Jean Roudaut, écrivain et critique "Le lecteur pèlerin" Dans
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1. autres soient interdits elle est galement inachevable De l examen d une biblioth que se d gage l id e d un trait de Tout et de Rien ce qu elle expose voque un Tout et ce qu elle rejette n est plus rien Ce qui est vident dans le cas de la biblioth que priv e est aussi exact des biblioth ques publiques R unir impose de ranger et donc d exclure On peut ordonner les livres de fa ons innombrables On pourrait s en tenir aux livres des livres les tr sors les glossaires les dictionnaires Notre temps est celui des encyclop dies ou aux livres qui sont eux seuls une biblioth que comme La Tentation de saint Antoine de Gustave Flaubert ou La Vie mode d emploi de Georges Perec M me s il ne trouve rien de ce qu il cherche le lecteur en biblioth que imagine qu il a acc s tout une biblioth que qui serait faite de rien serait la seule o rien ne puisse manquer Car la biblioth que oscille entre le souci du nombre fini le z ro est la perfection et la tentation de l infini Tributaire du d p t l gal et victime des legs la biblioth que qu elle soit municipale ou nationale para t incoh rente en fait comme le mus e des Monuments nous r v le le style la mode quand les copies ont t effectu es le classement des ouvrages conserv s nous renseigne sur les mentalit s Les livres qui n ont pas t retenus nous disent o tait la vie vivante o se pronon ait la nature naturante Le livre devenu po2. que son in 164 Le livre charme par sa coiffe et son dos il trouble par le mors et les fers Du bout des doigts les pages sont effleur es avec l g ret Le livre devient le ma tre de maison non seulement les curiosit s l entour mais l ameublement doivent lui tre assortis Autour de sa biblioth que en bois d b ne Des Esseintes se d termine faire relier ses murs comme des livres Palp s d votement par les uns les livres sont pour d autres l objet d une haine farouche Il en va ainsi d un objet qu on ne peut traiter de fa on indiff rente le sacril ge qui d coule de l existence m me d une religion ne peut tre intentionnellement et pertinemment accompli que par un croyant D truire un livre est narguer sa puissance c est ce que font les dictateurs ou les r volutionnaires qui mettent sac des palais selon L ducation sentimentale ou des d s uvr s ivres et amers qui d vastent une biblioth que selon Daphn Car ils tiennent un livre pour le signe d un pouvoir qu ils subissent l instrument d un asservissement diffus et sans visage leurs yeux le livre du fait qu il leur para t inintelligible est l quivalent d une amulette magique et utile ceux seuls qui pratiquent la magie noire Par les difficult s qui s opposent son acquisition qu elles tiennent son prix ou au c r monial qui retarde sa saisie et sa compr hension le livre est un indice de classe si bien que vouloir en impos
3. I n est pas m me exempt de f tichisme Une salle de lecture o l atmosph re est feutr e et recueillie est un lieu d lection pour les mes errantes La lecture est l quivalent de ce qu tait pour les contemporains d Hom re la descente aux enfers On s y rendait pour retrouver les anc tres et ramener au monde leurs ombres on en revenait le teint s pulcral et la voix caverneuse la table de travail on est assis comme le sont les divinit s en leurs tombeaux Car on ne se saisit de l esprit des mots on ne pr te apparence aux personnages on ne s meut des confidences voil es d un mort qu apr s avoir abandonn tout souci personnel de vivre on est l feuilletant le livre ou contemplant l cran indiff rent son propre temps Pieusement comme le ferait un officiant on transforme son tre en lieu de s jour pour une pens e des formes des teintes et une musique trang re la sienne propre et cependant reconnue pour fraternelle avant m me d tre saisie La lecture est semblable une piphanie Le culte du livre Il y a un culte du livre une latrie quand la dulie serait d j abusive Le chercheur ou le biblioth caire tient le livre dans la main comme R tif la chaussure d une Parisienne L admirateur de l abb de Bucquoy dont Nerval suit l aventure dans Ang lique voudrait bien disposer d une dition rare d Anacr on en vain le possesseur du livre n e t pas d fendu sa femme aussi fortement
