le ou les suicides? entrevue avec jean baechler
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1. J ai essay d appliquer cette probl matique au suici de en partant de l hypoth se que l acte suicidaire soit tentative soit suicide accompli tait une mani re de r soudre un probl me qui se posait au sujet D o la question fondamentale dont je suis parti qui cherche quelle solution quel probl me en se tuant ou en cherchant se tuer partir de l on peut distinguer plusieurs sens de la conduite c est dire que la conduite suicidaire appara t com me une solution des probl mes existen els de natures extr mement diff rentes A s Pourriez vous pr ciser la mani re dont vous abordez le suicide dont pour vous il ne s agit de faire ni une sociologie ni une psychologie ni une psychanalyse etc et quel est le sens exact de la notion de suicidologie J B C tait une captatio benevolentiae Enfin a allait plus loin que la rh tori que Il s agit d un acte humain total que l on ne peut pas esp rer tudier par l ad dition de flashs isol s les uns des autres autrement dit on ne peut pas le d cou per et cela va bien au del du suicide Enfin aujourd hui je dirais les choses autrement a devient compliqu et l on c toie ici l pist mologie Je vais es sayer de r sumer Je pense que la socio logie est une discipline qui a son point de vue et ses m thodes que la philoso phie est une discipline qui a son point de vue et ses m thodes et que l histoire au sens d historiogr2. e Interdire aux gens de se tuer c est quand m me un peu fort Je suis pour la libert d opinion et d action ne pas confondre avec les enseigne ments de telle ou telle glise qui consi d re qu on n a pas le droit de se tuer parce que l on n est pas propri taire de sa vie La conclusion est l gitime et les adh rents de cette croyance ne doivent pas se tuer mais de l introduire une loi qui l interdirait Jo lle GARDETTE Deuxi me cycle Sociologie Universit Laval 11
3. CNRS de 1966 1988 et au Centre europ en de sociologie historique dirig par Ray mond Aron de 1969 1984 Il est depuis 1988 professeur de sociologie historique l Universit de Paris IV Sorbonne A s La logique durkheimienne appa ra t si rigide que le taux de suicide se trouve d fini comme le contingent des morts volontaires qui dans une pers pective presque fataliste est propre tout syst me d organisation sociale Que pensez vous de cette fa on d hy postasier la soci t d en faire la sour ce de tous les ph nom nes sociaux et de la notion durkhei imienne de cou rant suicidog ne J B Pour tre franc trente ans apr s je r duirais consid rablement la distance que je percevais entre Durkheim et moi Je crois que finalement je ne dirais pas que ce soit conciliable enti rement mais tout de m me il y a des possibilit s de se rejoindre Je ne parlerais pas de cou rant suicidog ne ce qui ne me para t pas utile mais il y a dans Durkheim quelque chose qui est explicitement nonc savoir que ces courants suicidog nes ne conduisent pas au suicide n importe qui autrement dit ce sont certains sujets qui sont mettons plus fragiles que d autres Je pense qu il faut partir de ces gens l et que en tudiant ces derniers on peut mettre en vidence en cherchant bien un certain nombre de facteurs ou de va riables que l on peut rattacher des as pects de la sociologie q
4. affection mentale et tel ou tel types de suicide Ce tableau permettait donc de montrer que les schi zophr nes se tuent plut t pour telle rai son et que leur geste peut tre interpr ta ble A s Vous interpr tez le suicide esca piste comme la fuite hors d une situa tion ressentie par le sujet comme into l rable cet adjectif fonctionnant comme un mot cl mais ne pensez vous pas que tous les suicides sont plus ou moins de cet ordre J B Non regardez ce que j ai appel le suicide ordalique affronter la mort pour s prouver soi m me Bien entendu vous pouvez plaider que n importe qui ne se retrouve pas dans le cas de chercher un sens sa vie dans de telles pratiques et que ce sont donc des sujets qui ont des probl mes existentiels auxquels ils veu lent chapper Mais dire que tous les cas sont escapistes c est je crois largir tout simplement la notion d escapisme jus qu au point o elle englobe tout et par cons quent rien Alors que l me sem ble t il je l ai d finie d une mani re suf fisamment pr cise pour que l on puisse y ranger des cas bien individualis s Le suicide vengeance par exemple l on peut davantage plaider Mais l vous avez not quelque part qu il y a des com binaisons de sens possibles Il est clair qu un suicide et a fortiori un suicide vengeance lorsque l on est l aise dans la vie qu on se sent bien on ne va pas chercher faire mal quelqu u
