effacement ou conservation : les deux visions du patrimoine
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1. saturer l espace du monde surgit la figure de ce tueur de mots qu invente Georges Perec dans La Vie mode d emploi et qui expulse des futurs dictionnaires les termes consid r s par lui comme obsol tes Par del l humour perecquien on peut consid rer pareille attitude comme ran on ou comme trace La question se pose en effet de savoir si un mot existe encore lorsqu il n est jamais prononc et se r duit l tat de pur graph me Il y a en effet tout un patrimoine comme la danse les rites la commedia dell arte qui se transmet fid lement poss de un caract re de fixit et d immuabilit et qui pourtant ne saurait faire l objet d une v ritable conservation par un tiers car il s agit l d attitudes inscrites non dans des signes mais dans le corps du pratiquant On re trouve quelque chose de cette attitude initiale dans la Lettre d Alembert sur les spectacles o Rousseau oppose la repr sentation institu e l id al de la f te et dans Le Th tre et son double d Antonin Artaud ainsi que dans les dramaturgies qu il a suscit es le Bread and Puppet Theatre Peter Brook etc toutes caract ris es par une sacralisation de l ph m re et par l id e selon laquelle la transformation du spectateur est d autant plus forte que seule la m moire gardera la trace Contre un th tre de texte soumis la figure de l auteur flotte ainsi le r ve d une culture du happening de l art2. de nous lorsque nous avons entrepris de conserver l int gra lit de notre pass Semblable attitude renvoie au moins trois s ries d l ments Tant qu une production culturelle tait per ue comme porteuse d id logie portrait du roi litt rature apolog tique on pouvait s attendre ce que des mutations politiques finissent un jour par rejeter dans l ombre ce qui avait t l incarnation d un moment La p riode r volutionnaire est cet gard embl ma tique puisqu on voit les sans culottes d truire les symboles du pass en m me temps que sont entrepris les premiers grands inventaires En estimant que les biens culturels des princes sont en fait propri t de la Nation le pouvoir r volutionnaire op re le d part entre charge id ologique et valeur esth tique Au moment o les avant gardes qui marqueront l histoire des xIx et xx si cles r vent de rompre avec le pass l id al collectif fait de l h ritage culturel un objet consensuel autour duquel se constitue la nation r concili e Et si le patrimoine fut partir du xIx si cle l objet d une telle d votion c est qu il permettait de renouer avec un pass id al dans l instant o l on s affranchissait des formes politiques anciennes Avec le xx si cle s acc l re pareil processus mesure que se red finit le concept de culture Quand le mot poss dait son sens restreint le patrimoine culturel ne pouvait gu re e
3. Jacques Poirier Universit de Bourgogne Facult de Lettres et de Philosophie EFFACEMENT O CONSERVATION LES DEUX VISIONS DU PATRIMOINE Dans L criture de Dieu Jorge Luis Borges imagine que Dieu poss de le mot o se condense la totalit des choses C est bien s r faute de poss der pareil terme qu il a fallu inventer les biblioth ques qui repr sentent un double id al d objectivation et de totalit Dans la biblio th que en effet la parole acquiert une forme elle devient substance et en se r ifiant s offre la conservation De ce fait s instaure l illusion selon laquelle l acc s au vrai peut s op rer par la saturation comme si la v rit instantan e de ce mot divin susceptible de dire l absolu des choses pouvait tre approch e par un lecteur id al qui semblable l autodidacte sartrien de La Naus e entreprendrait de lire dans l ordre alphab tique l ensemble de ce qui fut pens et crit En r a lit nous tendons oublier que la notion de patrimoine culturel est ou fut l objet d un conflit entre deux tendances ou deux conceptions irr ductibles Si l exigence de conservation a fini par l emporter nous ne pouvons oublier qu il exista d abord et qu il existe encore un r ve de l ph m re o l on imagine des uvres amen es se dissoudre aussit t que pr sent es Il restera alors se demander pourquoi l emporta l exigence de conservation et ce qu implique pareille
