Un héritage sans testament. Patrimoine et générations futures
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1. Levi en ce jour de juin 1944 de Levi l Italien Jean le Fran ais de l ouvrage ses lecteurs un ouvrage dont Levi faisait le 1 P LEVI Si c est un homme Paris Laffont 1996 p 146 s On trouvera une sc ne assez comparable dans le roman de J SEMPRUN L criture ou la vie Paris Gallimard 1994 p 32 o l auteur accompagne l agonie de son ancien professeur de Sorbonne Maurice Halbwachs en lui r citant des vers de Beaudelaire 2 Ibidem p 154 3 commentaire dans les coles italiennes chaque fois qu on le lui demandait pour que les jeunes g n rations n oublient pas Car c est cela aussi le patrimoine action v nement chef d oeuvre objet mais surtout m moire de tout cela ou plut t puisque leur sens est en avant plut t qu en arri re reformulation r criture d un h ritage toujours en attente d tre signifi appelant d autres t moins pour en formuler nouveau le testamenti Dante se doutait il que sa description de l enfer trouverait un cho en plein XXe si cle et dans la lointaine Sil sie et que son exhortation ne pas vivre comme des brutes tirerait deux hommes de l inhumanit Essentielle et ambigu la notion de patrimoine a envahi tout notre champ culturel comme si l heure o l avenir devient incertain et plus difficile penser que jamais nous nous raccrochions comme un viatique cet h ritage du pass Mais hier c tait par fid lit aux anc tres que le pa2. 4 avril 1997 p 40 s 4 rendre vigueur l id e m me de transmission aux obligations asym triques et diff r es que cela implique cr ancier des pr d cesseurs dans un premier temps je deviens d biteur de mes successeurs ensuite ainsi qu au temps long qu il suppose Temps long ou plut t temps institu construit de propos d lib r l encontre du temps entropique qui passe et qui s use Les canonistes du Moyen ge th oriciens de la Couronne celle dont on est d positaire mais qu on ne poss de pas lui avaient donn un nom l aevum Mixte entre le temps divin infond et immobile dans sa perfection et le temps simplement humain marqu par la pr carit l aevum tait un temps fond il avait donc un point de d part et volutif il ne jouissait pas de la perfection divine mais la diff rence du temps simplement humain une pr tention l ternit l habitait autrement dit il avait vocation durer C tait on l aura compris le temps institutionnel par excellence historique et pourtant virtuellement p renne institu donc stable et pourtant instituant et donc mobile Ce temps qui pendant des si cles servit configurer les plus hautes responsabilit s politiques et qui s est laiss la ciser sans difficult la R volution fran aise pourrait encore servir penser la transmission du patrimoine aux g n rations futures laissant chaque ge le soin de r diger le testament de l
3. h ritage re u en partage Au fond il nous appartient encore et toujours de sortir de l tat de nature peine croyons nous en tre merg s que d j il menace de nous reprendre aujourd hui par exemple sous la forme de la violence du march nouvel tat de nature L tat de nature c est la d liaison du lien social l homme rendu la condition animale d individu craintif isol ou gr gaire avec pour tout horizon le souci de la survie imm diate Rousseau avait raison qui crivait l homme est n libre et partout il est dans les fers 8 S arracher l tat de nature c est assumer notre humanit qui se d cline plus sur le mode de la transmission que sur celui de l avoir et qui suppose le devenir plus que l tre Gagner l tat civil l tat de la civilisation c est fonder le lien sur la confiance plut t que sur la peur et la comp tition c est faire le pari d un avenir encore dou de sens et constituer une mise pour garantir ce pari Cette mise qu on engage comme un relais qu on se transmet voil le patrimoine Quelque chose comme quelques vers de Dante qui viennent la m moire du plus profond de la d r liction quelque chose comme les p nates des p res qu n e fuyant la ville de Troie tomb e aux mains des Grecs et d j la proie des flammes recommande son p re Anchise d emporter n e guid par son jeune fils Ascagne et portant sur son dos son vieux p re Anchise lui m me charg de
4. t moignages les plus sophistiqu s de l art contemporain pierres blanches balisant le chemin de la vie la mort mais aussi et dans cette mesure pr cis ment le chemin inverse de la vie qui se transmet g nome du sens qui se revivifie des interpr tations nouvelles qu il re oit Voil donc l objet patrimonial des r alit s sans doute mat riel g n tique esp ce animale ou v g tale objet d art mais des potentialit s surtout Comme le dit encore la Convention sur le g nome humain celui ci renferme des potentialit s art 3 Tel est le patrimoine un r seau de possibles objet d art en attente de forme texte en attente de sens vie en attente d histoire Mat riau vivant susceptible de r g n ration mat riau signifiant susceptible d interpr tation Choses fragiles aussi car le possible pourrait bien tre la n gligence la d gradation l alt ration quand l objet patrimonial se r duit la chose sa valeur s alt re son sens se perd et la destruction menace Soyons attentifs l tymologie encore la n g ligence c est tr s pr cis ment l absence de liens le rel chement la transmission rompue frapp de n gligence le patrimoine se referme sur le propri t priv e priv e d espace public arrach la cha ne de la transmission sombre bient t dans l oubli et dispara t il se dilapide de n tre pas partag Regardant la fois du c t de l avoir et de l tre le patrimoine ap