5. la d finition que vous en donnez comme le comportement de celui qui cherche et trouve la solution d un probl me existentiel dans le fait d attenter sa vie Comme un acte strat gique visant la r solution des angoisses souvent existentielles de l individu J B Laissez les angoisses de c t Ce sont des probl mes qui sont plus ou moins consciemment per us et plus ou moins intellectualis s Bien entendu il y a des actes suicidaires qui sont des solu tions instantan es qui ne reposent sur aucune d lib ration J ai cit des cas tout fait limpides si j ose dire de ce point de vue On peut penser par exemple aux malades mentaux ou plus pr cis ment au cas du parano aque qui est poursuivi par des voix mena antes et qui dans un raptus brutal se tue pour chapper ces menaces La conduite a ici quelque cho se de logique m me si cette logique est inscrite dans un contexte hallucinatoire Pr cis ment ce qui m a int ress c est la possibilit partir de cette hypoth se tout de m me extr mement simple de prendre en compte et de proposer une interpr tation plausible des cas les plus divers possible Certains psychiatres se servent de cette d marche pour essayer de se retrouver dans un univers qui est tout de m me extr mement compliqu insaisissable C est un bon fil conducteur pour examiner des cas qui entrent dans la client le psychiatrique ou bien encore des cas et c est la partie q
6. pas compte de ce que vous ap pelez l intensit sociale Mais je pense qu il y a un autre angle d attaque qui m riterait d tre explor par quelqu un qui aurait galement le courage de consacrer plusieurs ann es cela Il s agirait non pas de partir des sujets suicidants ou suicidaires envisag s j allais dire dans l isolement mais de les saisir au sein des r seaux de relations dans lesquels ils sont ins r s essentiellement le r seau familial ventuellement le r seau des pairs c est dire des amis etc a vaut surtout pour les jeunes Je crois que la famille ce serait d j pas mal Autre ment dit et l il y aurait un probl me de documentation beaucoup plus diffici le r soudre que pour les individus iso l s il s agirait d essayer de reconstrui re les relations psychiques videmment essentielles qui relient des sujets suici dants aux autres membres de la famille ou de leur milieu imm diat pour essayer de pr ciser un peu d o viennent les pro bl mes dans quels termes ils se sont pos s dans quelle mesure ils r sultent de tensions etc Je pense que c est un angle d attaque qui serait tr s efficace mais tr s difficile mener pour des raisons de documentation Moi j ai pu r unir vrai ment des milliers de cas j en ai retenu 126 dans le livre ceux qui m ont paru les plus typiques pour illustrer mon propos Mais j en avais vraiment des milliers pris un peu partout dans des th
7. sur le taux des suicides mortels qui reste peu pr s constant N est ce pas adopter une attitude d mobilisatrice qui fermerait la voie toute possibilit de pr vention certes complexe du suicide J B L j ai regard les choses d un peu plus pr s ensuite parce que SOS Amiti m avait demand une consultation Ils avaient un Congr s et ils me deman daient quelle orientation ils devaient prendre et s ils devaient se sp cialiser dans la pr vention du suicide Ils s inter rogeaient sur l efficacit de celle ci C est une des rares fois o j ai accept de faire une exception ma r solution de ne plus jamais m occuper du suicide apr s ma th se J ai r fl chi et je suis arriv la conclusion que en ce qui concerne les suicides accomplis dont je crois le taux effectivement in lastique on peut plai der que pour certains types de suicide la pr vention peut avoir une influence fa vorable Par contre j ai plaid que sur les tentatives de suicide des organismes du type SOS Amiti ne pouvaient que faire augmenter les tentatives parce que l c est presque caricatural tant on est pro che du suicide appel Il faut pr cis ment appeler autrement dit SOS Amiti fait partie de toute une ambiance et pas seu lement une ambiance de toute une s rie d institutions maternantes qui peuvent avoir pour cons quence de faire se mul plier les tentatives de suicide Dans quelles proportions je suis vid
