Genèse d`une épopée absente
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1. Article Gen se d une pop e absente Marcel B nabou tudes litt raires vol 29 n 3 4 1997 p 95 106 Pour citer cet article utiliser l information suivante URI http id erudit org iderudit 501173ar DOI 10 7202 501173ar Note les r gles d criture des r f rences bibliographiques peuvent varier selon les diff rents domaines du savoir Ce document est prot g par la loi sur le droit d auteur L utilisation des services d rudit y compris la reproduction est assujettie sa politique d utilisation que vous pouvez consulter l URI https apropos erudlit org fr usagers politique dutilisation rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l Universit de Montr al l Universit Laval et l Universit du Qu bec Montr al Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche rudit offre des services d dition num rique de documents scientifiques depuis 1998 Pour communiquer avec les responsables d rudit info erudit org Document t l charg le 16 novembre 2015 06 01 GEN SE D UNE POP E ABSENTE Marcel B nabou Bien des livres n ont besoin d aucune recension ils nont be soin que d une annonce Is contiennent d j leur propre recen sion Novalis M Si j ai accept de me livrer l exercice laborieux et potentiellement p rilleux qui consiste me faire l ex g te de ma pro pre uvre c est d abord parce qu2. J ai lu quelque part que des milliers d ani malcules nagent Paise dans une goutte d eau la circonf rence de mon domaine intellectuel est peu pres gale je crois celle de la goutte et j y suis seul n ai je pas sujet d tre heureux sans inqui ter davantage mon repos par des r ves d ambition Mais j tais bien oblig de constater que dans ma goutte d eau je n tais ni le premier ni le seul 104 GEN SE D UNE POP E ABSENTE Et c est ainsi qu est finalement n e par approximations successives une esquisse de l objet litt raire original que je sou haitais un livre aux l ments sans cesse entrelac s qui renvoie d embl e sa pro pre gen se portant en abyme sa propre image et qui de plus feignant doctement d tablir le diagnostic d un mal dont il est en r alit le rem de d nonce son impos sibilit au moment m me o il r ussit en venir au moins partiellement bout 10 Je ne puis r sister au plaisir de rappeler comment Raymond Queneau dans un recueil significativement intitul Pour un art po tique avait d j appliqu une m thode fort analogue pour crire certains de ses po mes Comme celui lt i par exemple Bon dieu de bon dieu que j ai envie d crire un petit po me Tiens en voil justement un qui passe Petit petit petit viens ici que je t enfile sur le fil du collier de mes autres po mes viens ici que je t entube dans le com
3. dans le d fi aux formes conventionnelles Quel qu en soit le r sultat final cela me semblait tre un beau risque courir Je pouvais en effet difficilement chasser de ma m moire ce mot de Julien Benda Spo rades qui me paraissait si parfaitement s adapter ma situation Choisissez de grands sujets quitte ne pas les traiter Vous b n ficierez de leur grandeur Je me suis donc impos comme contrainte de m ler dans un objet litt raire unique et coh rent une masse d ingr dients extr mement divers Venaient d abord des l ments puis s dans mon histoire personnelle Ils devaient englober les deux grands moments de ma vie le moment marocain juif et enfantin avec ses lieux et son calendrier sp cifiques ses odeurs ses saveurs ses plaisirs et ses peines bref l exp rience du mellah et de sa chaleur le moment parisien et adulte ax principalement autour des an n es pass es l cole Normale avec d autres lieux un autre calendrier d autres odeurs d autres saveurs d autres plaisirs 99 et d autres peines l ments destin s prin cipalement illustrer par des exemples concrets et pr cis la pr gnance des divers h ritages culturels juif marocain fran ais dont je me trouvais porteur l ments qui auraient d normalement me mener sur la voie d une tr s classique autobiographie Venaient ensuite des l ments puis s dans les multiples strates de mon hist