5. Un h ritage sans testament Patrimoine et g n rations futures Conf rence prononc e l UNESCO le 18 septembre 1998 dans le cadre des Dialogues du XXIe si cle par Fran ois OST Professeur aux Facult s universitaires Saint Louis Bruxelles http home tiscalinet be legaltheory Notre h ritage n est pr c d d aucun testament Ren CHAR Le patrimoine voil bien un th me paradoxal pour un dialogue du XXIe si cle Le patrimoine n est il pas tourn vers le pass alors que pr cis ment nous sommes invit s orienter nos regards vers le futur Le patrimoine dans la tradition c est ce qui vient du p re le bien qui fait la fortune des familles le XIXe si cle bourgeois en fera avec Balzac le symbole m me de l tre au monde ramen la propri t Alors En serions nous l Rendus craintifs par le changement de mill naire et r duits au moment du passage faire et refaire l inventaire de nos biens Embarrass s de nos avoirs et d cid ment incapables de sauter les mains vides dans l inconnu du si cle qui vient Abordant l avenir rebours et comme l Angelus novus dont parlait Walter Benjamin r duits n avancer qu en jetant des regards d sesp r s vers l arri re Notre fin de si cle qui ne se d cline que sur le mode post postmodernisme postm taphysique postindustriel donne du cr dit cette hypoth se qui r v le notre difficult nous d tacher d un pass qu on
6. ations futures b n ficiaires indistincts de la dotation Entre les deux les g n rations pr sentes fugitifs relais de la transmission Ici encore notons le bien on ne quitte pas le plan symbolique car en un sens tout ce montage peut para tre irr el sinon franchement vanescent qui peut en effet se vanter d avoir vu l humanit ou m me la nature Et que sont aujourd hui les g n rations pass es Disparues mortes et enterr es Et les g n rations futures Indistinctes improbables irrepr sentables Portons l interrogation jusqu au bout nous m mes de quelle communaut sommes nous les organes de quelle cha ne les maillons Il n est que trop ais on le voit de dissiper le mirage et de r duire la construction au donn ne saisir que des individus isol s et craintifs serrant leurs biens sur leur coeur comme dans l tat de nature Sans doute Mais si on s av re capable de s lever au symbolique il est possible de retourner la proposition et de soutenir que c est pr cis ment par son insertion dans la lign e transhistorique que le sujet est autre chose qu un individu isol Comme si pour exister vraiment s arracher la pr carit du 5 M REMOND GOUILLOUD L avenir du patrimoine in Esprit novembre 1997 6 cycle consommation destruction il devait se penser reli porteur du t moin garant son tour des relais Assumons cette hypoth se forte sans les g n rations pass es et futures le
7. ia grec il est l horizon de la travers e le champ de la transformation la dimension de la transcendance l espace du dialogue Le patrimoine est ce qui par nous transite et qui nous traversant nous transforme nous portant au del de nous m mes la rencontre de nous m mes Mais il faut le reconna tre cette id e de transmission est aujourd hui bien difficile penser d s lors que nous ne nous repr sentons la justice que dans les termes du donnant donnant et que notre horizon temporel semble s tre r tr ci au pr sent imm diat C est que s impose avec la force de la pens e unique l id e que seul est juste l change quilibr synallagmatique disent les juristes entre partenaires contemporains cens s libres et gaux Mais que la situation soit asym trique ou diff r e dans le temps comme c est le cas pour les rapports entre g n rations distantes ou m mes entre jeunes et vieux le droit renoncera alors y d celer des droits et des obligations C est qu son tour ce mod le du march est lui m me surd termin par l id e que seul le pr sent instantan est signifiant que lui seul pr sente la consistance n cessaire pour donner naissance un r gime juridique A l encontre de ce double obstacle contractualiste et instantan iste 1l faudra donc pour r habiliter le souci du patrimoine 6 F OST largir la communaut politique par les droits ou les responsabilit s in La Revue Nouvelle n
