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1. laquelle Philippe Delerm s vertue r pondre au gr de ses nombreux textes de forme br ve r unis en recueils Loin d tre nouvelle cette interrogation nous renvoie d embl e aux Petits po mes en prose de Baudelaire qui donn rent au XIX si cle ses lettres de noblesse la tradition jusqu alors tr s marginale de la prose po tique Fascination pour les al as de destins sans grandeur bri vet incisive de l vocation ces uvres portent elles le sceau d une intertextualit lointaine Il s agissait certes moins pour l auteur du Spleen de Paris de s immiscer dans l intimit d un quotidien familier assimi lable celui du lecteur que de s adapter aux mouvements lyriques de l me aux ondulations de la r verie aux soubresauts de la conscience auxquels confine l ordinaire du v cu comme l exprime clairement la pr face de l ouvragel Les textes brefs de Delerm exhortent une saisie picurienne de l instant lorsque les po mes baudelairiens marqu s par la souffrance vouent au blasph me tout art po sitif Le propre des ressemblances n est il pas d exacerber les diff rences On ne saurait par del l apparente parent rapprocher plus avant les deux d marches Aujourd hui consid r par certains critiques comme repr sentatif dun cou rant minimaliste positif l auteur r v l voici quelques ann es par La premi re gorg e de bi re et autres plaisirs minuscules ne dissimule pas sa propensi2. structurelle des textes de courte prose qui ont fait son succ s Une configuration minimale s impose reconnaissable premi re lecture et bient t r cursive d un frag ment l autre amorce de r cit m l e de pr dicats qualitatifs d items axiologiques qui peu peu transgressent l ordre narratif pour aboutir l assertion finale tonalit confidentielle Ainsi r duite sa plus simple expression l intrigue se r sume la question pr texte que semble sugg rer le titre th matique du fragment et que l on pourrait formuler comme suit s agissant du premier opus cit quel plaisir singulier procure le fait de poss der un couteau pli dans sa poche ou bien d aider cosser les petits pois ou encore d couter le frottement d une dynamo contre la roue d une bicyclette Sans s affranchir du mode fictionnel l interrogation introduit d elle m me l intime Car ce couteau virtuel est aussi bien celui dun hypoth tique et parfait grand p re que celui non moins merveilleux que vos parents trouvaient trop dangereux quand vous tiez enfant tre la fois deux 5 Philippe Delerm Za premi re gorg e de bi re op cit p 12 17 et 20 Enregistrements pirates 2003 p 12 6 Voir Le bonheur tableaux et bavardages op cit ainsi que Les chemins nous inventent 1997 dans lesquels l auteur esquisse un art po tique 7 Dans La transparence int rieure Dorrit Cohn tabli
3. tre Nous retrouvons une nouvelle fois comme exacerb e par la solitude au jour le jour d peinte dans les compositions troublantes de Hammersh i une d marche psychique corr lative l vitement du temps social Une grande coh rence s tablit entre les divers recueils quel qu en soit le fil conducteur annonc dans le titre Ainsi l expression d un intime quotidien requiert elle chez Delerm des modalit s assez pr cises Empruntant ses sujets la vie ordinaire attach e aux nuances des heures et des jours Delerm suppose dans son criture une troite proximit d esprit du lecteur lequel se trouve grammaticalement associ aux sc nes d crites Une proc dure transfictionnelle se perp tue de texte en texte qui consiste en l escamotage discret du r cit pour laisser place la r v lation du sentiment ou de l id e morale tr s g n rale venant ensuite conclure le fragment Au cours de ce glissement subreptice vers les limbes de la parole int rieure il semble impossible au lecteur allocutaire inclus dans l nonciatif on de se d solidariser de la subjectivit exprim e malgr tout car aussi bien l instance narrative joue ici le r le d une sentinelle axiologique Sommes nous touch s par cette voix de l intime prompte distiller les plaisirs minuscules du quotidien nous en abstraire devient difficile Le recours au tr s r p titif on para t toutefois trouver ses limites fr quen