4. Jean Roudaut crivain et critique Le lecteur p lerin Dans Imaginaire de la biblioth que Revue de la BnF n 15 2003 Comme s il devait conduire la reconnaissance d une puissance souveraine le parcours en biblioth que est port par le souci du bonheur et le d sir d un salut m me chez ceux qui croient ressentir seulement de l aversion l gard des livres Passant de Nerval Joyce de Mallarm Perec l crivain Jean Roudaut le montre toujours incompl te jamais inachevable nigmatique et indicible la biblioth que est comme une mat rialisation de ce qu est en nous la sensation du sacr Pour Fr d ric W Et j entendais la voix de ce grand pr tre gyptien Dans les chambres peintes aux murs de briques qui sont des livres JAMES JOYCE Ulysse Obstacles et interdits I n y a qu une forme de richesse que l on qu te c est un compl ment d existence un livre de vie Sa recherche conduit aux abords de lieux o on ne p n tre qu avec prudence comme chez la Turque o dans un tombeau Pas plus que ne le sont Fr d ric Moreau ou Igitur le p lerin n est assur dans sa d marche la timidit si ce n est m me un certain sentiment de confusion l accompagne dans son p riple et s accro t au cours de son avanc e Le parcours du lecteur l poque des grandes biblioth ques est semblable celui des initiations antiques G rard de Nerval a racont dans Ang lique la recherche d une simple biographi
5. alit indispensable au liseur Sur le mont Athos au couvent de Vatopediou on ne peut jamais entrer dans la biblioth que le jour d arriv e Le voyageur ne doit m me pas voquer la l g re son attention pour Strabon ou son d sir de consulter la G ographie de Ptol m e Le jour suivant le pope biblioth caire est dans les champs le surlendemain la cl de la pi ce aux tr sors est introuvable quand toutes les conditions sont r unies il est vident qu il est d j trop tard dans la journ e et qu on n y verrait plus rien Il faut par une pers v rance confinant l obstination faire la preuve que l amour l emporte sur la concupiscence Si difficiles que soient les conditions mat rielles du s jour on est tenu de demeurer Tout et rien Une biblioth que c est d abord un coffre que l on emporte en voyage quand on est roi Puis des armoires grillag es quand cessent les vagabondages enfin des rayonnages qui montent jusqu au plafond d s qu on a d cid d lever autour des livres un h tel particulier Le catalogue des ouvrages r pertori s est toujours aussi h t roclite que celui de la biblioth que Saint Victor tabli par Rabelais dans Pantagruel chap VII La biblioth que est ainsi rappel e son statut de collection avec des choses rares ou tranges artificielles ou naturelles Du coup quelle que soit son extension elle est in vitablement incompl te que des ouvrages aient t d truits par le temps que d
6. e celle de l abb de Bucquoy Son narrateur a d tout d abord entrer dans les bonnes gr ces du conservateur quiconque a travaill dans le lieu d une biblioth que qu on nomme la R serve se souvient de soi en suppliant Puis il lui a fallu trouver le bon r pertoire puis enregistrer la cote exacte de l ouvrage feuilleter les catalogues et contempler les rayonnages le fureteur a l impression d tre entr dans une chambre pleine de tr sors Mais depuis qu au milieu du XIX si cle les lieux de conservation ont t rendus distincts plus rien que d ordinaire n est port e de main G n ralement le lecteur n a plus que les catalogues manipuler ou des crans consid rer mais assez longuement car la graphie des noms propres varie au fil des temps Comme un ouvrage dont on conna t la date de parution a pu tre achet ou catalogu bien apr s sa publication il faut consulter les r pertoires successifs La commande pass e on peut s en aller occuper la place laquelle on a t assign parmi une quantit de d s uvr s vulgaires de bourgeois retir s d hommes veufs de solliciteurs sans places d coliers qui viennent copier leur version de vieillards maniaques Tel tait le public des biblioth ques vers 1850 selon Nerval demeurent aujourd hui les potaches les d s uvr s involontaires les inquiets et moi parmi eux Il ne reste plus qu attendre la r ponse du magasin La patience est une qu
