chr tiennes mais leur corps tait outrag Dans certaines r gions de France sous l Ancien R gime on le tra nait la t te en bas avant de le pendre de l ex cuter Ce comportement qui aujourd hui nous stup fie s expliquait sans doute par diff rentes motivations La plus vidente tenait la condamnation radicale que les religions monoth istes pronon aient l gard du suicide Les glises chr tiennes notamment ont longtemps
13. affirm que celui ci tait Un homicide qu il attentait un bien la vie que seul Dieu qui nous l avait donn e avait le droit de nous prendre elles ont r p t qu il tait en tout cas un p ch majeur une r volte contre notre cr ateur Un refus du don qu il nous avait fait et de l ordre qu il nous imposait une tentative m me pour prendre sa place Parfois aussi on a reproch aux suicid s de refuser d accomplir leurs devoirs envers la collectivit les arm es ont toujours vu en eux des d serteurs Il est possible galement que dans un monde comme le monde des soci t s traditionnelles o tant de gens perdaient la vie sans le vouloir et en l aimant l id e qu on puisse gaspiller sans y tre contraint ce bien si pr cieux ait suscit la col re Peut tre enfin la condamnation radicale du suicide tait elle pour ces soci t s dans lesquelles la vie tait en g n ral tr s dure du fait de la pauvret des maladies et de la violence une mesure de pr servation n cessaire il suffit de penser la fable de La Fontaine La mort et le b cheron pour se rendre compte que dans la soci t d Ancien R gime la tentation de la mort tait pour les plus mis rables une tentation forte Il fallait donc pour sauvegarder la soci t et emp cher la multiplication des d sertions la condamner avec d autant plus de force La duret de la condamnation tait en fait en proportion de la puissance de la tentation M me quand
14. du gouffre enfer ou ciel qu importe au fond de l inconnu pour trouver du nouveau A cette tradition romantique se rattache aussi videmment l id e que celui qui aime d un grand amour ne peut ne peut accepter de survivre si l tre qu il aime dispara t Romeo et Juliette se tuent l un pour l autre et Yseult meurt de chagrin sur le corps de Tristan Ceci dit il faut ici faire videmment attention la sinc rit des po tes romantiques est souvent douteuse et rares sont en fait ceux d entre eux qui ont vraiment song se donner la mort Mais il existe tout de m me des hommes qui ont choisi de quitter la vie parce qu ils pensaient qu elle ne m ritait pas d tre v cue On peut citer parmi d autres l crivain Chamfort qui soutenait que vivre est une maladie la mort est le rem de et qui s est effectivement suicid le 13 avril 1794 La derni re tradition et sans doute la plus importante est la tradition philosophique sto cienne qui ne fait pas l loge du suicide en g n ral mais qui consid re que si la vie nous est insupportable il vaut mieux la quitter que de g mir sans cesse et qui voit en tout cas dans la possibilit que nous avons de nous donner la mort le signe de notre libert L homme n est pas asservi l instinct vital il peut choisir de vivre ou de mourir il tient donc son bonheur entre ses mains Comme le dit S n que pourquoi attendrai je la cruaut de la maladie ou celle des hommes quand je puis chappe
15. e DU coup la seule attitude humaniste qu il doit susciter c est le soutien au d sesp r l effort pour soulager sa souffrance en vue de l emp cher ce qui est d autant plus n cessaire que le propre du suicide est d tre un acte irr parable et irr versible qui rend videmment impossible au sujet en difficult de remonter la pente et de recommencer vivre Second argument ce qui prouve qu en fait la volont de se donner la mort n est pas Un vouloir v ritable r fl chi et m dit c est le fait bien connu que les tentatives de suicide sont beaucoup plus nombreuses que les suicides effectifs pr s de dix fois plus nombreuses selon certaines statistiques signe que dans beaucoup de cas que dans la plupart des cas le d sir de mort est un d sir ambigu Le sujet voudrait en fait vivre mais vivre autrement il appelle en fait l aide il essaie de se laisser une chance d en r chapper et il suffit aussi souvent d un rien pour qu il renonce son projet Quand il en r chappe la plupart du temps il ne recommence pas et se retrouve tout heureux de vivre quelques ann es plus tard Avec le recul il arrive souvent qu il ne comprenne m me plus pourquoi il a fait cette tentative qu il ne se reconnaisse pas dans son geste qu il le condamne m me et qu il y voit un signe de folie passag re Concr tement on peut donner plusieurs exemples de suicides qui peuvent tre qualifi s de quasi pathologiques Dans de nombreux cas le suicide