4. dire celui par lequel l auteur s engage tenir un discours v ridique con forme la r alit qui sert de point de d part ce pacte est pour moi en tout Cas assez difficile respecter Si je renon ais autobiographie pour me tourner vers l pop e familiale c tait alors des difficult s d un autre genre qui mappa raissaient Une v ritable pop e aurait exig que je raconte dans le d tail les hauts faits les actes m morables d une s rie de h ros pr alablement identifi s comme mes glo rieux anc tres que je connecte l int rieur d un ensemble unique tous ces personna ges venus parfois d horizons tr s divers et pour faire sentir l existence d un lien se pour suivant de g n ration en g n ration d un souffle circulant d un bout l autre d une m me saga que je traite l aventure de cha cun d eux comme une tape symbolique dans le d roulement d une seule et m me histoire J avais videmment comme mo d le en cette affaire la d marche des r dacteurs de la Bible juive qui fut d ailleurs aussi celle des r dacteurs des pop es ho m riques les uns comme les autres ils avaient su fondre en un tout apparemment homog ne des histoires issues de traditions parses appartenant des cycles diff rents Or je savais bien d s le d but de l entre prise que j tais loin de disposer du mat riel n cessaire cette reconstitution L es sen
5. mo cratie elle tait une Constitution mixte Une fois ce pas franchi les donn es de mon probl me de d part se trouvaient modifi es Mon choix d une forme mixte impliquait en effet diverses cons quences dont la plus importante mes yeux tait que j acceptais d sormais de prendre quel que distance l gard de chacun des gen res auxquels je ferais alternativement ap pel que je me r servais m me le cas ch ant la possibilit de les traiter comme autant d exercices de style Ce qui me permettrait de ne pas me limiter un seul registre que ce soit celui de l motion de la louange ou de la nostalgie mais d intro duire au contraire des plages de jeu ou de parodie des bouff es d humour d ironie voire ventuellement de d rision Ainsi par le biais de ce que j avais appel une Subversion douce il me semblait que je parviendrais viter les diff rents dangers qui me guettaient la s cheresse et la froide objectivit de l historien la suffi sance de lautobiographe mais aussi la pompe un peu pesante la grandiloquence ins parables de l pop e familiale tradi tionnelle Je crois que je peux ici me risquer donner au moins un exemple que je prends dans le chapitre sur mes ancetres le consid rant comme un des plus repr sentatifs de la m thode suivie Plut t que de me lancer dans une interminable recher che historique que je n avais pas les moyens COMME je lai dit
6. Il m tait donc d sormais permis de choisir dans les trois s ries d l ments que je d sirais r unir ceux qui se pr taient le mieux mon entreprise D gag du souci de l exhaustivit jai cherch surtout prendre dans mes souvenirs d enfance ceux qui me semblaient d passer le d tail biographique personnel c est dire ceux qui taient susceptibles d tre porteurs soit d une valeur exemplaire soit d une charge symbolique De cette fa on de proc der je voudrais donner quelques exemples Premier cas Ce n est videmment pas un hasard si le tout premier souvenir racont en d tail et qui constitue le c ur m me du chapitre intitul Vocation le premier chapitre v ritable apr s le prologue intitul Inci pit est celui o le narrateur peine veill se cache sous sa couverture et fait semblant d tre encore endormi parce qu il esp re ainsi qu il va pouvoir enten dre la voix de ses parents parlant de lui Que la voix des parents anxieusement guett e par un enfant dans le silence du petit matin puisse devenir long terme pour cet enfant un l ment d terminant dans la naissance de sa vocation d cri vain cela repr sentait plus pour moi qu un simple jeu de mots Et cette couverture sous laquelle il se cache en attendant les r actions ext rieures n est elle pas aussi l annonce d autres couvertures celles de ses futurs livres Autre exemple la place a