8. LE OU LES SUICIDES ENTREVUE AVEC JEAN BAECHLER Jo lle GARDETTE Publi dans Aspects sociologiques vol 8 no 1 2 printemps 2001 pp 64 71 Au centre de l analyse durkheimienne du suicide se trouve la notion de courant suici dog ne contrainte collective au suicide qui frappe les tres les plus fragiles et qui chappe la conscience du sujet qui se tue Jean Baechler docteur s lettres avec une th se sur les suicides soutenue en 1975 sous la direction de Raymond Aron et parue aux ditions PUF interroge cette interpr tation Soulignant la singularit de l acte suicidaire son caract re proprement individuel il pro pose d oublier toutes les interpr tations que l on a pu faire de ce ph nom ne afin de se consacrer une v ritable suicidologie Dans l entrevue qu il nous a accord e l on re marquera la surprenante nuance des propos qu il tient ce sujet vingt cinq ans plus tard Historien de formation Jean Baechler a consacr une grande partie de son uvre la d finition de la d mocratie depuis D mocraties Calmann L vy 1985 jusqu au Pr cis de la d mocratie Calmann L vy 1994 Il est galement l auteur de Politique de Trotsky Armand Colin 1968 Les Ph nom nes r volutionnaires PUF 1970 Les Origines du capitalisme Gallimard 1971 Qu est ce que l id ologie Gallimard 1976 et Le Pou voir pur Calmann L vy 1985 Il a t au Centre national de la recherche scientifique
9. aphie a galement son point de vue et ses objets d tude Ces disciplines saisissent les r alit s humai nes des niveaux de r alit diff rents elles ne s occupent ni du monde vivant ni du monde inanim La philosophie es saye de saisir l humain dans ses dimen sions universelles au contraire l histoire essaye de saisir les r alit s humaines et je range dans l histoire l historiographie bien entendu dans les cas singuliers et comme je le disais tout l heure on ne peut pas saisir les cas singuliers directe ment comme singuliers Il faut passer par le d tour des comparaisons des mises en s rie de cas afin de mettre en vidence des corr lations et ainsi de suite C est cela le point de vue sociologique Ce sont des points de vue sur les r alit s humaines saisies certains niveaux de r alit mais les r alit s humaines se dis tribuent spontan ment en un certain nombre de ce que j appelle des ordres qu on peut appeler des champs ou des domaines qui sont d finis par des pro bl mes de survie ou de destination aux quels l esp ce humaine est confront e Par exemple cette derni re doit faire face la raret et doit r unir des ressour ces tout simplement pour permettre diff rentes activit s humaines de se d ployer Il y a un probl me de raret il y a des solutions ce probl me Cela d fi nit un ordre que l on peut convenir d ap peler conomique Il y a un ordre qui g re ou qui p
10. compte de toutes les variables qui conduisent certains tres attenter leur vie et donc le nombre illimit des cat gories qui pourraient voir le jour J B Si l on essaye de prendre en compte d embl e toutes les variables on est submerg Je crois vraiment que si vous vous posez cette question Qui cherche quelle solution quel probl me dans le qui vous avez d j toute une s rie de fils conducteurs qui portent sur les temp raments les humeurs la personna lit l ducation l instruction le milieu familial autrement dit tout ce qui consti tue un tre humain comme tre vivant Dans le quel probl me vous avez toutes les biographies et toutes les varia bles qui p sent sur une biographie les accidents de la vie le m tier etc tout entre l dedans Et enfin quelle solu tion a permet de mettre tout cela je crois non pas en correspondance mais enfin de b tir des situations que j ai ap pel es effectivement strat giques et qui permettent d aller le plus loin possible dans l explication et dans l interpr tation de cet acte qui reste en derni re analyse myst rieux A s On ne pourrait donc parler de suicide sans parler de Suicides J B Oui le titre de mon ouvrage dit tout Si l on a compris le pluriel on a tout compris de la th se En effet il y a des sens extr mement divers extr me ment vari s parce que la m me conduite peut r soudre des probl