16. e ces donn es est en fait souvent d ordre psychologique c est le cas notamment d j de celles qu analyse Durkheim Ce qu il constate son poque c est par exemple que contrairement ce qu on pourrait attendre certaines formes de pauvret quand elles sont per ues comme normales et qu elles ne sont pas trop extr mes prot gent en fait du suicide parce qu elles obligent s absorber dans le travail pour essayer de survivre Woody Allen dit d ailleurs de son cot d une fa on qui n est qu peine humoristique dans le milieu tr s modeste o je vivais enfant personne ne se suicidait jamais on tait bien trop malheureux pour a I alors que certaines formes d aisance qui poussent prouver des sentiments de frustration et d angoisse tr s modernes le favorisent qu on pense sur le plan litt raire au suicide de Madame Bovary Certains contextes historiques d couragent de m me le suicide par exemple la guerre pendant laquelle la vie est fragilis e et la coh sion nationale resserr e Alors que d autres l encouragent les crises conomiques bien s r qui voient se multiplier les faillites le sentiment d tre pris la gorge et impuissant malgr tous ses efforts viter l effondrement de son entreprise est psychologiquement d sastreux en Inde des milliers d agriculteurs surendett s se sont suicid s et en France certains les imitent mais aussi les moments o le groupe est en f te qui accentuent
17. e et aider les d pressifs vivre qu il s agisse des psychologues des psychiatres ou des b n voles de SOS amiti XKKKX IV Cela dit cette position de principe appelle tout de m me dans un souci de r alisme et de v rit quelques nuances qu on voudrait maintenant formuler Tout d abord il est clair qu il ne s agit pas seulement d emp cher le suicide des personnes d sesp r es en se contentant de les priver des moyens de passer l acte ou en les enfermant mais bien de les aider positivement aller mieux Rappeler cette vidence est n cessaire parce que toutes les actions contre le suicide ne sont pas n cessairement motiv es par des consid rations humanistes Dans certains cas on peut vouloir maintenir en vie Un homme qu on juge coupable pour le forcer subir sa peine c est ainsi qu on a r anim Pierre Laval agonisant le 15 octobre 1945 pour pouvoir le porter devant le poteau d ex cution et le fusiller au nom du peuple fran ais Chaque fois que le suspect d un meurtre se donne la mort avant son proc s les familles de ses victimes se sentent frustr es et protestent contre le fait qu on a permis au coupable d chapper la justice Dans d autres cas il est vident qu on cherche viter les suicides parce qu ils provoquent de la g ne et du d rangement et parfois font scandale Un homme qui se donne la mort fait probl me tant sur le plan pratique il oblige parfois dans les administrations ou les en
18. e et psychologiques inconnues autrefois Mais en sens inverse d autres facteurs de fragilisation psychique sont apparus dans les soci t s contemporaines il y a par exemple l apparition de l adolescence et de la jeunesse comme classes d ge sp cifiques avec une entr e difficile dans le monde du travail et des tentations multiples dont celle des stup fiants qui permettent de s clater mais cr ent des d pendances destructrices Il y a aussi la logique de comp tition impos e depuis trente ans par la logique n o ib rale avec dans certaines entreprises la pression mise sur les salari s pour accro tre sans cesse leur productivit et pour remettre perp tuellement en question leurs m thodes de travail avec pour r sultat parfois Un stress insupportable et une peur du licenciement qui produit des effets d sastreux on sait quels ont t ses effets France Telecom ll y a encore le fait que l individualisme contemporain laisse parfois certains individus notamment les personnes g es qui autrefois passaient leurs derni res ann es dans la m me maison que leurs enfants dans des situations de solitude profonde De fa on plus g n rale il faut prendre aussi en compte le fait que nos contemporains pr cis ment parce qu ils vivent dans une soci t prosp re ont lev le niveau de leurs attentes face la vie Ils ne veulent plus se contenter comme certains de leurs a eux d avoir le ventre plein et un toit pour dormir
19. e russe Il peut y avoir des cas o le suicide est Une fa on paradoxale de dominer cette peur de la mort en se donnant celle ci volontairement de m me qu il y en a d autres o il est aussi une fa on d exprimer une certaine propension la violence en la tournant contre soi Peut tre aussi faut il prendre au s rieux l hypoth se freudienne d une pulsion de mort qui nous ferait souterrainement aspirer au repos et l immobilit du n ant Sa prise en compte permet de comprendre pourquoi la mort volontaire de prime abord si trange reste pour l homme une tentation si forte KKXKXKK VII Revenons au concret pour tirer de toutes ces observations qu on jugera peut tre exag r ment pessimistes mais qui se veulent simplement r alistes une conclusion pratique qui concerne la loi de 1987 Il est normal on l a dit que certaines formes d incitation au suicide soient interdites que par exemple les manuels de recettes pour se donner la mort soient proscrits qu il soit interdit de recommander Un copain qui serait sous le choc d une rupture sentimentale de se suicider et a fortiori de conseiller un grand p re vieillissant de lib rer la place pour laisser son h ritage ses enfants plus jeunes Mais comme toute loi elle demande beaucoup de doigt et de bon sens et d humanit dans son application Sous une forme extr me elle peut tre en contradiction avec le simple principe de la libert d expression et autoriser l interdic