4. 18 Philippe Delerm La premi re gorg e de bi re op cit p 29 et 75 La sieste assassin e op cit p 55 Enregistrements pirates op cit p 119 Philippe Delerm La premi re gorg e de bi re op cit p 17 et 66 La sieste assassin e op cit p 25 59 et 76 Enregistrements pirates op cit p 57 73 et 137 Les floril ges du quotidien de Claude Cavallero 151 n tonne pas toutefois puisque la ligne narrative se trouvait d j largement hy poth qu e par l assimilation nonciative entre le narrateur le personnage et le lecteur par la faiblesse des rep res temporels et par l assertion fr quente de con sid rations d valuations d ordre axiologique du genre c est bien ou c est ce qui compte Confirmation nous est ainsi donn e que le texte se d loge du registre fictionnel C est pourquoi la subjectivit du narrateur ne peut se lire comme telle mais plut t comme une impression sensible que le lecteur fera sienne l image d une repr sentation collective Nous tombons d accord pour convenir un peu l instar du client dans la conversation chez le coiffeur du type moralisateur consensus tr s largel que le bonheur intime tient de mani re symbolique qui libre des g teaux du dimanche porter comme un pendule comme l avidit faussement instinctive avec laquelle se d lecte la premi re gorg e de bi re20 Et cette r percussion dans l esp
5. est pr ci s ment le paradoxe d une criture vou e de livre en livre communiquer une v ritable ph nom nologie cach e de la vie quotidienne et qui se distingue par l conomie remarquable des moyens discursifs mis en uvre pour parvenir lex pression r v latrice du sentiment intime Les situations de la vie ordinaire voqu es par Delerm sugg rent en effet une certaine intimit au sens o elles touchent profond ment le narrateur person nage v ritable instance m diatrice du texte Ces morceaux choisis de l existence sont fortement modalis s par le principe d int riorisation que met en vidence Dorrit Cohn et par lequel le texte de fiction gagne sa pr dilection exprimer la vie psychique les pens es et les sentiments des tres virtuels que sont les person nages Une simple sensation un regard furtif une odeur et nous acc dons sans d tour aux souvenirs enfouis aux pens es les plus secr tes de l individu cette intimit s ajoute la plus value de connivence qui s tablit avec le lecteur rendu t moin exclusif comme voyeur malgr lui de la sc ne rapport e Mais comment par quels m canismes textuels s op re en aussi peu de lignes la magie la r sonance de cette voix int rieure du narrateur dans l esprit du lecteur Tel est l objet de la pr sente tude des textes forme br ve publi s en recueils Les lecteurs de Delerm se trouvent d s l abord confront s l apparente clart
6. aucune neutralit car nous restons toujours aux prises avec un monde potentiellement personnel fait d appr ciations et d humeurs intimes Ce fonctionnement du texte para t s inscrire oppos du proc d utilis d apr s la technique romanesque am ricaine par Albert Camus dans L tranger o l on se souvient que le je du r cit s vidait curieusement dans une objectivit de ton d concertanteZ2 Tandis que Meursault s exprimait la premi re personne sans tablir jamais aucune hi rarchie entre les v nements qu il subissait passivement comme une machine sans me les fragments de Delerm constituent en eux m mes un floril ge d instants choisis finement s lectionn s pour leur charge d motion le cr dit d exp rience humble 19 Philippe Delerm La sieste assassin e op cit p 24 20 Philippe Delerm La premi re gorg e de bi re op cit p 12 et 31 21 Alain Robbe Grillet Instantan s 1962 22 propos de cette comparaison citons l tude stylistique remarquable de Jean Michel Adam Variations nonciatives aspects de la gen se du style de L tranger 1997 p 147 183 152 tudes litt raires Volume 37 N 1 Automne 2005 qu ils repr sentent et qui pour l auteur comptent dans une vie font la terre plus douce 5 Cette collection litt raire de petits bonheurs fugitifs sugg re t elle un au thentique art de vivre Libre chaque lecteur de s en conva
7. on peut consid rer que la pr sence adver biale aspectualise d une sc ne l autre l effet r p titif Le caract re habituel voire rituel de chaque s quence prend m me une valeur r cursive compte tenu du mode inachev non r volu de l action d crite Les oppositions temporelles classiques de la narration litt raire se trouvent du m me coup abolies au seul profit d un pr sent factuel transposable ce qui ouvre implicitement le r cit d autres cat gories discursives Nous nous trouvons semble t il confront s un v ritable cas d cole Au del de l incipit la di g se ne marque en r alit aucune volution au cune progression significative La ligne du r cit para t escamot e par l mergence h tive presque syst matique dun commentaire valeur g n rale Puis tombe la conclusion Chaque gorg e est un mensonge Mouiller ses espadrilles c est conna tre l am re volupt dun naufrage complet Il faut payer pour a C est ce qui fait les bonnes secr taires Au bistrot lyonnais on devient s nateur de la Troisi me R publique Mais l me sonore de la cuisine c est le ronron du r frig rateur On est toujours sous la menace de l ourlet C est dur de jouer le jeu des pudibondes par d faut 8 la lecture de ces lignes on voit que l expression subjective d un point de vue l emporte in fine sur toute vell it de fermeture du r cit Mais cette proc dure 17