7. celle de n tre qu un cri vain toujours futur L espoir fut de courte dur e Tous les mauvais traitements que les nouvelles coles litt raires avaient pu infli ger au roman classique mort du h ros TUDES LITT RAIRES VOLUME 29 N 3 4 HIVER 1997 dispersion du temps et de l espace dislo cation du r cit et jen passe ne l avaient pas le moins du monde tu il continuait fleurir de saison en saison aux devantures des libraires et faire les d lices de lecteurs par milliers Il me fallait donc m accommo der de cet tat de fait Et plut t que d en tretenir mon vieux r ve utopique d un genre litt raire radicalement nouveau cher cher d sormais une forme d criture mieux accord e mes v ux comme mes capa cit s C est en m imposant des contraintes et en partant la recherche de formes in habituelles que j ai r ussi passer des livres r v s dont j tais oblig de me contenter jusque l cantonn que j tais dans ma qua lit d crivain potentiel des livres r els dont la s rie constitue mes yeux un ensemble coh rent Une s rie coh rente Mon pop e familiale est le dernier volet d un triptyque qui avait commenc en 1986 avec Pourquoi je n ai crit aucun de mes livres et qui s est poursuivi en 1992 avec Jette ce livre avant qu il soit trop tard Les trois livres ont divers points com muns dont le plus important est qu ils sont b tis autour d un
8. de mener s rieusement j ai pr f r avouer d embl e mes incertitudes le chapitre est intitul on ne peut plus explicitement Incertains anc tres et m me m appuyer sur elles pour introduire dans mon r cit par le biais de g n alogies fictives S appuyant sur de vagues similitudes de noms jeu sur les dif f rentes formes que pouvait prendre mon L influence de Raymond Queneau une fois de plus n tait pas trang re ce v u 102 GEN SE D UNE POP E ABSENTE patronyme Ben Abbou Abbo Ebbo Abu Ebu tout un lot de personnages hauts en couleur ils avaient probablement peu de choses voir avec mes anc tres r els mais au moins ils me permettaient de baliser et d illustrer les diff rentes tapes de lhis toire juive marocaine et m me l occa sion de l histoire tout court depuis l Anti quit C taient Elisha Ben Abouya le brillant ma tre de la Torah devenu scepti que et ren gat consid r par les commen tateurs comme un anc tre de Faust Shlomo Ben Abou le thaumaturge d Ou frane Mohammed Ben Abou le chef de la cavalerie du sultan Moulay Abderrahman Tanger cit par Delacroix sans oublier Edmond About le cardinal Bembo et quel ques autres encore Proc der ainsi C tait recouvrer une certaine libert d criture Mais c tait aussi une fa on de faire mien en tant qu historien ce judicieux pr cepte de Michelet qui disait que le respect tue l histoire
9. du singulier par un narrateur qui semble bien souvent se confondre avec l auteur Et de fait pour nourrir chacun d eux je n h sitais pas selon les besoins puiser souvenirs et anecdotes r veries et imaginations dans ma m moire ou dans mon exp rience personnelle Mais aucun moment et quelle que soit la place qu y occupaient ces traits personnels ces livres n ont aucunement t con us comme devant tre au sens habituel du mot des r cits autobiographiques Mon but n tait pas de raconter le d tail de ma vie de livrer apr s tant d autres ce que Malraux appelait un mis rable tas de se crets Mon but tait plut t propos d un Comment oublier que Michel Leiris l a consid r e comme une tauromachie H m est difficile d oublier que Valery Earbaud l a tr s justement qualifi e de vice impuni GEN SE D UNE POP E ABSENTE personnage pris dans les mailles de l cri ture et de la lecture et la poursuite d une difficile articulation entre ces deux tenta tions d laborer un objet litt raire dou d une certaine coh rence et si possible d originalit Un projet ambitieux les trois fils C est tout naturellement dans cet envi ronnement l que s est faite la pr paration de mon dernier projet un projet plus am bitieux puisque m appuyant sur l exp rience acquise gr ce aux deux pr c dents je voulais essayer d aller un peu plus loin
10. la n cessit de respec ter la contrainte celui qui crit est irr sis tiblement amen dire plus que ce qu il pensait d abord dire L crivain oulipien utilise ces contraintes pour se livrer une exploration syst matique des ressources des virtualit s de la langue Un des exem ples les plus connus de cette utilisation de la contrainte est celui du livre de Georges Perec intitul Ja Disparition Ce roman de plus de deux cent cinquante pages est un gigantesque lipogramme en e c est i dire qu il a t crit sans que soit utilis e une seule fois la lettre qui est pourtant la plus fr quente en fran ais Et exploit suppl mentaire l histoire qu il raconte est pr cis ment celle de la disparition de la 1 Sur ces points je me permets de renvoyer mon article la R gle et la contrainte dans Prati ques num ro 39 octobre 1983 p 101 106 GEN SE D UNE POP E ABSENTE lettre e On con oit ais ment que la n ces sit de se passer d un l ment aussi indis pensable oblige l crivain aller puiser dans les replis les plus intimes et les plus secrets de la langue des formules des modes d expression rares ou pour le moins inhabituels Pourquoi j ai t personnellement amen depuis plus de vingt sept ans trouver parmi les Oulipiens non seulement des amis mais une v ritable famille d adop tion C est un point qu il serait trop long de d velopper ici Deux faits o