20. emble postuler qu ils sont objectivement malades ce qui ne va pas du tout de soi On peut lire aussi beaucoup de textes m dicaux dans lesquels le suicide est pr sent avant tout comme un probl me de sant publique et justiciable d analyses pid miologiques au m me titre que la grippe C est parfaitement l gitime bien entendu en un certain sens Mais c est oublier tout de m me la diff rence essentielle on subit passivement la grippe et dans une certaine mesure on choisit de se donner la mort quand on estime que la vie qu on m ne n est pas vivable Et c est pr cis ment le propre de l homme de ne pas se contenter d une vie animale mais d avoir des exigences quant la qualit de la vie qu il souhaite mener et de se poser parfois la question de savoir si elle vaut encore d tre v cue quand cette qualit est trop d grad e au point de pr f rer dans certains cas la mort par exemple l esclavage l infamie la d gradation physique Une nouvelle de Primo Levi Vers l ouest pose d ailleurs clairement la question si l on parvenait demain mettre au point une substance qui bloque chimiquement toutes les impulsions suicidaires quelles que soient les conditions dans lesquelles on vit et si on l administrait automatiquement tous les membres de nos soci t s serait ce vraiment Un progr s ou une r gression sur le plan de la libert et de la dignit de l homme digne du meilleur des mondes d Huxley On s
21. ennent pas et m nent une vie professionnelle ou sentimentale instable d cousue incertaine sans jamais r ussir vraiment construire leur existence de fa on coh rente On comprend pourquoi beaucoup d observateurs parmi lesquels Alain Ehrenberg dans La fatigue d tre soi affirment que la d pression est devenue l un des troubles psychologiques majeurs de notre poque et certaines d pressions peuvent on l a dit aller en s aggravant jusqu rendre la vie insupportable Ce qu on a gagn d un certain point de vue on l a donc en un sens perdu de l autre Ce n est videmment pas l une raison pour baisser les bras et pour renoncer rendre notre soci t plus solidaire et plus chaleureuse au moins faut il savoir que cet effort se heurte probablement des limites ind passables Roland Quilliot
22. enqu tes dites d autopsie psychologique r alis es dans l entourage de sujets suicid s nous montrent que 75 des sujets d c d s par suicide pr sentaient un trouble psychiatrique ce qui laisse assez perplexe m me s il est vrai que de nombreux suicidants sont effectivement malades schizophr nes toxicomanes Mais il suffit de songer que pr s d un tiers des suicides dans Un pays comme la France sont le fait de personnes g es qui supportent mal l id e de n avoir plus d avenir et la perspective d une in vitable d gradation pour sentir ce que de telles affirmations ont d hasardeux on peut videmment soutenir que tout suicidaire est d pressif mais c est en un sens une tautologie et cela laisse de c t la question de savoir si la d pression dont il souffre est vraiment toujours pathologique Tout d pend ici videmment de la fa on dont on d finit un trouble psychiatrique est ce simplement une souffrance ou est ce une maladie au sens d un dysfonctionnement objectif impliquant une irrationdlit ou une perte de contact avec le r el et cette question d licate risquerait de nous nous emmener tr s loin Beaucoup de nos contemporains sont tent s en tout cas aujourd hui de consid rer que le suicide est un geste qui rel ve avant tout de la m decine tous ceux qui ont fait une tentative de suicide se retrouvent on le sait en service de psychiatrie ce qui est peut tre en pratique la moins mauvaise solution mais qui s
23. ent raison La vie n a pas de but et la douleur l emporte toujours sur la joie Nous le savons et cependant quelque chose nous prot ge ordinairement nous soutient et nous loigne du naufrage ce peut tre l instinct de vivre ou le fait que nous ignorons l avenir Seulement parfois la volont de vivre peut s atrophier et dispara tre En clair face la question du sens de la vie il semble que la grande majorit des hommes se divisent en deux grands groupes une partie d entre eux semble en fait mue par un instinct de conservation irr fl chi qui les pousse dire plut t souffrir que mouri et s accrocher la vie m me quand elle est insatisfaisante voire douloureuse tandis que l autre aime positivement cette vie et la ressent comme intrins quement belle et passionnante jusqu consid rer parfois que c est Un devoir pour chacun que d essayer d tre heureux ne serait ce disait Pr vert que pour donner l exemple Mais il existe un troisi me groupe heureusement tr s minoritaire celui de ceux qui n ont pas ou plus envie de vivre Que doit on leur dire On peut douter que le m decin ait vraiment plus que les autres hommes une r ponse rationnelle la question de la justification de notre existence KKXKXKK VI Ce qu il faut soutenir au minimum c est en tout cas qu il n y a pas grand sens parler du suicide de fa on g n rale Celui ci n a pas une forme unique mais plusieurs formes dont la signification