8. it e usagers maintenant plus que propri taires D positaires de quelque chose qui transite en kurs mains et dont compte leur sera demand usufruitiers ici en tradition continentale frustees l bas dans le monde de la Common Law Non pas expropri s quoi servirait l expropriation en effet si elle se r sumait un simple changement de ma trise mais plut t transpropri s appel s inscrire leur possession dans une cha ne Ceci conduit enfin s interroger sur l identit du titulaire du patrimoine Lui aussi on s en doute est d doubl Il y a l usager d positaire du bien patrimonialis occupant le site jouissant de ses fruits mais derri re l usager se profile l organe de la Communaut investi de la charge de la conservation du patrimoine le m me homme sans doute la m me institution s il s agit d un pouvoir public mais d doubl transcend l un immanent qui accepte et jouit l autre transcendant qui pr serve et transmet Puis par dessus ses paules se d couvre le nu propri taire celui auquel des comptes sont dus un collectif toujours hier la famille le clan la gens la tribu plus tard la nation aujourd hui l humanit Une cha ne se laisse entrevoir dont chaque maillon est la fois entit singuli re bulle ferm e et concat nation ouverte lien ind fini D un c t les g n rations pass es lointains a eux qui ont commenc difier l h ritage de l autre les g n r
9. ive la m moire lacunaire et la prose rend mal la magie de la po sie Et pourtant maintenant il est tr s important pour Primo que Jean comprenne La Divine Com die est devenue soudain essentielle la seule chose qui compte d sormais J aurais donn ma soupe du jour pour retrouver la strophe manquante crit Levi Mais Jean a compris le message il coute il fait r p ter des passages L un et l autre l espace d un instant oublient o ils sont et qui ils sont Pour Levi aussi c est comme s il entendait les vers de Dante pour la premi re fois comme s ils contenaient une r v lation essentielle et encore inconnue Mais d j il faut conclure les deux hommes sont arriv s au bout du chemin Encore ces trois vers Considerate la vostra semenza Fatti non faste a viver come bruti Ma per seguir virtute e conoscenza Consid rez quelle est votre origine Vous n avez pas t faits pour vivre comme brutes Mais pour suivre et science et vertu Voil le patrimoine voil l h ritage sans testament Un texte classique parmi les classiques sans doute tr sor de la culture universelle certainement mais un texte nigmatique qui reste toujours signifier Quelque chose de soudain essentiel qui vaut tous les sacrifices comme une ultime ligne de vie un dernier lien avec la famille humaine Quelque chose aussi qui se transmet et qui fait sens parce qu il se transmet de Dante travers la cha ne des commentateurs
10. pelle un r gime juridique mixte un statut qui place le bien dans le commerce comme disent les juristes qui permette de l acheter le vendre le donner en gage tout en assurant la protection de sa valeur symbolique en vue de sa transmission Si les int r ts sont consomptibles le capital en revanche est intangible Cette logique conomique du bon p re de famille se transpose ais ment au plan cologique si les fruits de la nature se pr tent la consommation comment survivrions nous autrement en revanche ses facult s de r g n ration ne peuvent tre r duites sous peine de franchir des seuils d irr versibilit qui compromettraient cette fois les possibilit s de survie des g n rations futures Ici encore l essentiel que le droit prot ge absolument est invisible c est la facult abstraite de r g n ration le patrimoine g n tique et non telle esp ce concr te tel individu tangible qui assure la p rennit de la transmission La chose en sa face 5 mat rielle et individualis e rel ve de la propri t et du contrat caract ristiques de la sph re priv e mais la valeur patrimoniale on veut dire sa vertu symbolique de transmissibilit rel ve elle d une sph re plus lev e celle de l interdit fondateur qui pr serve l essentiel C est dire qu en r gime patrimonial le propri taire cesse d tre tout puissant et l tat absolument souverain l un et l autre d sormais voient leur ma trise lim
11. pr tend cependant d passer Mais si le patrimoine tait pr cis ment tout autre chose Moins une propri t qu une promesse moins une v rit qu une question moins un tr sor en arri re qu une qu te en avant Bagage du voyageur sans doute mais dont la cl semble toujours s tre gar e tr sor peut tre mais dont le s same reste encore inventer L h ritage sans testament dont parle Ren Char Objet insolite d pourvu de mode d emploi legs nigmatique grimoire dont la lettre s efface 2 Un r cit emprunt Primo Levi nous rapprochera de ce sens La sc ne se passe Auschwitz en juin 19441 Les nazis triomphent dans l univers concentrationnaire qu ils ont mis en place ceux qui ne sont pas encore morts sont d j d natur s transform s en b te de somme rendus incapables d humanit Le Lager c est la barbarie scientifi quement organis e le retour programm l tat de nature la souffrance sans doute mais plus encore la peur de chaque instant et la lutte de chacun contre tous Ce matin Primo Levi est de corv e soupe charg d aller chercher avec Jean la lourde marmite de cinquante kilos En chemin le miracle se produit les mots de La Divine Com die de Dante remontent la conscience Des bribes de texte quelques vers puis d autres encore tir s de l oubli par l assonance de la rime Et Primo l Italien traduire vaille que vaille pour Jean le Fran ais La traduction est approximat