8. l tude d passerait les limites de notre propos il n emp che qu une m me temporalit de l entre deux un m me go t des vacances s expriment maintes reprises sug g rant un moment propice la m ditation voire l criture C est le d but d apr s midi Bien apr s le d jeuner quand toute agitation est re tomb e C est l heure o l on crit des lettres dans la fra cheur d une chambre l heure o les vieux s assoupissent dans leurs fauteuils l heure de rien30 Cette heure de rien r appara t notamment dans Le buveur de temps un roman dont le titre th matise d embl e l id e dun temps qui s tire dans la marge et o la narration se d double afin d apprivoiser les images infimes d un songe mer veilleux qui ne cesse de se d rober l Dire l intime mettre au jour les recoins de l existence banale d un Arnold Spitzwes faux h ros de Il avait plu tout le dimanche ou d un anonyme M Delmas r vant d habiter l envers du monde au c ur d une aquarelle de Folon dans la nouvelle L envol voil qui suppose l mergence fictionnelle d un temps d cal en retrait des heures segment es et monnayables du monde conomique et social Tout comme dans les textes brefs en somme ce temps de la marge marque d une fa on g n rale l expression d une intimit commune Sans trahir la fra cheur d une parole spontan e l vocation des heures creuses du quotidien s ouvre en br c
9. narration qui sous tend discr tement l argument Les v nements sont le plus souvent rapport s sur le mode de l interaction directe sans ancrage temporel pr cis ni caract risation des actants M me s il sagit parfois d une sc ne type comme celle du facteur et des calendriers dans Petite brocante intime impr cision reste de misel6 Dans ce flottement contextuel les actions voqu es prennent une va 15 G rard Genette Fiction et diction 1991 p 151 16 Martine Delerm Philippe Delerm et al Petite brocante intime op cit p 167 170 150 tudes litt raires Volume 37 N 1 Automne 2005 leur reproductible plurielle it rative ce qui contribue un rel chement sensible du r gime fictionnel Comme si le r cit entrepris d jouait sa promesse d une fa on subreptice il devient difficile de distinguer entre r cit et constat r el et virtuel On s en revient toujours au m me endroit le long de la petite route l or e du bois C est bien le bibliobus Il passe une fois par mois et s installe sur la Place de la Poste C est souvent vers le temps de P ques Parfois bien avant un samedi un peu fou Ils sont l bas sur le terrain de foot en maillots rouges en maillots verts Chaque fois on se sent ridicule Ne vous en faites pas il est pas m chant Et c est toujours tr s m prisant Perc jour on doit bien convenir que l on a peur 7 Du fait de sa r currence visible
10. suite c est a qui vous prend Le croissant du trottoir On s est r veill le premier Avec une prudence de guerrier indien on s est habill faufil de pi ce en pi ce On a ouvert et referm la porte de l entr e avec une m ticulosit d horloger Voil On est dehors dans le bleu du matin ourl de rose On pourrait presque manger dehors C est le presque qui compte et le condition nel Sur le coup a semble une folie On est tout juste au d but de mars la semaine n a t que pluie vent et giboul es Et puis voil Un banana split On men prend jamais C est trop monstrueux presque fade force d opulence sucreuse Mais voil On a trop fait ces derniers temps dans le cama eu raffin amertume ton sur ton Le dimanche soir On ne met pas la table on ne fait pas un vrai d ner Chacun va tour tour piocher au hasard de la cuisine un casse cro te encore endimanch 14 13 Outre les textes d j cit s plus haut nous songeons naturellement l ouvrage collectif Petite brocante intime ainsi qu Int rieur Voir Martine et Philippe Delerm Anne et Didier Convard Jack Chaboud Michel Piquemal Lisette Morival Christian Robin Petite brocante intime 1999 Philippe Delerm Int rieur 2001 14 Philippe Delerm La premi re gorg e de bi re op cit p 18 20 27 42 et 51 Les floril ges du quotidien de Claude Cavallero e 149 Il est ais de d celer sous l apparente uni