4. aris Le Seuil 1994 FINKIELKRAUT A La D faite de la pens e Gallimard 1987 Perec G Un Homme qui dort Paris Deno l 1967 La Vie mode d emploi Paris Hachette 1978 Romizy J de La Trag die grecque Paris P U F 1970 SARTRE J P La Naus e Gallimard 1938 107
5. ception particuli re du r gime temporel Le citoyen de la Cit antique se percevait comme h ritier depuis que Nietzsche a exalt l inno cence du devenir l homme moderne r ve d tre son propre commencement et les uvres litt raires du xx si cle sont travers es d enfants sans p res Sartre ou de b tards glorieux qui fondent leur libert sur une absence du Nom du P re Ce refus de l engendrement comme cau tion de la Loi renvoie une rupture plus profonde Tant que l homme participe d une totalit comme le cosmos ou la Cit et tant qu il s inscrit dans un temps immobile ou cyclique chaque geste du rituel contient l ensemble du Vrai et garantit le retour l ordre La culture du groupe r side donc moins en des objets qu il conviendrait de pr server que dans des attitudes et des pra tiques qu il faut sans cesse r it rer l inverse l av nement du concept d individu am ne une rupture l individu n est plus partie int grante d une totalit et parce qu il se pense comme la valeur supr me il vit dans la crainte de son an antissement Pour conjurer pareil p ril il est amen multiplier les simulacres de la totalit le mus e la collection la biblioth que pour conjurer le temps et exorciser le spectre de son propre d membrement Totalit et perte du sens Alors que plusieurs mill naires nous avaient habitu s l id e d une n cessaire s lection voil que fl
6. concep tion quant l acc s au Vrai et au Sens HERM S 20 1996 103 Jacques Poirier Le r ve d al atoire Le premier patrimoine culturel que nous recevons est sans doute le langage dans lequel nous nous inscrivons car c est l que nous nous constituons comme sujets travers s de discours Par illusion r trospective la seule id e de lexique ou de syntaxe fait surgir l image du diction naire ou de la grammaire C est oublier pourtant que les concepts essentiels auxquels nous ne cessons de nous r f rer sont les produits d une culture orale qui pensait autrement la question du patrimoine Dans l ordre du politique de la foi et de la philosophie tout se joue hors du livre La d mo cratie suppose l exercice de la libre parole et elle s est nourrie longtemps du seul art oratoire la religion chr tienne cens e tre par excellence la religion du Livre privil gie jusqu l poque moderne la fides ex auditu c est dire le retentissement en soi d une parole incorpor e au tra vers de la seule coute quant la philosophie on peut dire que sa repr sentation id ale est sans doute Le Banquet qu il s agisse de celui de Platon de X nophon ou sur le mode parodique de la cena Trimalchionis dans le Satiricon de P trone L des paroles sont chang es et les propos sont incorpor s de la m me fa on que les aliments Lorsque la parole tend devenir livre et que le savoir peu peu r ifi commence
7. nglober que les productions litt raires et artistiques Les choses changent lorsque sous l influence allemande le mot culture en vient d signer tout objet tout l ment susceptible de repr senter un groupe humain ou une mani re de vivre Nous avions v cu dans l illusion que la culture tait une nous voil confront s des cultures multiples toutes galement dignes d tre pr serv es de l oubli Voil que le r ve de soci t pluriculturelle d un complexe post colonial trangement combin de post modernisme contribue accorder au r el une mani re de privi l ge Ce qui est est bon et chappe tout jugement de valeur L objet le plus modeste re oit soudain une dignit nouvelle d autant que l art contempo 105 Jacques Poirier rain se pla t brouiller les limites Au x1x si cle d j la photographie avait suscit l inter rogation et avait amen red finir le concept de cr ation Au xx si cle le trouble est son comble et lorsqu on voit l utilitaire devenir esth tique pavillons des halles forges de Buffon et l objet le plus anodin investir les mus es voir le cas du ready made on a le spectacle trange d une poque qui se pense comme le si cle de l ph m re alors qu elle vit dans la crainte de la d perdition Enfin la red finition du patrimoine culturel laquelle nous avons assist est sans doute relier l av nement de l individualisme et une con