11. de l autre il faut d tailler ce que l on entend par l les protestants vivent en villes ils sont souvent dans les classes sup rieures du moins dans notre pays ils peuvent tre des minorit s des mino rit s dynamiques etc Donc l tiquette protestant recouvre une gamme tr s tendue une grande diversit de traits de caract res de facteurs etc et par cons quent on ne peut pas parler sim plement du protestantisme en tant que religion C est bien plut t le protestant en tant qu acteur social qui peut nous int resser A s Vous vous distinguez radicale ment de Durkheim Mais au fond ne pensez vous pas que l on peut la limite trouver des liens entre votre suicide escapiste d fini comme la fuite d une situation ressentie par le sujet comme intol rable et le suici de fataliste durkhe mien votre suicide agressif et le suicide anomique durk heimien votre suicide oblatif et le sui cide go ste durkheimien J B Il faudrait que je regarde cela d un peu plus pr s Je n y ai jamais pens Qu il y ait des correspondances cela para t in vitable Pourquoi pas Mais c est un rapprochement un peu artificiel Spontan ment je dirais la typologie durkheimienne est construite partir de la soci t et pas des individus qui se sui cident Le suicide anomique signifie tout de m me qu ils vivent dans une soci t o les normes sont chancelantes Durk heim ajouterait bien entendu qu
12. e n im porte qui ne succombe pas Mais c est tout de m me la situation anomique qui est la premi re On peut le rapprocher de mon suicide agressif mais le sens est totalement diff rent Dans les suicides agressifs il y a tout de m me le suicide chantage qui est une tentative de suicide Bien entendu on peut dire que dans une soci t bien norm e les enfants n es sayent pas de faire chanter leurs parents en mena ant de se tuer On peut dire cela C est tout de m me lointain Je crois que le ph nom ne est davantage en rapport avec l mergence de la jeunesse comme cat gorie sociale autonome in d pendante qui a ses cadres de r f rence propres et ses probl mes sp cifiques La diff rence avec une soci t pr moderne c est que les tapes les ges de la vie taient effectivement inscrits dans une succession bien r gl e et que la jeunesse tait une p riode transitoire d abord beaucoup plus courte et surtout o les probl mes qui pouvaient se poser aux jeunes en tant que jeunes taient tr s limit s C taient de jeunes adultes si je puis dire Alors on peut pousser jusque l l interpr tation du concept d anomie mais c est vraiment tirer les choses tr s loin Le suicide fataliste chez Durkheim appara t seulement dans une note p 311 car il y avait tr s peu de cas ce qui fait d ailleurs que certains analystes dont mon ma tre Aron sont pass s un peu vite et n ont retenu que trois types de
13. emment incapable de vous le dire Alors ma conclusion tait que si SOS Amiti esp rait faire baisser les tentatives de suicide c tait un mauvais calcul Cela ne veut absolument pas dire qu il ne faut pas encourager ce type d institution parce que nous vivons peut tre dans une so ci t o effectivement les jeunes en par ticulier de m me que les gens d ge moyen ont des probl mes C est donc l 10 un moyen de tirer la sonnette d alarme Mais ils ne pouvaient pas pour autant annihiler le ph nom ne du suicide Cela ne leur avait pas plu du tout parce qu ils esp raient que j allais leur d montrer leur efficacit Ils voulaient entendre Vous allez faire chuter les statistiques etc Maintenant encore je maintien drais cette position Je l avais fait d une mani re tr s pr cise en prenant chaque type de suicide l un apr s l autre et en cherchant toutes les incidences qu ils pouvaient avoir sur chacun Par exemple je me rappelle le suicide apocalypse pour lequel SOS Amiti a vraiment peu de chance de changer quoi que ce soit Mais pour le suicide deuil c est plausi ble A s Que pensez vous du livre Le sui cide mode d emploi de Claude Guillon et Yves le Bonniec qui a fait scandale J B Les auteurs de ce livre avaient pris contact avec moi et ils ont voulu m embarquer dans la d fense du droit au suicide Je pense qu est inclus dans le concept d un tre libre le droit de se tuer