11. th me unique celui du rapport au livre C est en effet mes veux un th me fondamental pour des raisons qui tiennent autant l histoire de mon en fance principalement au lien ind l bile que mon ducation juive m a amen ta blir entre le livre et le sacr qu mes choix th oriques ult rieurs marqu s ce n est sans doute pas un hasard par lin fluence de Mallarm Jai donc cherch 3 98 en clairer d un ouvrage l autre les di verses facettes rapport au livre que l on crit ou que l on essaye d crire avec tou tes les difficult s voire les impossibilit s li es cette trange et p rilleuse activit qu est devenue l criture c est ce qui a men Pourquoi je n ai crit aucun de mes livres rapport au livre que l on lit ou que l on essaye de lire avec ici encore l ensemble des difficult s voire des mena ces li es cette non moins trange et non moins p rilleuse activit qu est aujourd hui la lecture Cest ce qui a men Jette ce livre avant qu il soit trop tard Cette ex ploration interne chacun de ces livres se double d un jeu constant avec le lecteur r el celui qui est ext rieur au livre qui est fr quemment apostroph l occasion houspill et men de surprise en surprise Outre cette unit de th me mes deux pr c dents livres ont en commun un autre trait celui d tre crits la premi re per sonne
12. RES VOLUME 29 N 3 4 HIVER 1997 normalement me mener sur la voie d une tude de type historique ou anthropologi que Pourquoi voulais je rassembler en un li vre unique des ingr dients apparemment si disparates Parce que je sentais que bien que renvoyant des r f rences ou des h ritages divers tous ces ingr dients s taient la longue tr s troitement im briqu s en moi et que je voulais pr cis ment restituer dans la forme m me de mon livre une image de ce qui me sem blait tre le r sultat d une harmonieuse fusion Dans ces conditions je savais que je ne pourrais recourir aucune des trois formes classiques que chaque s rie d l ments semblait appeler Et l autobiographie traditionnelle J tais d j bien plac pour conna tre les difficult s et les impasses qui m interdi saient de m engager sur ce chemin C est un genre pour lequel j avais a priori une grande d fiance cause de la dose de narcissisme de complaisance l gard de soi m me qu il contient ou quoi il m ne presque immanquablement Je ne pouvais oublier les sarcasmes de Paul Val ry daubant sur cette inimitable saveur que tu ne trouves qu toi m me J avais d autre part pu constater par mes pr c dentes exp riences d criture que j entretenais avec ma m moire des rapports assez inhabituels et relativement comple xes Contrairement ceux qui crivent pour conjurer l oubli pour tente
13. aille m me complaisamment au fil des pages propos de Jacob M nabem et Mimoun Une pop e familiale Paris Le Seuil Coll La Librairie du XX si cle 1995 tudes Litt raires Volume 29 N 3 4 Hiver 1997 TUDES LITT RAIRES VOLUME 29 N 3 4 HIVER 1997 les motifs les th mes et les mod les c est pour dire qu en fin de compte elle s est r v l e impossible crire Conscient d avoir peut tre pris avec les attentes d une partie au moins de mon public po tentiel une trop grande libert soucieux aussi d viter des malentendus futurs je suis donc heureux d avoir l occasion de m expliquer sur ma d marche et de retra cer la gen se de cette pop e absente ou plut t de cette pop e fant me Le contexte oulipien Il me semble indispensable de rappeler d abord le contexte litt raire dans lequel est apparu le projet qui a finalement men ce r sultat Ce contexte est celui de mon appartenance depuis 1969 une certaine tendance de la litt rature contemporaine repr sent e par le groupe OULIPO OUvroir de Litt rature POtentielle Les Oulipiens se sont un jour eux m mes d fi nis comme des rats qui ont construire le labyrinthe dont ils se proposent de sor tir Oulipo p 36 En fait depuis sa cr a tion en novembre 1960 par Raymond Que neau et Fran ois Le Lionnais POULIPO s est donn une t che principale la re cherche de formes de struct