11. Article Les floril ges du quotidien de Philippe Delerm Claude Cavallero tudes litt raires vol 37 n 1 2005 p 145 156 Pour citer cet article utiliser l information suivante URI http id erudit org iderudit 012831ar DOI 10 7202 012831ar Note les r gles d criture des r f rences bibliographiques peuvent varier selon les diff rents domaines du savoir Ce document est prot g par la loi sur le droit d auteur L utilisation des services d rudit y compris la reproduction est assujettie sa politique d utilisation que vous pouvez consulter l URI https apropos erudit org fr usagers politique dutilisation rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l Universit de Montr al l Universit Laval et l Universit du Qu bec Montr al II a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche rudit offre des services d dition num rique de documents scientifiques depuis 1998 Pour communiquer avec les responsables d rudit info erudit org Document t l charg le 16 novembre 2015 07 50 RD RO CRU CRD CRD CR Les floril ges du quotidien de Philippe Delerm CLAUDE CAVALLERO es menus v nements de la vie ordinaire commun ment d sign s sous le vocable de quotidien sont ils bien saisissables par l criture litt raire et le cas ch ant dans quel cadre formel et selon quelle perspective Telle semble tre la question faussement na ve
12. asi programmatique qui ne serait pas d embl e curieux de d couvrir d intimes Enregistrements pirates Et sans doute La premi re gorg e de bi re et autres plaisirs minuscules occupe parmi l ensemble des r pertoires une position singuli re dans l ordre des publications il s agit du premier recueil du genre et Cest aussi le seul qui comporte la mention g n rique r cits d o la valeur particuli re en quelque mani re fondatrice de cet l ment signal tique Enfin compte tenu de cette modalit narrative en forme d nigme perp tu e d une isotopie l autre les recueils de textes courts semblent plut t sugg rer une lecture d couverte qui autorise la fl nerie le dilettantisme plus qu elle n exige du lecteur un parcours strictement lin aire une attitude d ductive ou prospective n cessaire au d cryptage d une intrigue Nous sommes donc loin des longues in tercessions qui peuvent accompagner dans le roman quelle qu en soit la facture d ailleurs l expression du sentiment intime Aucun d tour aucune sp culation formelle ne pr lude notre entr e de plain pied dans cette int riorit annonc e d s le titre de certains ouvrages 5 Delerm joue ici sur une ambivalence d lib r e l emploi rendu syst matique de l ind fini on Citons quelques exemples dans lesquels le pronom fait son apparition d s les premiers mots du texte L odeur des pommes On entre dans la cave Tout de
13. es Paris Gallimard L arpen teur 1997 La sieste assassin e Paris Gallimard L arpenteur 2001 Le bonheur tableaux et bavardages Monaco ditions du Rocher 1998 Le buveur de temps Monaco ditions du Rocher 2002 Les chemins nous inventent Paris Stock 1997 Sundborn ou les jours de lumi re Monaco ditions du Rocher 1996 GENETTE G rard Fiction et diction Paris ditions du Seuil Po tique 1991 ROBBE GRILLET Alain Instantan s Paris ditions de Minuit 1962
14. formit des occurrences plusieurs valeurs s mantiques de on d une part l emploi comme nominal support d une d signation collective cas des fragments On pourrait presque manger dehors et Le dimanche soir d autre part l emploi au singulier comme substitut du per sonnel de troisi me personne La d signation collective renvoie au consensus tr s large d un habitus familial dont le standard para t imm diatement transposable un v cu possible du lecteur tandis que la valeur individu e nous entra ne la suite d un personnage anonyme dans le r cit d une exp rience qui s annonce plus singulative cela ind pendamment du motif alimentaire ou gustatif qui s annonce chaque fois De telles variations d un morph me usuellement qualifi de prono minal mais qui ne r f re en l occurrence aucun nom nous incitent explorer plus largement le cadre nonciatif des textes en question Cette ind termination formelle du foyer de l exp rience fictionnelle r sulte d un choix stylistique dont la neutralit ne r siste gu re pensons la conclu sion fameuse de G rard Genette le fait de style c est le discours lui m me L option pronominale on en cartant le r cit d une norme nonciative commu ne a pour effet d ouvrir ipso facto la di g se aux repr sentations propres du lecteur C est pourquoi notre sens le on delermien oriente davantage vers l ancrage d ictique pr