14. hose de la mani re la plus abstraite et g n rale possible disons que pour moi l esp ce humaine est une esp ce probl matique parce qu elle est libre autrement dit parce que la mani re dont il faut s y prendre pour tre humain n est pas inscrite dans notre g nome Nous avons inventer notre humanit l aide de dotations naturelles qui elles sont inscrites dans les g nes et qui doivent nous aider r soudre nos probl mes mais nous avons inventer notre huma nit autrement dit notre humanit est probl matique Donc c est une esp ce qui est constamment confront e des probl mes et qui ne peut survivre et se d brouiller dans la vie si je puis dire qu en trouvant des solutions ces pro bl mes bien entendu au risque d chouer Donc pour moi vraiment la mati re premi re des histoires humaines est constitu e de bin mes probl mes solutions que les acteurs humains ont construits et qu ils ont essay d appli quer Les acteurs humains individus ou groupes sont confront s des probl mes et cherchent les r soudre En r sultent des actions des cognitions des cr a tions pour utiliser un vocabulaire grec Comme il y a plus qu un seul acteur chacun cherche des solutions diff rentes ses probl mes Il r sulte un m lange une combinaison une agr gation de tou tes ces tentatives de r solution des pro bl mes et la mati re historique est le r sultat agr g de tout cela
15. mes qui sont fonci rement diff rents A s Vous classez le deuil comme une cause du suicide alors que beaucoup le pensent souvent seulement comme un facteur d clencheur qui aurait une influence indirecte sur l acte suicidai re J B Vous savez je pense que je n ai jamais utilis le mot cause et certaine ment pas concernant le suicide Non le deuil est la situation que vit un sujet situation qui lui pose un probl me et dont il peut esp rer qu il le r soudra en se tuant Ce n est pas tr s difficile comprendre Quelqu un perd un tre au quel il tient beaucoup il en r sulte un deuil La plupart ne se tuent pas mais on comprend que quelqu un ne supporte pas cette situation et alors le probl me est non pas de passer du deuil au suicide mais d essayer de montrer pourquoi pour certains sujets le deuil est insupportable alors que la plupart le supportent Au trement dit c est l intensit du deuil qui est probl matique De m me que com prendre pourquoi un parano aque se tue pour chapper aux voix qui le menacent n est pas tr s difficile Ce qui est moins simple saisir c est pourquoi l on est parano aque Et je me rappelle un psy chiatre qui m avait dit que ce qui lui avait paru lumineux au del de tout ce qu il tait capable d exprimer c tait le tableau des principales affections menta les schizophr nie parano a d pression etc et des liaisons qu il pouvait y avoir entre telle ou telle
16. n par ce biais l C est que la situation est deve nue intol rable Mais ce n est tout de m me pas la m me chose que de se tuer parce qu on a perdu quelqu un ou quel que chose dont on estime qu on ne peut vivre sans C est franchement diff rent A s Si le suicide ludique consiste se mettre l preuve travers le jeu mais sans v ritable conscience de se donner la mort est ce vraiment un suicide J B C est tout de m me jouer avec sa vie Je crois que cela existe mais que les cas sont plus difficiles discerner parce que tout simplement ils ne figurent pas sous cette rubrique Je pense que chez les jeunes un certain nombre d accidents sont de ce type et pr cis ment cela chappe l escapisme du moins au sens troit du terme Si l hypoth se est exacte un tre humain normal comme vous et moi peut si vous voulez en fermant les yeux se mettre la place de et je l ai fait pour tous les sens Et j avoue que je suis tout fait capable de comprendre que l on joue sa vie pile ou face Je crois qu il y a certains pisodes dans la vie o a peut tre un moyen de trouver des solutions ses probl mes Cela sup pose videmment que l on soit mal l aise et que l on soit incertain sur ce que l on est sur ce que l on fera sur sa desti n e Donc on la joue A s Vous avez dit que le ph nom ne tant in lastique la pr vention ne peut avoir d influence favorable