24. es c est un signe de d sarroi voire de maladie et il faut tout faire pour l emp cher Sont ils compl tement incompatibles Ma conviction est qu il est possible de les concilier au moins partiellement en reconnaissant chacun une part de v rit Il y a assur ment des suicides pathologiques mais il y en a d autres qui sont positivement et profond ment voulus et de m me il y a des suicides qu on peut et doit emp cher et d autres qu on ne peut probablement pas viter et qui doivent m me tre respect s comme l expression d un libre choix Sur le plan pratique il est clair cependant que le point de vue humaniste qui affirme l obligation de soulager chaque fois que c est possible la souffrance des autres a acquis de nos jours une sorte de priorit Nous croyons tous qu il faut effectivement tout faire pour emp cher cette catastrophe absolue qu est le suicide d tres jeunes mais fragiles qui ont la vie devant eux et dont la mort serait un d sastre pour leurs proches et en ce sens nous avons raison de contr ler strictement l achat des armes feu de refuser de commercialiser librement des m dicaments dangereux de prohiber les ouvrages donnant des conseils pour r ussir son suicide m me s il s agit incontestablement d une atteinte en un sens regrettable la libert d expression Et nous sommes tr s reconnaissants tous ceux qui s emploient avec beaucoup d attention et de d vouement soulager la souffrance psychiqu
25. es professions comptent aussi plus de suicides dans leurs rangs que d autres les cadres se suicident moins que les employ s et ceux ci moins que les salari s agricoles ou que les ch meurs Mais il y a aussi des cat gories socio professionnelles dont la fragilit appara t a priori tonnante par exemple les professions de sant les policiers et les militaires Peut tre leur taux de suicide s explique t il par le fait qu elles ont plus de moyens pratiques de se donner la mort que d autres Mais on notera qu il y a un certain paradoxe voir que des m decins qui font tout pour emp cher les autres de se suicider raisonnent parfois tout fait diff remment quand il s agit de leur propre cas et ce paradoxe peut donner r fl chir La culture joue galement on l a d j dit un r le important l interdit lanc contre la mort volontaire par les religions monoth istes a incontestablement un effet dissuasif et explique notamment que les musulmans par ailleurs souvent bien int gr s dans la communaut familiale se tuent moins que les autres Le suicide a par ailleurs souvent une dimension mim tique un d sesp r qui se jette d un pont ou qui s immole par le feu suscite parfois dans les mois qui suivent plusieurs imitateurs et l on sait que la parution du Werther de Goethe un ouvrage dont le h ros se donne la mort par d sespoir amoureux avait en son temps provoqu une v ritable pid mie L apport le plus int ressant d
26. ig Walter Benjamin Arthur Koestler Romain Gary Gilles Deleuze Paul Celan Stig Dagerman Ludwig Kirschner Mark Rothko Nicolas de Sta l Mais on peut aussi citer des scientifiques comme Ludwig Boltzmann ou lan Turing l un des grands fondateurs de l informatique math matique Et bien entendu ceux qui ont t tent s par le suicide et qui ont fait des tentatives qui n ont pas abouti sont encore plus nombreux Les raisons de ces suicides sont en fait une fois de plus tr s diverses certains se sont donn s la mort pour chapper une situation ext rieure effectivement angoissante d autres parce qu ils taient atteints d une maladie incurable Arthur Koestler tait atteint d une grave maladie de Parkinson Montherlant devenait aveugle d autres parce qu il avaient l impression d avoir totalement chou Van Gogh qui tait par ailleurs malade ou d tre finis et de n avoir plus rien dire Hemingway dont J r me Charyn affirme qu la fin de sa vie il souffrait d hypertension de diab te d insomnie de d pression nerveuse de parano a et d impuissance sexuelle Il avait 61 ans et il en paraissait 90 Il voulait mouri d autres encore parce qu ils avaient toujours t par temp rament la fois hypersensibles et hyperangoiss s et que leur raison mena ait de c der Nerval V Woolf ou encore que le suicide les avait obs d toute leur vie Qu on pense Pavese ou Romain Gary qui a crit sur sa lettre d adie
27. imer la vie malgr les souffrances in vitables qu elle nous inflige Et ils pensent que ce principe reste valable m me en fin en parcours condition d apprendre surmonter ces preuves in vitables que sont la cessation d activit professionnelle le veuvage et l usure des forces physiques et intellectuelles Tous ces arguments convergent vers l affirmation suivante il ne faut jamais bien s r aider le suicidaire r aliser ce qu il croit tre son projet ni m me lui donner penser que ce projet peut avoir Une once de l gitimit Mais il faut toujours essayer de l aider traverser la mauvaise p riode qu il est en train de vivre l couter lui pr ter attention lui montrer qu il n est pas seul qu il est compris et aim lui rendre confiance en lui m me et lui proposer s il ne va vraiment pas bien un traitement m dical Cette conviction s est peu peu impos e en Occident au niveau collectif en t moigne en France la loi de d cembre 1987 qui proscrit radicalement l incitation et l aide au suicide ce qui signifie qu elle interdit des ouvrages comme Suicide mode d emploi qui donnaient des recettes pour mettre fin sa vie Et elle met plus ou moins sous surveillance les m decins qui pourraient tre tent s d aider leurs malades se donner la mort A ce point on voit que deux points de vue semblent s affronter pour les uns le suicide est un choix d fendable qui rel ve de la seule libert du sujet Pour les autr