15. he sur une int riorit latente comme d rob e du personnage Aussi notre analyse resterait incompl te si nous n voquions un dernier ouvrage Int rieur dans lequel Delerm s emploie commenter tr s librement les toiles du peintre danois Vilhelm Hammersh i Cette s rie de commentaires s inscrit pleinement dans le corpus des textes courts et le motif de l intimit quotidienne y trouve une place de choix du fait m me des sujets trait s en demi teintes par l artiste Int rieur avec jeune femme vue de dos Int rieur avec piano et femme v tue de noir Int rieur Coin de salle manger Int rieur avec femme lisant une lettre 29 Philippe Delerm La sieste assassin e op cit p 95 Enregistrements pirates op cit p 89 30 Philippe Delerm Sundborn ou les jours de lumi re 1996 p 147 31 Philippe Delerm Le buveur de temps 2002 p 63 154 tudes litt raires Volume 37 N 1 Automne 2005 Int rieur avec femme assise derri re une table Chambre coucher Femme lisant Ces titres introduisent de fa on loquente l univers introspectif du peintre Et sous la plume d licate de l crivain l intime ordinaire devient un th me plus explicite qu en aucun autre ouvrage tendre la main vers une lettre fait partie des gestes apparemment paisibles du rituel intime lit on par exemple en pr ambule Au gr des sc nes domestiques d une vie solitaire dont le lecteur devien
16. imaire je tu vous ici maintenant que vers un v ritable ersatz de troisi me personne Il s av re en effet impossible d imaginer un personnage distinct du narrateur qui resterait compl tement anonyme et qui pourrait poten tiellement n tre pas le m me d un micro r cit l autre Le renvoi je est donc patent et cela met au jour une double strat gie en renvoyant une instance d ob dience autobiographique que rien ne d ment l crivain apporte une coh rence globale l ensemble des fragments il puise dans un fonds d exp riences person nelles qu il livre en caution cr dible l imaginaire du lecteur De plus ce proc d nonciatif suppose l implication directe du lecteur par un effet d hypotypose en apparence paradoxal mais qu on ne saurait luder qui n appr cie l odeur des pommes ou des croissants qui n a jamais c d la pure gourmandise On peut ainsi dire pour faire bref que lorsque Delerm crit on Cest la fois je et vous qu il convient de lire La technique que l on retrouve d un recueil l autre d note un mode de di g tisation qui peut para tre assez ambigu Par l emploi de l indicatif pr sent et ponctuellement d un conditionnel de prospection l auteur place le lecteur devant trois niveaux de lecture imbriqu s celui de l exp rience v cue par un personnage hypoth tique celui de l exp rience pr sum e du lecteur celui enfin de la
17. incre ou non Mais leur expression suppose tout le moins l esquisse d une temporalit parall le sur laquelle insiste plusieurs reprises l crivain De tels instants ne peuvent s appr hender au rythme digital des horloges ils ne peuvent gu re s additionner se comptabiliser comme unit s simples du tempo social D un fragment l autre revient l id e sp cifique d une ind cision d une suspension voire d une opposition l ordre temporel commun C est un plaisir l envers qui s panou it contretemps 24 L essentiel des exp riences rapport es leur caract re intime et singulier f t il it ratif et transposable se nouent visiblement dans ces marges de temps pur dans ces heures de lisi re soit lorsque le temps s tire vaguement Selon une perspective proprement ph nom nologique c est dans l oubli des contingences que se r v le la sensation vraie et que na t la conscience de son unicit D o la valorisation explicite de ces heures suspendues des heures de rien milieu de matin e milieu d apr s midi26 Ces moments de vacances sont sp cialement propices la fl nerie la rencontre impromptue l vasion n cessaire hors d un carcan social dont on pressent en permanence la menace potentielle Qu il s agisse m me de sc nes convenues incluses dans un c r monial songeons la partie de p tanque dans Za premi re gorg e de bi re et autres plaisirs