17. partir du moment o ce droit est im prescriptible on doit pouvoir l appliquer partir du moment o on doit pouvoir l appliquer autant prendre des m thodes efficaces et qui soient les moins doulou reuses possible les plus propres les plus humaines tout simplement Cela est une chose que je d fendrais je dirais titre priv C est pour simplifier une affaire entre le patient et son m decin Mais il ne faut surtout pas l gif rer l dessus Je suis contre tout ce qui a la forme de l eu thanasie et tout ce qui est de l ordre de la l gislation dans ce domaine l Il faut laisser cela mon sens dans le flou des relations priv es Par contre je suis contre ce type de mouvement id olo gique qui consiste revendiquer le droit au suicide de mani re publique Ils sont all s bien plus loin que cela et ont r pondu des lettres de gens qui disaient Vous dites la page x qu il faut s y prendre de telle mani re mais en fait cela ne colle pas je n ai pas trouv Ils se sont vu r pondre Mais si prenez vous y de telle mani re et les gens se sont tu ensuite Moi je suis lib ral jus qu au bout et je pense qu il ne fallait pas interdire le livre Je dirais qu il ne fallait pas l crire En tout cas jamais je n au rais crit ni soutenu ni contribu en rien tout cela D abord franchement d un point de vue humain c est choquant Mais la r action des opposants du livre fut exag r
18. patience la hauteur de la documentation parvenir d crire de la mani re la plus minutieuse possible ce cas mais si vous voulez aller plus loin et essayer de l expliquer vous ne pouvez pas vous contenter de cas singuliers par ce que pr cis ment ils sont infinis Donc il y a une infinit de facteurs ou de d terminations sinon infinis disons d un nombre tr s lev de telle sorte qu il est impossible de peser les facteurs humains les uns par rapport aux autres Autrement dit toute tentative de rendre compte rationnellement de r alit s hu maines suppose que l on parte d au moins deux cas et de pr f rence de plusieurs afin non pas d esp rer en d duire des lois a n a pas de sens que d essayer d tablir des lois du suicide mais sim plement d essayer en mettant en s rie des cas de mettre en vidence l impor tance respective des diff rents facteurs qui peuvent intervenir quitte ensuite si vraiment on y tient revenir des cas singuliers pour la lumi re des ensei gnements qui ont t retir s de la compa raison tablie entre plusieurs cas essayer d aller plus loin dans la compr hension de ces cas singuliers Pour r sumer les choses on ne peut pas faire autrement que de partir de cas singuliers On peut revenir des cas singuliers mais il faut faire le d tour de la comparaison entre plusieurs cas Je reprendrais je suis parti de l bien avant d tudier le suicide mes
19. premiers sujets d tude qui por taient sur les r volutions J tais persua d presque d s le d part qu on ne pou vait tudier la R volution fran aise si on ne se donnait pas les moyens de la met tre en rapport de comparaison avec des cas analogues la r volution anglaise du XVIF si cle la r volution am ricaine du XVII si cle plus toutes les autres r vo lutions du XIX si cle jusqu la r volu tion russe du moins celle de f vrier afin de voir comment dire le ph nom ne r volutionnaire saisi partir d une plura lit de ses expressions quitte ensuite je le r p te revenir se sp cialiser sur telle ou telle r volution si on le veut Je crois que c est une sorte de contrainte de notre entendement et de la d marche scientifi que qui oblige passer par ce d tour On pourrait aller plus loin Je crois que dans les sciences de la nature ce n est pas tr s diff rent sauf que l on a d embl e des cas en nombre ind finiment multipli et qui ont cette particularit ou cet avantage d tre sinon identiques du moins tr s semblables Les exp riences de labora toire et le nombre des variables faire varier sont tout de m me limit s Dans les affaires humaines et en ce qui concerne plus particuli rement le suici de c est autrement plus compliqu quoique faisable et passionnant A s La m thode des cas ne se heurte t elle pas certaines limites comme l impossibilit de la prise en
20. rend en charge tous les pro bl mes pos s par la conflictualit hu maine comment vivre ensemble sans s entre tuer cela d finit un ordre que j appelle politique donc je d finis ainsi un certain nombre d ordres Alors il peut y avoir et il y a effectivement des scien ces de ces ordres donc une politologie une science conomique une science du religieux qui ne peuvent parvenir des conclusions sur ce qui est hors de leur domaine respectif A s Parlez nous de votre d marche de pens e J B Je suis d ductif Je pars d une th o rie de la solution d un probl me dont on d duit un certain nombre de proposi tions puis on va voir les faits Je dirais qu il s agit l de la d marche scientifique hypoth tico d ductive exp rimentale et alors videmment je ne peux par exp rience essayer de me tuer pour voir ce que cela donne Ce sont les exp riences que je constate dans les cas que je r unis qui me servent d exp rimentation pour v rifier mon hypoth se Par exemple le chapitre o j avais tudi toute une s rie de statistiques pour illustrer pr cis ment des hypoth ses d duites sur le r le de la s nilit le r le de la juv nilit le r le de la f minit C est typiquement hypoth ti co d ductif Si la th orie est vraie on doit v rifier que c est dire est ce que effectivement on v rifie que A s tes vous d accord si l on pr sen te le suicide conform ment