7. e moyen des mots De ce fait il ne peut s en tenir un seul livre la biblioth que dans sa diversit et son inach vement repr sente ce qui fut le livre original enfoui au c ur des choses Le livre magique de Thot fut enferm dans un coffre en fer ce dernier en abritait un autre de bronze qui recelait son tour une cassette en bois de cannelier elle se fermait sur un crin d ivoire et d b ne en quoi un coffret d argent prot geait une ch sse d or o se conservait le livre qui avait permis que quelque chose f t plut t que rien La biblioth que avec ses protections et ses passages ses murs et ses magasins ses classements et leur enchev trement est construite de fa on analogue autour d un tr sor chim rique multiforme et in narrable Car le sixain de bo tes n enferme qu un paradoxe pour faire entendre qu il y aura toujours un livre qui manque dans la biblioth que il faut tout assembler Ayant voyag parmi les ombres le lecteur p lerin quitte la biblioth que Le monde est l simple et tranquille le long du fleuve
8. er la lecture est per u comme une violence Lire est le privil ge des pr tres qui conseillent les rois Et peu importe celui qui dit sa souffrance par la destruction qu il y ait parmi les ouvrages qu il d chire des textes qui aient pu le lib rer de la col re et de l oppression Br ler les livres On br le les livres quand on veut liminer les id es sans encore oser exterminer les penseurs On d truit le livre parce qu on imagine qu il rec le des r v lations qui troubleraient l ordre tabli et le calme des familles L histoire du Docteur Pascal cont e par Zola illustre la crainte du livre que d veloppent en eux les esprits tyranniques par faiblesse La grande pi ce o crit le Dr Pascal contient deux corps de biblioth que dans une armoire sont les manuscrits lls sont fragiles et peuvent tre an antis tandis que la destruction du livre est plus al atoire on redoute qu un volume chappe l limination et qu on le retrouve dans une biblioth que sp cialis e dans les exemplaires uniques C est aux manuscrits que d cide de s en prendre F licit Rougon Elle parviendra presque ses fins Un brasier s largissait peu peu un tas de cendre fine montait une couche paissie de feuilles noires o couraient des millions d tincelles Une bonne part de l uvre du Dr Pascal est ainsi d truite Le Dr Pascal aurait voulu lib rer l humanit de ses crimes en les donnant voir en les publiant pour permett
9. ieille reliure N gligeant l amour que lui porte Clotilde le D Pascal prend conscience d avoir pr f r les signes aux tres De toute cette passion solitaire il n tait n que des livres du papier noirci que le vent emporterait sans doute dont les feuilles froides lui gla aient les mains lorsqu il les ouvrait Si on ne con oit de commerce heureux qu avec les fant mes le corps s afflige Dans le vers de Mallarm qui ouvre Brise marine La chair est triste h las et j ai lu tous les livres la conjonction ne r v le pas une concomitance ni une cons quence elle marque que l une la chair tant li e l autre le signe le d sint r t pour l une ne va pas sans d dain pour l autre A n aimer ni l un ni l autre on sombre dans le trou noir du spleen Au contraire la chair et les livres portent la m me esp rance de l amour on attend qu il ternise la chair du livre qu il d livre le secret de son origine qui est la fois celle de Tout et de Rien La tristesse viendrait de l improductivit la tristesse ne g n re rien qu elle m me et la lecture sans but lasse cette critique conomique s est adjointe une autre d origine th ologique le go t des livres profanes passe pour un d voiement de l amour d aux choses l attention pieuse est d tourn e par le plaisir pris aux simulacres Aimer les livres c est appr cier la diversit de leurs voix aimer la cr ation est s attacher un cr ateu