14. ccord e l pisode de la couturi re dont le travail tailler couper coudre rassembler des pi ces est une double m taphore M ta phore vidente de l criture m me du li vre fait d un rapi age d l ments divers mais m taphore aussi du travail demand au lecteur charg de reconstruire progres sivement dans sa t te l pop e qui lui est livr e en pi ces d tach es De m me la description minutieuse de la collecte des ordures m nag res ou l allusion au ramas sage des chutes par le narrateur sont l pour pr figurer le renversement qui sera op r dans les toutes derni res lignes du livre lorsque surgit venue des sp cula tions d un cabaliste cette affirmation que la cr ation tout enti re n est faite que de restes ou de d bris Je pourrais videmment multiplier les exemples de cette d marche faire appa ra tre chapitre apr s chapitre certains traits importants mes yeux comme l in trication des r seaux h bra que et latin le b reshit de la derni re page faisant exac tement pendant l ncipit de la premi re le r le des miroirs le premier texte cit 103 TUDES LITT RAIRES VOLUME 29 N 3 4 HIVER 1997 est un loge du miroir par l crivain ro mano africain Apul e la r currence des mots ou des images qui sugg rent le d doublement ou la multiplicit Mais je laisse au lecteur maintenant averti le soin de s interroger sur le sens don
15. e lec teur et admirateur de Raymond Roussel je pouvais difficilement me d rober l invi tation d expliquer comment j ai crit un de mes livres Mais C est aussi parce que je sais bien que je n ai pas crit l pop e familiale que certains se croyaient en droit d attendre et que peut tre ils atten dent encore En effet quelques unes des lettres que j ai re ues quelques uns des commentaires que j ai entendus propos de mon livre m ont troubl Ces lettres et ces commentaires provenaient g n rale ment de personnes ayant une exp rience plus ou moins comparable la mienne enfance juive dans telle ou telle ville du Maroc vie familiale intense et chaleureuse puis rupture avec cet univers clos d part et vie adulte en France ou ailleurs et qui s taient laiss s s duire par la perspec tive de lire mon pop e familiale en ayant en t te le mod le litt raire que cette expression sugg re d ordinaire Mais lec ture faite ces m mes personnes manifes taient une certaine surprise voire plus ou moins franchement exprim une certaine dose de regret et presque de frustration devant la forme du livre Car celui ci ne semblait gu re se soucier de tenir les pro messes de son titre quelques dizaines de pages seulement sont consacr es aux trois h ros ponymes ou plut t deux d en tre eux et s il est sans cesse question d une pop e familiale dont on d t
16. e je ne pouvais parvenir mes fins si je m obstinais dans les trois directions que je viens d voquer Il me fallait donc me r soudre tourner le dos la recherche d une forme simple conven tionnelle classique ne pas h siter prati quer le m lange des genres recourir une forme mixte C est seulement dans une telle forme que je pourrais coudre ensem ble des fragments relevant aussi bien de la confession que de la fiction de l histoire que de l essai anthropologique ou socio logique J y tais d ailleurs inconsciemment pr par par deux mod les que je portais en moi depuis longtemps Le premier venu une fois encore de ma lointaine ducation judaique tait celui que m of fraient ces pages du Talmud que j avais parfois aper ues d abord entre les mains de mon p re puis lors de mes passages d t dans la grande b tisse carr e de l cole rabbinique Avec leurs lignes et leurs colonnes savamment r parties leurs alphabets multiples elles donnaient voir d un seul coup d il juxtapos s voire entrelac s Cinq ou six textes distincts dif f rents et pourtant parents Le second tait issu de ma formation de latiniste Ce n tait autre que le souvenir de la tr s classique analyse polybienne de la constitution ro maine Polybe d montrait que cette cons titution tait sup rieure toutes les autres parce que empruntant en m me temps la monarchie l oligarchie et la d