8. otte un id al de neutralit bienveillante envers les uvres de l esprit Contre la pra tique grecque qui consistait ne transmettre la post rit que le texte des trag dies prim es Romilly 1970 en une s lection initiale et irr versible contre l id ologie scolaire des grands auteurs romantique des Phares et r publicaine du Panth on conceptions selon lesquelles l histoire de l art et de l humanit est le fait de quelques uvres ou de quelques hommes essen tiels notre si cle a privil gi l accueil indiff renci et r invent la pratique sceptique de la sus pension du jugement En d tranges voisinages coexistent ainsi dans le patrimoine culturel contemporain uvres majeures et uvres mineures ternelles et sans doute ph m res acad miques et avant gardistes Le souvenir de reconnaisances manqu es Proust s ditant compte d auteur le Gon court de 1932 Louis Mazeline plut t qu Louis Ferdinand C line la mont e de valeurs d mocratiques qui tendent r habiliter les exclus en raison m me de leur exclusion et la perte 106 Effacement ou conservation les deux visions du patrimoine des grands rep res politiques et esth tiques la mort des coles l absence de manifeste tout concourt au r gne de l indiff renci S il est stimulant de voir Roland Barthes parler de James Bond comme de Racine et Umberto Eco traiter de Tarzan avec autant d aisance q
9. ue du tho misme la question se pose cependant de savoir s il est possible de penser le monde en dehors de tout principe structurant Alors que le patrimoine culturel est l d abord pour fissurer nos certi tudes et nous permettre de refonder le sens il est craindre que le nivellement des uvres en vienne interdire tout v ritable questionnement Finkielkraut 1987 Apr s avoir constitu la totalit du r el y compris le paysage en l ment virtuel du patri moine l individu n a plus qu achever son parcours en se percevant lui m me comme ultime patrimoine dont il faudrait recueillir chaque geste et enregistrer chaque parole Ce n est sans doute pas hasard si le m me si cle voit na tre l Encyclop die et l autobiographie et si au xIx si cle la recherche historique s accompagne d une recherche sur soi Tout se passe comme si le mus e et la biblioth que taient l comme substituts ou simulacres d s lors que c est l individu qui vise se construire lui m me en mus e id al jusqu devenir id alement ce personnage de Borges Funes el memorioso qui la possibilit d oublier avait t retir e Borges 1957 R F RENCES BIBLIOGRAPHIQUES ARTAUD A Le Th tre et son double Gallimard 1938 Borcss J L Funes ou la m moire in Fictions Gallimard 1957 L criture du Dieu Gallimard 1967 L Aleph Gallimard 1977 Dmr B Dictionnaire universel des litt ratures P
10. v nement au nom d une id ologie inavou e selon laquelle lins tantan it seule serait gage de v rit 104 Effacement ou conservation les deux visions du patrimoine La r alit de la conservation Si Artaud exer a pareille fascination c est peut tre parce qu il repr sente une figure de la nostalgie En lui s incarne un possible de l art une virtualit oubli e mesure que s op raient d autres choix L art occidental se pense en effet sur le mod le de l criture c est dire de ce qui fait trace Reste se demander cependant comment l ventualit s est faite obligation En instituant la pratique du d p t l gal Fran ois I a sans doute accompli un geste fonda teur Voil que tout livre d s lors qu il existe fait partie du patrimoine et m rite conservation sa r alit objectale se substituant toute appr ciation quant sa qualit intrins que Pareil d cret porte en germe les r ves de totalisation qui parcourent notre culture de l Encyclop die au Dic tionnaire universel de litt ratures Didier 1994 et les figures d hommes livres qui r vent de tra verser la totalit des savoirs Bouvard et P cuchet ou qui appr hendent de laisser perdre le moindre mot comme ce h ros m lancolique qui s astreint lire Le Monde de fa on lin aire et exhaustive Perec 1967 Pareilles figures s offrent comme autant de miroirs et nous donnent voir la d mesure qui s est empar e
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