28. ithium institutionnelle l hospitalisation est d sagr able mais elle fait parfois du bien comme le reconna t Styron lui m me et psychologique il faut tre soutenu par d autres et pouvoir leur parler de ce qui vous fait mal En fait il est tr s probable que dans la grande d pression comme par ailleurs dans les autres grands troubles psychiques se m lent une dimension psychologique et une dimension de dysfonctionnement c r bral qu on n analyse pas encore parfaitement chacune agissant sur l autre Troisi me exemple il y a des cas o le suicide appara t comme souvent une tentation pour des sujets qui traversent une transition difficile pendant laquelle ils sont en manque de points de rep re la recherche de leur identit l adolescence la jeunesse sont en particulier l occasion de moments de t tonnement de mal de vivre de vague des passions o l on peut passer par des p riodes d extr me fragilit et tre en proie des vertiges On voit parfois des jeunes se donner la mort sans que personne autour d eux n ait rien devin de leur mal tre pour des raisons apparentes de prime abord insignifiantes un chec scolaire une souffrance sentimentale l influence exerc e par un livre ou un film voire une fascination positive pour le n ant Bien entendu le sujet parvient en g n ral s il parvient traverser cette crise trouver un peu plus tard sa stabilit et construire sa vie de fa on positive
29. les parlant du Brian onnais les suicides taient fr quents chez les hommes surtout il y en avait beaucoup plus qu aujourd hui Dans notre cimeti re il y a toujours eu ce qu on appelle la fosse commune le coin des noy s et des pendus Ils taient si durs ils taient si fiers que jamais ils ne se plaignaient jamais ils ne disaient quoi que ce soit sur leur mis re mais quand ils en arrivaient ne plus pouvoir la supporter que ce soit l ennui la solitude la pauvret ou tout simplement la fatigue ils se pendaient ou ils se jetaient l eau Des fois ils laissaient un mot pour s expliquer des fois rien et chacun pouvait imaginer ce qu il voulait L obsession de l honneur et le souci de ne pas perdre la face devant les autres taient aussi la source de nombreuses morts volontaires que facilitait par ailleurs l habitude de la violence Ce sont l des motivations qui ont videmment perdu aujourd hui beaucoup de leur force Et d une fa on g n rale quelque m fiance qu on puisse avoir l gard de la notion de progr s il faut reconna tre que les membres des soci t s d velopp es ont beaucoup plus de possibilit s de s panouir aujourd hui que leurs a eux non seulement ils sont plus riches et consomment plus mais ils travaillent moins longtemps ont plus de loisirs plus d occasions de s panouir dans leur vie professionnelle de nouer des contacts humains vari s et ils b n ficient aussi de formes de protection social
30. me qui a l impression que les valeurs en lesquelles il croyait s croulent et qu il n y a plus pour lui d avenir qu on pense des crivains comme Walter Benjamin ou Stefan Zweig qui se sont donn s la mort quand ils ont cru que le nazisme allait d finitivement triompher d un homme pris conomiquement la gorge et menac malgr tous ses efforts de sombrer dans la mis re on conna t de petits entrepreneurs qui se sont battus avec acharnement pour sauver leur entreprise et qui se donnent la mort quand ils constatent qu ils n y parviennent pas ou simplement d un individu atteint d une maladie qui lui rend l existence insupportable qu on pense au philosophe Gilles Deleuze qui n avait cess dans tous ses livres de c l brer les forces de vie mais qui s est jet par la fen tre parce qu il tait atteint d une maladie respiratoire qui l asphyxiait tout moment Ces suicides n ont pas manifestement la m me signification que celui du jeune qui se tue impulsivement apr s une rupture amoureuse ou apr s avoir jou la roulette russe ou que celui du d pressif qui traverse seulement une mauvaise passe Peut tre la coupure la plus importante est elle ici celle qui s pare le suicide de ceux que la mort tente alors qu ils n ont rien commis d irr parable et qu ils ont encore l existence devant eux du suicide de ceux qui sont en fin de parcours qui ont d ailleurs souvent beaucoup aim la vie mais qui ont maintenant surtout face eu