17. l affirmation que le r cit a la vertu d engendrer les m mes r sultats que l action qu il raconte Il m a donc suffi de substituer l pop e fami liale projet e l histoire des tentatives fai tes pour l crire et je tenais enfin le fil di recteur Simple et commode de mon nouvel ouvrage D sormais mon v ritable sujet n tait plus ni le narrateur ni ses an c tres certains ou incertains ni le ju daisme marocain et sa bimill naire histoire mais bel et bien le livre dont ils auraient t les h ros Correction de trajectoire qui pr sentait pour moi bien des avantages Je b n ficie rais dabord de la distance ironique que rendait possible ce d centrement Je par viendrais en m me temps demeurer dans une probl matique qui tait devenue pour moi comme une marque de fabrique au point o j ai t tent pendant un long moment d intituler ce livre On crit tou jours le m me livre et m me une sorte de seconde nature la probl matique du rapport au livre ou du livre dans le li vre Mais surtout le livre r el ainsi ob tenu pr senterait la commodit de pouvoir accueillir une tr s grande part de ce qu aurait contenu le livre r v au point de s identifier parfois totalement lui 8 C est cette d marche qui caract risait le lecteur narrateur qui tait le h ros de Jette ce livre avant qu il soit trop tard 9 J aurais aim pouvoir dire comme Maurice de Gu rin
18. ner telle ou telle remarque et de reconstituer les divers r seaux qui sont l uvre dans le livre Un livre par d faut Tout cela qui n tait devenu possible que parce que j avais accept de tourner le dos aux formes simples et convention nelles ne me donnait pourtant pas encore la forme de mon livre il me restait der ni re tape du processus trouver l in trigue le r cit dans lequel pourraient tre int gr s les l ments retenus L exp rience de mes pr c dents ouvrages et no tamment du premier m a grandement aid dans ce travail En effet avec Pourquoi je n ai crit aucun de mes livres j avais fait de l impossibilit d crire l objet de mon criture et j avais pr tendu produire ainsi ce que j avais appel un non livre Pour donner une existence concr te l objet litt raire original dont maintenant je r vais j ai donc choisi de reprendre la fic tion du livre que l on n arrive pas crire et d illustrer un paradoxe voisin ce que l on pourrait appeler un livre par d faut ou encore un livre par pr t rition Ici encore une r f rence juive mais hassidi que cette fois tait venue mon Secours C tait une parole de Rabbi Isra l de Rizhin qui pourrait se r sumer ainsi Nous ne savons plus comment proc der pour pro duire le miracle mais nous pouvons en core raconter l histoire et le miracle se produira c est dire
19. nt incontes tablement favoris un tel rapprochement C est d abord au cours de la p riode pieuse de mon enfance p riode qui dura au moins jusqu ma douzi me ann e le plai sir avec lequel je d celais dans certains des grands textes lus la synagogue les jours de grandes f tes principalement locca sion de Rosh Hashana et de Yom Kippour de multiples jeux formels ces textes taient le plus souvent des po mes savants o une attention sp ciale tait accord e la division strophique la vari t des ryth mes la richesse des rimes des assonan ces et plus g n ralement aux homopho nies et o transparaissait aussi un go t persistant pour des proc d s tels que l acrostiche les longues num rations de noms ou de verbes group s par affinit s alphab tiques C est ensuite un peu plus tard lors de mes premi res et tr s timi des incursions dans le monde de la Kab bale la fascination qu exerc rent imm dia tement sur moi les m thodes utilis es par les savants kabbalistes pour retrouver le ou les sens cach s de la Torah sp cu lations Sophistiqu es sur la forme des lettres de l alphabet h bra que sur leur va leur num rique manipulations vertigi neuses sur certaines phrases sur certains 97 mots Je regardais en particulier avec une admiration incr dule les exercices combi natoires qui portaient sur les noms de Dieu car ils levaient des hauteurs m ta