10. r unique A la fa on d H liodore qui fait commerce des choses saintes jusqu ce qu il soit chass du temple le papivore sacrifie l or inverse jusqu tre victime du ridicule Mais si les livres peuvent tre un obstacle ils sont aussi naturellement un chemin pour se ressaisir symboliquement de la vie dans la diversit de ses manifestations Aux yeux de L opold Bloom install dans la salle de lecture la biblioth que a un aspect de n cropole Hypog e de pens es autour de moi momies compartiment es embaum es dans les aromates des mots Toth dieu des biblioth ques un dieu oiseau couronne lunaire Et j entendais la voix de ce grand pr tre gyptien Dans les chambres peintes aux murs de briques qui sont des livres tt l inverse des deux autres formes de tombeaux gyptiens la pyramide et le mastaba l hypog e est un caveau car le mot est parfois en accord avec la chose La salle de lecture est une chambre s pulcrale les lecteurs paraissent aussi dess ch s par l air sec que les d funts l taient par les embaumeurs Tout lecteur est mort s il laisse la parole mourir en lui mais s il la rend vivante il devient l quivalent d un thaumaturge Il accomplit le miracle de rejaillir vivant avec ceux qu il ressuscite Le lecteur ne peut chapper la saisie de la mort qui s empare avant leur heure des vivants distraits qu en donnant vie aux mots par l attention aux choses en regardant mieux les choses par l
11. re d analyser leur m canisme Tout dire ah oui pour tout conna tre et tout gu rir Si elle pouvait tout dire la litt rature serait une panac e une biblioth que qui rassemblerait l int gralit du pensable et du visible serait divine l gard du livre existe une autre forme de f tichisme elle ne concerne plus la nature mat rielle du livre mais consiste en une idol trie spirituelle si le lecteur laisse le go t du savoir ou la fascination pour l inesp r l emporter sur le devoir de se construire On ne fait pas de soi un lieu de r surrection sans risquer d tre poss d Car le lecteur est d vor par le livre qu il d vore Tandis qu il esp re une qui tude d esprit qui l accorde au monde les personnages ressuscit s par sa lecture l entra nent travers un champ d asphod les Le papivore et l homme du monde Dans la tradition satirique du biblioth caire il est fait un rat Il grignote le papier et sa peau se parchemine Ses jointures craquent dans un bruit de papier d chir Pour construire le portrait de Mette de Bris chalas Paul Morand agit la fa on d Arcimboldo quand il repr sente l amateur de livres ses traits r guliers semblaient bien mis en page avec quelques rousseurs encadr s par des cheveux dor s sur tranche et sur le front pur fil deux petits frisons dessin s comme des lettres capitales 9 ne se nourrir que de lectures elle d p rit le dos cass comme une v
12. ur nous essentiel est un de ceux qui n taient pas ordinaires de Lautr amont Roussel celui que l on cherche est un des inclassables qui permet de jeter le doute sur le bien fond moral et politique de l ordre et des rangs Boris Kosciusko dans La Vie mode d emploi carte les dramaturges dont parlent les livres scolaires pour retrouver Collin d Harleville Dufresny Picard Lautier Favart Destouches En s int ressant aux auteurs n glig s ou cart s il esp re moins d couvrir un chef d uvre oubli que suivre les m andres de la sensibilit Il lui faut inventorier les rejets comme les arch ologues pr occup s de la vie quotidienne fouillent les r sidus des fouilles pass es quand on n tait pr occup que d uvres d art st r otyp es Le lecteur va et vient dans l espace de la biblioth que se perdant dans les couleurs se trompant de salle s garant d une place l autre mais il lui faut encore p leriner dans les rayonnages comme dans les mentalit s Et son voyage ne s arr te pas l car il y a bien plus de choses autour d un livre que ce qui se laisse lire en lui Haine et d votion Pour peu que le lecteur trouve un livre qui r ponde quelque peu ce qu il qu te ce ne sera pas le cas pour le narrateur d Ang lique il ne le consid rera pas seulement avec attention mais le traitera d votement Dans les biblioth ques se c l bre un culte aussi trange que celui rendu aux morts par les spirites I
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