31. outiendra donc ici qu il existe bien des suicides qui sont librement voulus et librement voulus pour des raisons qui sont parfois tout fait fortes et rationnelles Il n est pas vrai que tout suicide soit irrationnel et impulsif il en est au contraire qui sont longuement m ris Ne pas vouloir le reconna tre c est souvent ne pas vouloir reconna tre que la vie a aussi une dimension tragique et qu elle peut parfois tre v cue comme douloureuse ou comme compl tement vide d espoir par exemple quand on est en fin de parcours et qu on n a devant soi que la perspective de la souffrance mais par exemple aussi quand on a accompli un acte d shonorant et m me aussi quand on a le sentiment de n avoir dans sa vie rien r ussi de positif Nier ou dissimuler cette dimension tragique de la vie qu ont bien connu toutes les civilisations du pass est une tentation contestable des soci t s contemporaines o le bonheur est suppos tre l tat normal de l homme o tout le monde est suppos tre sans cesse optimiste dynamique heureux de vivre o il faut cacher la solitude le deuil l angoisse la maladie parce quand on en souffre on devient d sagr able fr quenter et qu on d range Evidemment quand on est jeune en pleine sant qu on est passionn par ce qu on fait comme nombre de m decins on peut juger incompr hensible qu on puisse vouloir positivement en finir avec l existence et voir dans ce d sir une forme de d raison
32. r aux tourments et me d livrer de l adversit La vie te plait vis Elle ne te plait pas Tu peux retourner d o tu es venu Le fait d tre capable de se donner la mort est par ailleurs signe de courage et de force d me parce que c est tout de m me difficile de se suicider et il offre en tout cas l individu la possibilit d chapper la souffrance et Un destin qui deviendrait insupportable Montaigne le dit clairement de pr sent le plus favorable que nous ait fait la nature c est de nous avoir laiss la clef des champs en ajoutant ailleurs qui a appris mourir il a d sappris tre esclave Cela dit il faut rappeler que Montaigne lui m me est tr s loin pour sa part de m priser la vie il ne cache pas au contraire qu il l aime profond ment m me avec les souffrances qu elle implique et il soutient m me qu il y a un art d en jouir qui s apprend avec les ann es Mais il soutient pourtant que notre vie n appartient qu nous et il d fend le droit au suicide dans trois cas essentiels la perspective d une mort plus atroce d un supplice par exemple des douleurs physiques intol rables la perspective d un d shonneur galement insupportable En tout cas dans une telle perspective le suicide qui rel ve du libre choix de chacun ne doit tre ni condamn ni m me emp ch qu il peut parfois en fait susciter l admiration KKXKKK III Cette tradition sto cienne qui ne manque pas de grandeur et
33. rise stress perd pied et se donne la mort tout le monde affecte de s affliger mais la v rit est bien que les managers sont souvent l pour mettre leurs subordonn s sous pression et les forcer am liorer sans cesse leur productivit on a m me parfois enseign officielement dans certaines coles l art du management par la terreun et l on a entendu certains dirigeants d entreprise am ricains tirer gloire du fait qu ils licenciaient par principe 10 de leurs salari s chaque ann e pour forcer les autres donner le maximum En fait les r actions de nos soci t s l gard de certains suicides fr lent parfois la contradiction pour ne pas dire l hypocrisie ainsi quand on affecte de s affliger que des d linquants qu on veut parfois de fa on tr s l gitime punir s v rement pour leurs crimes pr f rent se pendre plut t que passer de longues ann es en prison XKKKX V Sur le plan philosophique il faut aussi se m fier de la tentation de m dicaliser enti rement notre approche du suicide et d affirmer sommairement que tous les suicidants sont des malades mentaux ou qu ils ne savent pas vraiment ce qu ils font Cette tentation est r elle depuis la naissance de la psychiatrie L un de ses fondateurs au 19 me si cle Esquirol affirmait d j pr cis ment que l homme n attente ses jours que lorsqu il est dans le d lire et on lit encore dans une enqu te de l Inserm de 2001 sur la crise suicidaire que des
34. s cas le d sesp r aurait videmment besoin de plus d chapper la pauvret la solitude la maladie ou au sentiment d avoir tout rat et cela on ne peut en g n ral pas le lui donner Il ne faut pas ici que la solicitude pleine d empathie des psychologues et la g n rosit admirable des b n voles de SOS Amiti fassent oublier qu bien des gards la vie sociale est par essence dure aujourd hui comme hier Sa logique est au moins aussi souvent de comp tition que d entraide elle suppose des hommes et des femmes solides capables de prendre des coups et de supporter des humiliations et des checs Les faibles et les d pressifs n y re oivent que peu de signes de sympathie toute notre attention et notre admiration est le plus souvent r serv e ceux qui r ussissent Apr s chaque suicide on prend en g n ral conscience trop tard qu on a trait avec indiff rence ou duret des hommes ou des femmes qui se sont r v l s plus fragiles qu on ne le pensait et on en prouve de la mauvaise conscience mais en fait tout nous incite cette duret Quand Pierre Beregovoy s est donn la mort ses amis se sont rendus compte qu ils l avaient laiss cruellement tomber apr s sa d faite aux lections de 1993 mais ils n avaient fait que se conformer aux postulats commun ment admis qui sont qu un leader politique doit avoir la peau dure et que de toute fa on seule la victoire est belle De m me lorsqu un cadre d entrep