20. oire familiale celle de mes parents bien s r en particulier celle de ma m re laquelle me liait depuis ma toute petite enfance une re lation tr s forte mais aussi celle de mes grands parents les deux fr res M nahem et Mimoun que leur situation d orphelins n emp cha pas de parvenir une brillante r ussite sociale dans le Maroc des d buts de la p riode coloniale celle de quelques aieux plus lointains notamment Jacob im mortalis par les pages que Loti consacra la visite qu il lui fit Mekn s en 1889 Loti Au Maroc celle de divers oncles ou tan tes comme David qui m initia aux myst res de l imprimerie ou Zahra qui me tint lieu de grand m re parce que toutes ces histoires m avaient tr s profond ment mar qu qu elles m avaient servi de socle de point r f rence divers moments de ma vie l ments qui auraient d normalement me mener sur la voie d une de ces grandes sagas familiales si aim es du grand public Venaient enfin des l ments puis s dans le pass de la communaut juive marocaine en g n ral dont le destin singulier pris dans les remous d une histoire parfois fort mouvement e et longue de plus de deux mill naires me semblait m riter d tre rap pel scientifiquement analys et ventuel lement r habilit l ments qui auraient d Mellab est le nom qui d signait le quartier habit par les Juifs dans les villes du Maroc TUDES LITT RAI
21. physiques et mystiques insoup onn es ce qui n tait jusque l pour moi qu un jeu innocent l anagramme Quoi qu il en soit c est dans l envi ronnement oulipien et au contact de quel ques ouvrages profond ment novateurs is sus de cette famille surtout ceux de Raymond Queneau les Fleurs bleues le Vol d Icare Georges Perec la Vie mode d em plo D Italo Calvino i par une nuit d hi ver un voyageur ou Jacques Roubaud Cle Grand Incendie de Londres que je suis sorti de l embarras dans lequel j avais t contraint jusque l de mariner Embarras qui tenait principalement au fait que je ne par venais pas venir bout de divers projets de roman que j avais entam s Quelle que soit la souplesse du genre romanesque tant de fois signal e par les th oriciens comme par les praticiens de la chose litt raire ce genre r put si mall able s obstinait me demeurer inaccessible comme s il tait h riss de d fenses inexpugnables J eus cer tes un moment d espoir lorsqu on annon a grands sons de trompe comme il se doit car la nouvelle tait de taille la mort du ro man cette mort me semblait devoir logi quement s accompagner de la naissance d un nouveau genre qui avait la chance d tre celui l plus accessible pour moi que son d funt pr d cesseur Peut tre me suis je alors dit soulag peut tre allais je enfin pouvoir sortir de l impasse dans laquelle j tais enferm
22. prim de mes uvres compl tes viens ici que je t empapou te et que je t enrime et que je t enrythme et que je t enlyre et que je tenp gase et que je t enverse et que je t emprose la vache il a foutu le camp 105 TUDES LITT RAIRES VOLUME 29 N 3 4 HIVER 1997 R f rences B Nasou Marcel Jette ce livre avant qu il soit trop tard Paris Seghers Coll Mots 1992 Pourquoi je n ai crit aucun de mes livres Paris Hachette Coll Textes du XX si cle 1986 CaLvINO Italo Si par une nuit d hiver un voyageur Paris Le Seuil 1982 LEJEUNE Philippe le Pacte autobiographique Paris Le Seuil 1975 Lori Pierre Au Maroc Paris Calmann L vy 1931 OULIPO a Litt rature potentielle cr ations re cr ations r cr ations Paris Gallimard 1988 p 36 1973 Perc Georges la Vie mode d emploi Paris Hachette 1978 Queneau Raymond Zes Fleurs bleues Paris Gallimard 1965 le Vol d Icare Paris Gallimard 1968 ROUBAUD Jacques e Grand Incendie de Londres Paris Le Seuil 1989 106
23. r de retenir quel que chose de ce qui a t leur vie et qui se donnent m me parfois beaucoup de mal pour y parvenir en surinterrogeant les rares reliques qu ils ont pu retrouver ou conser ver je ne prenais la plume certains jours que pour me d livrer de mille et uns d bris du pass qui ne cessaient aussi indiscrets qu inopportuns de s infiltrer dans mon pr sent j appelais cela terrasser l hydre de la m moire Car je trouvais la t che hercu l enne Si bien que loin de m aider et loin de me plonger dans cette pl nitude que la miraculeuse coincidence d un fragment du pr sent avec un fragment du pass est sup pos e apporter et je pensais bien s r avec une pointe d envie Proust et tous ceux qui lui ont embo t le pas pour venir tour tour d guster dans son sillage les miettes apparemment in puisables de sa petite madeleine ma m moire me donnait au contraire le sentiment aigu quasi doulou reux d un manque d l cart excessif entre la m diocrit de telle sensation pr sente surtout si elle relevait de l odeur ou de la saveur et le souvenir de telle sensa tion pass e r veill et magnifi par cet cart m me d autres moments c tait la prolif ra tion de ma m moire qui se muait en obsta cle Cela tait surtout vrai par exemple pour certains pisodes de mon enfance ou de mon adolescence je voyais bien cha que fois que j entreprenais de le