18. m me si l ampleur et la port e des r trospections s av rent tout autres aux exp riences proustiennes bien connues de la m moire involontaire Comme chez Marcel Proust en effet la sensation devient chez Delerm le m dium privil gi par lequel s op re la r v lation ressuscitant les traits d un pass depuis longtemps tomb dans l oubli Un simple regard subliminal suffit sur l ancien chemin de halage et la platitude du canal la familiarit de la berge ont la vocation de retrouver toutes les ann es pass es la chambre d h tel lieu anonyme empreint d une fausse intimit g n re un ensemble de sensations flottantes qui tr s vite lib rent le poids de la m moire car entre ces murs quel que soit la ville ou le pays on est toujours au fond de soi c t courll Mais l vidence la mise en perspective ne peut gu re aller au del du proc d de l analogie mentale responsable chez Proust des expansions temporelles que l on conna t Qu on les range ou non sous l tiquette minimaliste les textes brefs de Delerm rel vent strat giquement d une proc dure discursive du fragment Repartons d une lecture cursive Les situations s encha nent d un r cit l autre sur le mode disjonctif de la diversit d une fa on tout fait comparable aux ruptures de plan de vid oclips ou de sc narios publicitaires dont on sait qu ils jouent discr tion sur l implicite et la connotation Se po
19. minuscules la valeur compensatoire ou d rogatoire de telles minutes n en demeure pas moins Et en vertu d une logique de l inversion pouss e son comble dans Les chemins nous inventent l auteur n h site pas crire que le temps perdre est le meilleur du temps gagn En ce qui concerne l expression s mantique la modalisation des temps interm diaires conduit parfois une mise en relief proche de la cristalli sation Ainsi l instant texto ouvre une parenth se intime au c ur m me de la foule d une mani re tr s significative Le pr sent du texto n a pas d quivalent Sur fond d cran l g rement verd tre en lettres mal barbill es il ne demande rien que du silence Une autre vie est l avec un d calage si infime qu il semble une complicit suppl mentaire 8 La valeur d un tel instant est celle d un point limite limite existentielle d une simultan it vou e l effacement limite paroxystique de la conscience elle m me de l exp rience d un temps limit Et l on notera que cette exp rience d un temps limite entre en r sonance intertextuelle avec d autres sc nes de t l phonie mobile voqu es au fil de l uvre 23 Philippe Delerm Le bonheur op cit p 58 Il est d ailleurs int ressant d observer que Philippe Delerm consacre un chapitre au bonheur de Sisyphe dans cet ouvrage p 53 58 24 Philippe Delerm La premi re gorg e de bi re op ci
20. n des territoires de la vie priv e Mais c est l une autre question dont la port e ne doit pas minorer notre plaisir de lire et de relire ces floril ges du quotidien Le quotidien crit Blanchot ce qu il y a de plus difficile d couvrir 35 Maurice Blanchot L entretien infini 1971 p 355 156 tudes litt raires Volume 37 N 1 Automne 2005 R f rences ADAM Jean Michel Variations nonciatives aspects de la gen se du style de L tranger dans Le style dans la langue une reconception de la stylistique Lausanne Delachaux et Niestl 1997 p 147 183 BAUDELAIRE Charles uvres compl tes Paris Gallimard Biblioth que de la Pl iade 2 vol 1975 d de C Pichois BERTRAND R mi Philippe Delerm et le minimalisme positif Monaco ditions du Rocher 2005 BLANCHOT Maurice L entretien infini Paris Gallimard 1971 Conn Dorrit La transparence int rieure Modes de repr sentation de la vie psychique dans le roman Paris ditions du Seuil Po tique 1981 trad d A Bony DELERM Martine Philippe DELERM et al Petite brocante intime Paris Le Pr aux Clercs 1999 DELERM Martine Philippe DELERM et al Petite g ographie intime Paris Le Pr aux Clercs 2001 DELERM Philippe Enregistrements pirates Monaco ditions du Rocher 2003 Int rieur Paris Les Flohic diteurs 2001 La premi re gorg e de bi re et autres plaisirs minuscul