12. s g n rations pr sentes ne sont rien ou pas grand chose d nier le devoir de m moire l gard des uns le respect des promesses l gard des autres r duire la communaut politique au cercle des contemporains c est s emp cher de penser l espace public tout simplement Mais aussi brader notre propre humanit car celle ci on s en aper oit maintenant ne s labore que dans la mesure o se construit l Humanit la grande celle qui s crit avec un grand H Ce n est que reli la cha ne des humains que mon humanit s affirme l inverse si l Humanit est une fiction une construction illusoire alors mon humanit est compromise r duite une vie mortelle et des choses p rissables emport e par un temps radicalement entropique Ce qui au contraire r siste et institue ce qui conf re identit au sujet et consistance la communaut c est l espace public o circule la parole se transmettent les r cits et s prouvent les valeurs communes tout un monde d institutions dont le Pr ambule de la Convention europ enne de sauvegarde des droits de l homme et des libert s fondamentales du 4 novembre 1950 a pu dire qu il constituait un patrimoine commun d id al et de traditions politiques de respect de la libert et de pr minence du droit Des uns aux autres ce qui donc fait lien c est la patrimoine Son registre est celui de la transmission son domaine est celui que d ploie la proposition latine trans le d
13. s p nates des T Cf H KANTOROWICZ Les deux corps du Roi trad par J Ph Genet et N Genet Paris Gallimard 1989 p 206 s 8 J J ROUSSEAU Du contrat social Paris Bordas 1972 p 60 9 VIRGILE n ide vers 705 et s 8 p res ce tableau bross par Virgile pour y dire le geste fondateur de la cr ation de Rome devrait nous rappeler que seul le symbolique nous pr serve de l tat de nature
14. trimoine tait soigneusement conserv alors qu aujourd hui c est en consid ration de nos successeurs qu il est m nag Comme si d sormais c tait l avenir bien plus que le pass qu il fallait sauvegarder pour la premi re fois en effet nous prenons conscience de ce que la condition de nos enfants pourrait tre pire que la n tre et cette sourde inqui tude ravive l attachement au patrimoine Il reste que l h ritage est sans testament Lettre morte tant que nous ne l aurons pas signifi nouveau frapp de scell s tant que nous n en aurons pas dit le sens Nous voici donc nouveau pied d oeuvre somm s de r inventer le patrimoine dans la perspective des g n rations futures L hypoth se qu on voudrait d velopper ici est celle de la nature symbolique du patrimoine Symbolique d abord au sens tymologique de ce qui rassemble et qui fait lien symbolique ensuite au sens lexical de ce qui ne rel ve pas seulement d une r alit mat rielle et tangible mais aussi du plan m diat de la repr sentation et du sens La patrimoine dirons nous est une r alit d doubl e un donn et un construit h ritage donn et sens construire dont la vocation est d tre transmis Pr cisions encore c est si et dans la nesure o il est transmis que son sens se construit Ou encore c est seulement s il est signifi reconstruit qu il peut tre transmis Cette hypoth se se v rifie d abord au plan de l objet des obje
15. ts que recouvre la notion de patrimoine Le plus intime d abord la vie en nous le g nome qui nous constitue et dont la D claration universelle sur le g nome humain et les droits de l homme adopt e par l UNESCO le 11 novembre 1997 dit deux choses 1 qu il sous tend l unit fondamentale de tous les membres de la famille humaine et 2 qu il est le patrimoine de 3 H ARENDT La crise de la culture Paris Gallimard 1995 p 14 15 dans la pr face de cet ouvrage H Arendt livre un commentaire p n trant de l aphorisme de Ren Char 4 F OST La nature hors le loi Paris La D couverte 1995 p 4 l humanit dans un sens symbolique art 1 La nature ensuite le vivant hors de nous que nous avons re u en partage et dont la protection au titre de patrimoine commun de l humanit patrimoine mondial dit la Convention de l Unesco du 16 novembre 1972 reste encore construire Mais il n y a pas que la vie en nous et hors de nous dont la fragilit se recommande notre vigilance Le sens aussi on veut dire les productions de la culture est toujours menac de retomber dans la confusion l oubli ou l insignifiance Aussi bien des r gimes juridiques sont ils mis en place pour la d fense des h ritages artistiques scientifiques linguistiques tous ces signes par lesquels les hommes tentent de se dire le sens du monde qu ils habitent depuis les mains tatou es sur les parois des grottes pal olithiques jusqu aux
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