21. ses de m decine d ethnographie au hasard de mes lectures dans les journaux les ro mans etc Si je devais prendre Jacqueli ne qui a fait une tentative de suicide et essayer de documenter toutes les rela tions qu elle pouvait avoir avec ses pa rents son p re sa m re ses fr res ses S urs ses copines ses copains etc vous voyez d ici c est une enqu te de type ethnographique qui ne doit pas tre facile conduire mais qui est possible et qui serait je crois intellectuellement f conde Je pense que a ne bouleverse rait pas les conclusions auxquelles je suis arriv mais a permettrait de raffiner consid rablement et de se rapprocher beaucoup plus des situations concr tes Ce serait une tude enfin un point de vue diff rent pour tudier v rifier l hy poth se A s Vous dites que pour vous il n y a aucune relation intellectuelle possi ble entre les diverses religions et le suicide p 406 Est ce parce que ne pouvant tre consid r es comme des entit s isolables les religions ne peu vent tre tudi es de mani re isol e dans l analyse du suicide J B C est une critique qui a t adress e Durkheim par de nombreux sociolo gues par exemple Halbwachs parce que quand vous dites les catholiques se suicident moins que les protestants les statistiques le confirment mais il faut se m fier des chiffres Lorsque l on dit les protestants d un c t les catholiques
22. suicide alors que le syst me c est deux fois deux p les Il y en a quatre sinon a ne colle pas Le fatalisme ici signifie pr cis ment un manque d individualisa tion qui fait que l on succombe des indications si je puis dire venues de la soci t C est le capitaine du bateau Cela n a rien Voir avec mon suicide escapis te A s Pourquoi avoir choisi comme th me d tude un v nement humain aussi profond ment obscur et myst rieux que le suicide J B Ce qui m int ressait je l ai toujours dit c est l int r t scientifique de cet objet d tude Je n avais pas l ombre du d but d une inclination au suicide Trente ans apr s je n en ai pas plus Il en va de m me pour ma famille et mon entourage Autrement dit je n avais aucun int r t personnel C tait un int r t purement intellectuel Ce qui m int resse c est d expliquer les v nements ou les av nements c est dire de construire des appareillages intellectuels suffisamment efficaces pour expliquer les aventures humaines Or les aventures humaines sont faites sont tiss es d v nements et jai pens judicieux et ventuellement f cond de m attacher ces v nements exceptionnellement myst rieux que sont les suicides qui bien entendu ne peu vent tre que des aventures personnelles pour essayer sinon de percer enti re ment l nigme du moins d aller le plus loin possible dans le sens de sa r solu tion Et la m thode q
23. ue a m a mis dos la collectivit des sociologues du moins durkheimiens qui ne m ont jamais pardonn et des psychanalystes Aux tats Unis a a eu pas mal de succ s Ils ont saut tout de suite au c ur de la th orie strat gique Je pense que de tous les p res fondateurs de la sociologie Durkheim tait le plus g nial Cela dit c est un temp rament in tellectuel qui m est tr s largement tran ger pour des raisons qui m chappent un peu Je crois qu il n tait pas historien du tout ma connaissance du moins alors que moi je m int ressais aux histoires humaines Donc j ai fait d lib r ment des tudes d histoire pouss es ce qui m a donn je crois ou j ai l impression un sens beaucoup plus aigu de la singularit de l v nement Et donc l id e de partir de courants suicidog nes de conscience collective me para t un peu saugrenue Spontan ment je pars des gens A s Durkheim ne consid re pas le suicide comme un acte intime mais l interpr te comme le fait social par excellence le sympt me d un manque de coh sion de la soci t Pour vous les notions durkhe miennes de milieu familial et d int gration sont sans va leur dans l analyse du suicide L inten sit sociale vous para t elle cependant pouvoir tre impliqu e d une mani re ou d une autre dans l acte suicidaire J B Si j avais refaire ma th se je fe rais la m me chose c est dire que je ne tiendrais