21. on d voiler une intimit de la vie quotidienne par quoi s exprime ce qu il nomme lui m me sans ambages le bonheur Pour le moins une telle ambition narrative peut surprendre au c ur d une poque anxieuse et trouble Sc nes domestiques o s prouve une sociabilit apaisante attention port e aux images furtives du Charles Baudelaire uvres compl tes 1975 vol I p 275 276 Voir R mi Bertrand Philippe Delerm et le minimalisme positif 2005 Philippe Delerm La premi re gorg e de bi re et autres plaisirs minuscules 1997 Voir en particulier le passage suivant Je suis arriv dans ce monde comme un devoir de bonheur Je porte le bonheur depuis et je n en ai pas honte Philippe Delerm Ze bonbeur tableaux et bavardages 1998 p 49 50 D 146 tudes litt raires Volume 37 N 1 Automne 2005 paradis d enfance moments de r verie l envers qui s panouissent contre temps comme si c tait la marge qui comptait le bord des choses quelque part entre solitude et libert l crivain sourcier des rites minuscules ne laisse de nous convier partager son art de vivre en toute simplicit aussi loin que possible du stress urbain et du pi ge insidieux des mondanit s Un certain panth isme pro c de de ces vocations d licates Delerm ne s en cache pas mais l n est point notre propost Ce qui semble saisissant d un point de vue narratologique c
22. rit du lecteur valide en somme le mode d emploi que Delerm sugg re en sourdine pour la lecture de ses textes courts il convient de les appr hender en fonction du pacte r f rentiel que nous venons d insinuer Un autre aspect int ressant du paradoxe discursif qui nous occupe tient au fait que la ligne de mire commentative en d pit d une tendance verbale irr pressible la g n ralisation n expose cependant pas le lecteur une sensation d anonymat ou un sentiment global d abstraction Contrairement ce qu on trouve dans certaines formes exp rimentales simultan es dont les Instantan s d Alain Robbe Grillet peuvent fournir l exemple c est dans la familiarit de la rencontre et de l change y compris celle du langage plut t que dans la perte d identit laquelle la foule condamne toujours peu ou prou l individu que s expriment chez Delerm les cat gories du jugement commun Le plaisir simple d une balade entre amis d tre invit par surprise la joie des gestes ataviques comme celle des menus impr vus de la vie quotidienne la chaleur des mots qui con fortent et disent la magie des jours et des saisons tels sont parmi d autres les axes autour desquels se d ploie le discours Le choix stylistique du sujet on engendre comme nous l avons vu une tonalit sp ciale de l criture contribuant objectiver le propos mais il n y a dans cette ellipse formelle du je aucune froideur
23. se aussit t la question l chelle du recueil voire au del d un effet di g tique global qu il convient de consid rer Comment passer de la conduite de nuit sur autoroute la lecture de J M G Le Cl zio sur la plage ou d une discussion tendance moralisatrice chez le coiffeur aux flonflons d un bal de 14 juillet Comme il est facile de l imaginer un 8 Philippe Delerm La premi re gorg e de bi re op cit p 9 10 9 Ibid p 14 10 Ibid p 23 11 Martine et Philippe Delerm Anne et Didier Convard Marie St phane et Jack Chaboud Lisette Morival Christian Robin Petite g ographie intime 2001 p 52 et 99 Si Pon se reporte l pigraphe il mest pas inutile de souligner que ce recueil collectif est pr cis ment plac sous l autorit fictive de Proust tandis que de mani re anecdotique si ce n est fortuite le texte Salon de th de Philippe Delerm cl ture l ouvrage 12 Philippe Delerm La premi re gorg e de bi re op cit p 33 et 46 La sieste assassin e 2001 p 23 et 83 148 tudes litt raires Volume 37 N 1 Automne 2005 effet cumulatif se produit sorte d effet m moire par lequel chaque objet chaque situation d crypt e participe l laboration progressive d un espace fictionnel globalement signifiant pour le lecteur qui se trouve renvoy nous le verrons sa propre exp rience du monde Rappelons l importance du titre des recueils de leur valeur qu
24. t p 17 voir aussi p 14 25 Ibid p 20 La sieste assassin e op cit p 36 et 95 26 Philippe Delerm Enregistrements pirates op cit p 55 27 Philippe Delerm Les chemins nous inventent op cit p 9 28 Philippe Delerm Enregistrements pirates op cit p 24 25 Les floril ges du quotidien de Claude Cavallero 153 Le plus souvent pourtant c est sous la forme d une distension que s op re l vasion l escapade famili re hors des rythmes contraints Les textes La sieste assassin e et Comme une absence sont cet gard difiants car ils illustrent un sentiment de pr sence absence au monde tout fait explicite s par du monde on est mieux que bien on n est presque rien du tout on s est chapp vers soi m me La mise entre parenth ses du temps social de la vie familiale ou de la repr sentation th trale figure un repli accidentel de individu sur lui m me mais celui ci n est en rien synonyme de fermeture comme vecteur de pr sence soi cette intimit de l tre peut aussi occasionner par incidence un v ritable sur cro t de conscience existentielle La probl matique du temps structure en somme de mani re t nue l criture des textes courts ce propos les plaisirs minuscules m ritent ici d tre con front s certaines sc nes d intimit que l on rencontre dans les romans M me si le temps constitue dans plusieurs romans un th me part enti re dont