24. s crire qu il n y avait pas un seul r cit qui S impo serait de lui m me parce qu il serait le seul vrai c est dire le seul conforme la pr tendue r alit des faits Je m apercevais au contraire au bout de quelques tentatives qu il y avait dans ma m moire mati re une multiplicit de r cits possibles R cits que d ailleurs j avais fini par esquisser divers 5 L exemple de Georges Perec aux prises avec l criture de ce qui allait finalement devenir W ou le souvenir d enfance Paris Deno l 1975 est celui qui illustre le mieux ce douloureux cas de figure 100 GEN SE D UNE POP E ABSENTE moments de ma vie adulte et dans lesquels en fonction de mes besoins du moment je constituais telle ou telle s quence comme significative coup s r c est sur la m moire que repose une grande partie de no tre identit identit personnelle autant qu identit collective mais comme mon exp rience commen ait me le montrer la m moire n est pas pour autant une don n e simple non seulement elle se livre un constant travail qui r interpr te sans cesse le v cu mais il lui arrive aussi de s ga rer d tre m moire de r ves de fantasmes de frustrations m moire de moments ima gin s qui finissent m me par chasser cer tains moments r ellement v cus Si bien que le contrat tacite qui semble r gir l auto biographie le pacte autobiographique Le jeune c est
25. tiel de mon information sur le pass familial lointain me venait des r cits de ma m re qui les tenait elle m me en grande partie de r cits ant rieurs pieusement transmis depuis quelques g n rations J tais bien entendu d cid donner cet ench ssement de r cits que j avais appel ma documentation subjective une grande place mais quelle que f t mes yeux leur valeur affective et je crois que je peux dire qu elle tait tr s grande ils ne pouvaient videmment suffire C est encore au m me probl me ce lui de l incertitude due l insuffisance de l information que je me serais heurt si j avais voulu me tourner vers le registre purement historique Car je n tais pas beau coup mieux loti en ce temps l pour tout ce qui touchait la documentation objec tive raret des sources difficult d y ac c der quand elles existent et difficult de les interpr ter quand on a pu y acc der car elles r clamaient une comp tence en h breu ou en arabe que je ne poss dais pas taient des obstacles que je craignais de ne pouvoir s rieusement surmonter 6 Divers travaux d rudition Comme ceux de Haim Zafrani notamment Mille ans de vie juive au Maroc Histoire et culture religion et magie Paris Maisonneuve et Larose 1983 ont grandement am lior la situation 101 TUDES LITT RAIRES VOLUME 29 N 3 4 HIVER 1997 Vers une forme mixte Il tait clair qu
26. ures nouvel les qui pourront tre utilis es par les cri vains de la fa on qui leur plaira bid p 38 L crivain oulipien est donc celui qui aime se livrer l trange exercice sui vant non seulement il ob it comme tout crivain ou presque aux r gles les plus commun ment admises celles qui sont inh rentes la langue qu il utilise et au genre litt raire qu il a choisi d illustrer mais il se croit tenu d y ajouter des r gles suppl mentaires qu il invente ou qu il em prunte la tradition et ce sont ces r gles qui sont appel es contraintes Pourquoi l oulipien a t il besoin de ce surcro t de r gles Tout simplement parce que l exp rience lui a appris que Contrairement ce que l on pourrait croire la contrainte loin d tre une g ne une entrave un obstacle qui agirait au d triment du sacro saint contenu peut constituer pour lui un facteur de lib ration La contrainte est lib ratrice en ce qu elle aide lever les censures et ce au moins deux niveaux Elle permet dans un pre mier temps le d blocage de l acte d crire en dissipant la trop fameuse angoisse de la page blanche En effet le fait d avoir concentrer son attention sur la r solution d un probl me aux donn es arbitraires et complexes d tourne l esprit de tout autre souci Elle permet dans un second temps une lib ration du contenu m me de l cri ture entra n par
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