35. s certains contextes car il n en est pratiquement aucune pour pr ner un rejet syst matique de la vie On se contentera d voquer parmi elles quatre exemples 1 Ily a d abord des cultures qui consid rent que d s lors que le d sir de mourir a t formul de fa on r p t e il est pleinement l gitime et doit m me tre aid chez les eskimos Yuit de l ile Saint Laurent par exemple il suffisait qu un individu ait mis le d sir de se suicider trois fois pour que ses parents soient oblig s de l aider se tuer Il est possible aussi mais non certain que dans certaines soci t s les vieillards aient t incit s organiser rituellement leur disparition au lieu de peser sur un groupe auquel ils taient devenus inutiles on pense la tradition japonaise voqu e dans le film c l bre d Inamura La ballade de Narayama qui raconte comment certains de ces vieillards ayant atteint ia limite d ge et puis leurs forces partaient d eux m mes dans la montagne pour y mourir en solitaires mais en fait on ne sait pas si elle correspondait vraiment une pratique historique 2 y a aussi dans beaucoup de cultures l id e que la mort vaut mieux que le d shonneur et qu il faut 3 4 tre capable de se la donner soi m me soit si l on a accompli une action honteuse et infamante dans la mythologie grecque Ajax se suicide parce qu il s est ridiculis en croyant massacrer ses rivaux et en ne tuant en fait sous l
36. te une anxi t qui n est pas seulement psychologique mais s associe une souffrance physique intense La mort finit du coup parfois par lui appara tre comme la seule issue pour chapper une souffrance insupportable On peut citer l encore le t moignage de William Styron dans Face aux t n bres sur ce qu est la grande d pression qui se manifestait chez lui comme chez bien d autres par l insomnie l puisement les maux de t te la confusion la perte de tout d sir panique d sint gration sensation que mes processus mentaux sombraient peu peu dans un flot d l t re et innommable Pour ma part cette douleur s apparente tr s troitement la noyade ou la suffocation Je commen ais me rendre compte que la brume grise terrifiante induite par la d pression prenait les traits de la douleur physique Mais il ne s agissait pas d une souffrance imm diatement identifiable comme celle occasionn e par une fracture Il serait plus exact de dire que le d sespoir ressemble au malaise diabolique suscit par le confinement dans une pi ce surchauff e Et comme aucune brise ne vient a rer ce chaudron comme il n y a aucune issue cette touffante r clusion il est tout naturel que la victime commence penser sans cesse l oubli ternel Mais en fait aujourd hui des soins parviennent souvent gu rir cette souffrance insupportable soins qui sont de nature la fois m dicamenteuse antid presseurs anxiolytiques l
37. tion de toute une s rie de textes litt raires ou philosophiques fondamentaux de notre culture Et un niveau pratique elle peut aussi autoriser des poursuites abusives l gard de ceux qui ont aid des malades incurables qui demandaient instamment tre d livr s de souffrances intol rables ce qui a mon sens peut tre effectivement un geste de charit On sait par exemple que le procureur de Dijon a lanc une information pour provocation au suicide apr s la mort de Chantal S bire et que le m decin personnel de celle ci a pass de longues heures en garde vue On peut trouver cette d marche choquante et penser qu il y a plus d humanit aider un malade incurable qui le demande de fa on r p t e partir qu le laisser agoniser jusqu la derni re second Il ne serait peut tre pas anormal au minimum que quand un malade en fin de vie a d clar publiquement maintes reprises qu il souhaitait en finir on ne fasse aucune enqu te pour savoir comment il s est procur les m dicaments qu il a utilis s pour mourir Faut il aller plus loin comme certains le demandent et envisager une l galisation officielle de l aide au suicide pour les personnes en fin de vie Elle suscite de nombreuses r sistances qu on peut tr s bien comprendre Il suffit de relire par exemple la c l bre nouvelle de Maupassant intitul e L endormeuse qui d crit Un monde futuriste morbide dans lequel tous ceux qui sont fatigu s de la vie peu