25. t complice hors tout effet de voyeurisme l imaginaire po tique de l crivain ne laisse de sugg rer cette m me temporalit interm diaire que nous avons r pertori e Sagit il dans une heure qui ne penche pas encore vers l apr s midi de s abstraire de la monotonie des jours infime incantation rituelle au prolongement de cette bulle de temps pur le temps joue nouveau un r le d terminant L espace dans l clairage tamis d une demeure o l on devine l odeur de l encaustique et des becs huile exprime en soi l id e d un confinement mais c est sur les temps morts que se referment ces portes trop blanches aux moulures trop rectilignes c est sur les vides d une existence clo tr e que les rais de lumi re dessinent m me le sol des quadrillages mal quarris On ne s tonne pas dy d couvrir bien t t l absence de bonheur tre seulement tre distance dans l ombre guetteur de ce miracle infime dans oblique du spectre il n est plus question de bonheur Et dans le myst re de cette vie tristement priv e d horizon un myst re que Delerm s efforce page sur page de ne point dissiper le sentiment d exister prend soudain une acuit particuli re intime n est plus seulement le geste ou le regard permettant daller vers l autre intime est la conscience m me du face soi le terme recouvre ici le sens profond de l tymon il s applique la r verie jusqu au paroxysme de la cons cience d
26. t un r pertoire complet des proc dures narratives vou es l expression de la vie int rieure dans le roman Voir Dorrit Cohn La transparence int rieure Modes de repr sentation de la vie psychique dans le roman 1981 Les floril ges du quotidien de Claude Cavallero 147 ges conclut Delerm c est a le secret du couteau L objet se trouve ainsi rel gu au rang de simple l ment d clencheur De la m me fa on la triviale r alit de l pluchage des petits pois s efface au gr du rythme nonchalant paci fiant qui semble suscit par un m tronome int rieur et qui induit la confidence Alors on parle petits coups et l aussi la musique des mots semble venir de l int rieur Le bruit retrouv de la dynamo n a d autre vertu que le rappel des matin es d enfance ou des aubes en partance de p che comme sur fond de dynamo on se d place rond la cadence d un moteur qui mouline avec Pair de rien des routes de m moirel0 Parmi beaucoup d autres ces quelques occurrences permettent de mesurer l interp n tration constante chez l crivain du monde ext rieur des gestes et des objets et de l univers int rieur fonci rement subjectif du souvenir partir de menus v nements de la vie de tous les jours la faveur d une suspension tem porelle pos e comme fortuite le r cit s ouvre au paradigme de la r miniscence et l on ne peut ici s emp cher de faire r f rence
27. tielles dans Enregistrement pirates o plusieurs possibilit s stylistiques de troisi me 32 Philippe Delerm Int rieur op cit p 21 33 Ibid p 43 34 Ibid p 39 Les floril ges du quotidien de Claude Cavallero 155 personne il elle Pierre font irruption d s les premi res pages C est en d fi nitive dans les impromptus po tiques du livre Int rieur que la temporalit existentielle de l intime que nous avons tent d clairer trouve ses plus belles manations D couvrir la sensation intacte d un geste rituel ou d une odeur oubli e dire le plaisir fortuit dune convivialit sans fausse civilit capturer l image vacillante d une enfance peine entraper ue voici qui r f re une sociabilit de l intime mettant tacitement en cause les fronti res de la vie priv e Dans ses textes brefs Delerm ne reconstitue pas des sc nes intimistes au sens de l ancienne po sie lyrique En marge d une intimit qui astreint au secret nous avons plut t affaire des situations sociales interm diaires dans lesquelles un certain v cu du soi priv personnel est rendu public par le caract re potentiellement transposable de l exp rience relat e Compte tenu de l ambivalence affectant faut il le redire le statut fictionnel de ces textes nous postulons que la d marche litt raire de Delerm se d veloppe de concert avec la mutation contemporaine observ e dans la d limitatio
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