24. ue j ai essay d ap pliquer consiste mettre en s rie des cas pour voir si des facteurs apparaissent dont on puisse estimer qu ils ont une incidence plus ou moins importante On n puise pas le sujet on ne peut puiser le sens d aucuns v nement humain par ce que je le r p te la singularit est infinie On peut toujours aller plus loin ou esp rer aller plus loin mais 1l reste une part de myst re en ce qui concerne en particulier cette conduite humaine qui reste tout de m me en derni re analyse fort myst rieuse m me s il y a des suici des tr s rationnels comme ces suicides de vieillards qui manifestement se mul plient quoiqu ils ne soient pas tiquet s en tant que tels De fait au del d un certain ge lorsqu on se persuade que a ne peut que mal tourner et que n advien dra qu une d t rioration de la situation le suicide me para t plein de bon sens C est un vieux th me que l on retrouve chez les philosophes grecs et romains A s Peut on dire de votre m thode d analyse du suicide qu elle consiste s interroger sur le sens que le suicide rev t pour celui qui l accomplit J B Oui j ai trouv tout de suite l hypo th se dont je suis parti parce qu elle tait en germe dans des r flexions ant rieures Elle s apparente un sch me mental je ne dis pas qui m est personnel mais sur lequel j insiste tout particuli rement qui est le sch me probl me solution Pour r sumer la c
25. ui d passent de tr s loin bien entendu la personnalit ou le cas ou la biographie de ces sujets Au trement dit en partant des cas on peut rejoindre un certain nombre de proposi tions tablies par Durkheim alors que lui en partant si je puis dire de ces va riables g n rales finit par les faire se r fracter dans des personnalit s dont r sultent des suicides Donc je dirais que c est plut t une question d accent que de divergence C est ainsi que je verrais les choses aujourd hui Cela dit je ne pousserais peut tre pas trop loin cette h r sie mais dans ma th se si J avais la r crire d ailleurs dans la traduction am ricaine on m avait tout simplement demand de couper parce que c tait un peu long et j ai tout simplement coup les trois premiers chapitres Th ories sociologiques Th ories psychanalyti ques et Th ories psychologiques L dition anglo am ricaine commence donc au chapitre IV Th ories strat giques Et franchement si c tait refaire j adopterais cette solution pour l dition fran aise parce que a vite toutes les pol miques inutiles et a m au rait galement vit le ton pol mique que j ai adopt dans les premiers chapi tres Mais je dois dire que j ai pass des ann es lire une litt rature insupportable et j tais dans un tat d exasp ration lorsque j ai crit a donc la r daction m a servi un peu de catharsis Le r sultat c est q
26. ui m a le plus int ress proprement sociologique En d autres termes comment des soci t s extr mement diverses ont pu accepter tel ou tel sens du suicide pour l institution naliser et en faire une conduite re ue dans certaines circonstances C tait pas mal que de parvenir jusqu int grer ces ph nom nes l A s Dans la mesure o tout suicide r sulte toujours d une biographie in dividuelle complexe et que toute situa tion v cue n est jamais totalement communicable l analyse de l acte sui cidaire est elle encore possible et commune J B Vous posez la question de la possi bilit de la d marche scientifique appli qu e aux affaires humaines C est un vieux d bat qui a beaucoup occup les n o kantiens la fin du XIX si cle les sciences humaines sont elles des scien ces de la singularit c est dire d v nements uniques ou bien doivent elles viser le statut des sciences de la nature qui en mettant en s rie des cas r p titifs ont la possibilit de d boucher sur des lois Je vais partir d une position aristo t licienne qui me para t pleine de bon sens comme toujours toute singularit parce qu elle est infinie ne peut jamais tre ma tris e exhaustivement Par cons quent si vous vous attachez un cas de suicide mais a vaut pour une guerre pour une r volution etc vous pouvez dans le meilleur des cas c est dire si vous avez une documentation suffisante et une
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