38. treprises r diger des rapports pour rendre compte de son acte que sur le plan psychologique il salit la r putation de sa famille ou de son entreprise et en plus il cr e de la culpabilit et du malaise et met en question la bonne conscience de ceux qui croient que tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes Vladimir Boukovsky l ex dissident sovi tique disait d j qu en Union sovi tique on mettait tous les suicidaires en h pital psychiatrique parce qu il fallait manifestement tre fou pour ne pas tre heureux dans le meilleur des mondes socialiste Et c est pourquoi la soci t peut tre parfois tent e de l emp cher de passer l acte avec pour seule motivation d essayer de pr server son confort psychologique peu lui importe qu un homme cr ve de solitude ou de mis re tant qu il ne la met pas implicitement en accusation en se donnant la mort Si l on veut lutter contre le suicide dans un esprit vraiment humaniste il faut donc s efforcer d att nuer ou de supprimer r ellement la souffrance qui est son origine mais on doit reconna tre que ce n est pas toujours facile II y a certes beaucoup de suicidaires qui ont avant tout besoin d coute et de sympathie qui la demandent explicitement et auxquels une conversation avec un psychiatre plein de compr hension ou m me simplement un geste d attention suffisent accompagn s souvent de quelques m dicaments redonner le moral et l espoir Mais dans bien d autre
39. u On peut mettre mon geste videmment au compte d une d pression nerveuse venait il d crire mais alors il faut admettre que celle ci dure depuis que j ai l ge d homme et m aura permis de mener bien mon uvre litt raire On a tout de m me le sentiment sans vouloir c der un romantisme de mauvais go t que chez les plus cr atifs et les plus imaginatifs de nos cong n res la vie est la fois plus intense et plus fragile le sentiment de l absurde et la tentation de la mort plus forts la peur du d clin et de la st rilit intellectuelle plus insupportable Faut il pour autant les consid rer comme des n vros s Ne sont ils pas au moins autant au contraire le sel de la terre En fait il faudrait ici r fl chir aussi un peu c est la seconde remarque sur le rapport de l homme la mort qui est probablement moins simple qu on ne le croit ordinairement En un sens elle lui fait peur et horreur et il semble faire tout pour l viter Mais en un autre sens il est fascin par elle et il veut surtout montrer qu il n est pas domin par la peur qu elle lui inspire D o concr tement sa propension la d fier en prenant les armes pour partir la guerre ou en se lan ant dans des aventures risqu es La diff rence est peut tre plus t nue qu on ne le croit entre le soldat qui fonce au devant d une mitrailleuse le passionn des sports de l extr me qui descend une pente 90 et le jeune qui joue la roulett
40. vent se rendre dans un tablissement qui leur donne la possibilit de s endormir pour toujours en douceur gr ce des gaz parfum s pour comprendre l inqui tude et le malaise de ceux qui s y opposent ils souhaitent voir notre civilisation aider les personnes g es d pressives retrouver un certain plaisir l existence ce qui est souvent possible m me un ge avanc et affirmer jusqu au bout sa foi dans la vie plut t que de la voir c der une fascination malsaine pour le d sir de mort On peut cependant encore une fois se poser la question de savoir si ce volontarisme g n reux est suffisant quand on a affaire une maladie incurable il semble se heurter une autre tendance fondamentale de nos soci t s celle qui pousse Un nombre croissant de nos contemporains revendiquer le contr le non seulement de leur vie mais de leur mort la fois pour affirmer leur libert et plus simplement pour viter des fins de vie trop douloureuses ou trop d gradantes Parmi des milliers d exemples possibles on peut citer cette annonce parue le 26 janvier 2012 dans la rubrique n crologie du journal Le Monde Juliette Desjardins Daud ma tre de conf rences honoraire l Universit Stendal de Grenoble atteinte d un cancer en phase terminale a mis dignement fin sa vie le 20 janvier 2013 Elle d plorait que n exist t pas en France une loi permettant le mourir volontairement sans souffrances et sans drame avec l aide
41. x la perspective d une d gradation intellectuelle inexorable et d une maladie douloureuse sans espoir de salut Il ne s agit videmment pas de dire que la fin de la vie est n cessairement d sesp rante et de nier qu on puisse prendre plaisir vivre jusqu la derni re seconde c est vrai heureusement dans la majorit des cas et nous admirons en g n ral ceux qui ont gard leur dynamisme et leur joie de vivre jusqu la fin Mais ce niveau l c est vraiment d abord une affaire de chance il y a des morts douces mais il y a r ellement aussi des maladies et des situations atroces et en cas de malchance de choix libre et l on peut comprendre aussi ceux qui quand la mort est l car il y a Un moment de toute fa on o elle est notre seul avenir choisissent la fin la moins douloureuse et la moins d gradante Ajoutons encore pour approfondir le sujet une autre remarque Ceux qui s int ressent aux arts et la litt rature ne peuvent s emp cher de constater que le taux de suicide est plus lev que la moyenne chez des hommes et des femmes qui ont montr des capacit s cr atrices elles aussi au dessus de la moyenne Les crivains et les artistes qui se sont donn s la mort sont de fait tr s nombreux citons parmi eux G rard de Nerval Heinrich Von Kleist Vincent Van Gogh Serguei Ess nine Vladimir Maiakovsky Virginia Woolf Henri de Montherlant Ernest Hemingway Yukio Mishima Cesare Pavese Primo Levi Stefan Zwe
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